Les arguments « hors champ » libéral |
De manière à clarifier le débat, il convient de faire la précision
suivante: nul libéral ne peut être « pour l’avortement » au sens où
celui-ci deviendrait si impératif qu’il faudrait en faire un service
public (ce à quoi conduit en pratique son assimilation à un acte
médical remboursé par la sécurité sociale). Et je comprends fort bien
le courroux de tous ceux qui, hostiles à son principe, sont tenus par
la loi de participer à son financement et doivent en outre en subir
périodiquement le panégyrique, comme s’il fallait nécessairement se
muer en Che Guevara de l’utérus pour penser cette question. Être « pour l’avortement » est donc hors de propos. Mais pas être pour la
liberté d’avorter.
D’autres arguments
doivent être rapidement balayés car accessoires: que « l’idéologie »
anti-avortement soit un point de vue partagé par l’extrême droite,
cela peut être noté. Plus rigoureusement, d’ailleurs, c’est un point
de vue imprégné de philosophie religieuse. Toutefois, 1) on ne peut
disqualifier une idée sur le seul constat de sa couleur idéologique et
2) le libéralisme n’étant rigoureusement ni de droite, ni de gauche,
il est susceptible de conduire à des prises de position très
bigarrées. Au final, seul compte l’argument.
On ne peut pas plus
justifier l’anti-avortement au motif qu’une telle décision
constituerait un drame pour la plupart des femmes. Cela est
parfaitement juste, mais la liberté consiste aussi à pouvoir faire des
choix douloureux. Et la supériorité morale du libéralisme sur le
socialisme tient en ce que le libéral se contraint à ne jamais prendre
prétexte de ses préférences personnelles pour en imposer les
conséquences aux autres.
Propriété du corps versus humanité de
l’embryon: un dilemme |
Le problème posé par Marc Grunert n’en est pas moins fondamental en ce
qu’il interroge, je crois, le statut de l’enfant dans la doctrine
libérale. Cette dernière fonctionne schématiquement sur l’idée que
liberté et responsabilité peuvent et doivent gouverner les relations
sociales. Il s’agit d’un idéal normatif humaniste en ce qu’il
s’articule de manière très convaincante au constat anthropologique
suivant: l’individu dispose d’une capacité (étendue) à choisir et il
aspire à l’exercer (librement). Toutefois, cet individu est
implicitement un adulte de pleine capacité. Quid de l’enfant? Le
libéralisme implique-t-il que seule la personne capable est sujet de droit?
Cela assimilerait l’enfant – le nourrisson tout au moins – à un
élément du patrimoine parental; idem pour les majeurs sous tutelle.
Supposons qu’il en soit ainsi. Bien entendu, la plupart des parents ne
changeraient rien à la manière bienveillante qu’ils ont d’envisager
leur progéniture et gèreraient donc leur « propriété » en… bons pères
et mères de
famille!
Doit-on pour autant s’en
tenir là? Si oui, on tolère qu’en principe, l’enfant est la chose de
ses parents, avec le droit de jouissance que cela implique. Sinon, on
se rattache à la conception – indiscutablement moderne et, je crois,
civilisée – faisant de l’enfant une personne à part entière avec les
garanties qui sont attachées à cette personnalité. Je tiendrai cette
dernière pour « libéralement correcte »; qu’en revanche, elle soit
issue d’une norme de droit positif n’est qu’une option parmi d’autres
de cette reconnaissance. Une option qui a l’avantage de la clarté
formelle – la liberté et la responsabilité découlent d’un droit posé
et absolu – mais dont les inconvénients peuvent vite s’avérer
considérables, comme on le verra ici.
Le problème du statut de
l’embryon se pose en termes comparables: les « pro-avortement » en
défendent une conception réifiée (propriétaire). Les « anti »
assimilent au contraire ce dernier à un être humain « complet ». Ces
deux postures sont a priori « libéralement défendables » et
trancher entre l’une et l’autre relève donc du dilemme(1). Sinon que
la conception « prohibitionniste » établit entre les deux une
hiérarchie nette. Il faut donc discuter ce principe hiérarchique et,
si on lui trouve des faiblesses, arbitrer entre les limites de la
conception propriétaire et les éventuels excès du principe d’humanité.
On en revient toujours à la question suivante: où commence l’humanité?
Comment la définir?
De l’origine des bonnes règles |
Ce qu’avance M. Grunert à ce propos me paraît frappé du sceau du bon
sens: il est illusoire – et même fort dangereux – de s’en remettre à
une définition substantive qui poserait en principe que l’embryon
devient humain à partir de tel ou tel nombre de jours. L’histoire nous
apprend en effet que s’il faut définir l’humanité, cela nécessite
d’infinies précautions: définir, c’est exclure. Et les régimes les
moins libéraux qui soient se sont tous reposé sur une acception pour
le moins restrictive de l’humanité. Il s’agit donc, en cette matière,
de rester sur le qui vive, ce à quoi l’argumentaire de Grunert invite
indiscutablement.
Il n’en reste pas moins
que, curieusement, la démarche de l’auteur procède de ce qu’il
dénonce, soit le fait de poser une règle substantielle, absolue,
permettant d’en déduire l’humanité au sens juridique de la notion. Son
propos relève plus d’une sorte de « droit à la vie »
hypothético-déductif que d’un « droit des gens » inductif et
incrémental. Or, le principe même d’une définition emportant
conséquences intangibles ne me semble pas très libertarien. Cela
ressemble plus à une approche législative du droit qui, correspondant
à notre réalité juridique, n’en est pas moins critiquable dans son
fondement.
Je m’explique:
historiquement, l’État s’est érigé en quasi-monopoleur de la
production de normes. Mais souvent (et heureusement), il n’a fait
qu’entériner des règles préexistantes, unanimement reconnues comme
pertinentes, voire évidentes par la société des hommes. Ces règles de
droit sont issues de la pratique plutôt que dérivées d’un principe
normatif fondateur, consciemment posé. S’il avait fallu par exemple
que l’État imposât la notion de « droit de l’enfant » pour que
l’humanité de ce dernier prît corps, les libéraux, avouons-le, s’en
trouveraient fort marris. Mais si la perception et le rôle de l’enfant
ont évolué – corrélativement à la perception et au rôle de l’humain –
les sociétés prospères(2) tendent à le reconnaître comme personne à
part entière et à étendre le champ de ses prérogatives, quel que soit
le vecteur juridique ou moral d’une telle évolution. En d’autres
termes, si l’enfant est formellement un sujet de droit relativement
tardif, il y a lieu de penser que les atteintes à sa personne furent
tôt condamnées même si d’autres règles que celles centrées sur son
être ont pu conduire à ce résultat.
Les bonnes règles, en
effet, découlent d’une combinaison de principes moraux, de bon sens et
d’expérience. Et ces deux derniers conduisent généralement à
verbaliser les premiers: le monde ne s’est pas développé à partir de
la déclaration universelle des droits de l’homme, c’est le
développement socio-économique qui a permis que cette dernière soit
conçue. Mais le développement, bien entendu, n’aurait pu suivre son cours
en l’absence de règles fondamentales à la fois justes et efficaces.
Que cela
implique-t-il? Que l’humain n’a pas nécessairement besoin
d’être objectivé pour exister et être pris en compte de
manière juste; je n’ai pas besoin qu’une déclaration des
droits de l’homme me « sacralise » – j’ai même beaucoup à
redouter de cette démarche, lorsqu’elle accouche
d’impostures conceptuelles telles que les droits économiques
et sociaux – pas plus que je n’ai besoin d’être déclaré « humain » sitôt que le spermatozoïde de mon père rencontre
l’ovule de ma mère. Il me suffit, pour exister, d’être
constaté – que l’on prenne acte de moi, être existant en le
monde – et reconnu dans quelques prérogatives aussi simples
à énoncer qu’à comprendre: que l’on s’abstienne de me voler,
de m’agresser, de me violer, de m’écorcher ou de m’occire et
ma foi, je devrais arriver à me débrouiller! L’humanité
comme évidence sensible plutôt que comme acte constitutif,
comme intuition issue de la nature plutôt que concept, tout
cela a longtemps et pas si mal fonctionné(3).
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