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                              Le 
                        terrorisme n’est pas l’action aveugle de quelques 
                        illuminés. En plus d’un siècle de crimes, ses 
                        théoriciens ont développé une stratégie diablement 
                        efficace. Les Américains se sont-ils laissés piéger à le 
                        combattre, comme tant d’autres avant eux? 
                         
                             
                    Toute bataille a un enjeu, le franchissement d’un obstacle 
                    naturel, l’occupation d’un point dominant… La bataille 
                    actuelle que livrent les terroristes vise, comme aux échecs, 
                    à conquérir le centre, non pas un territoire, mais cette 
                    vaste population qu’on désigne ainsi, d’individus peu 
                    idéologisés, aux opinions vacillantes, qui vont dans le sens 
                    du courant, c'est-à-dire ceux qui aujourd’hui, s’il 
                    n’existait pas « la crise du Moyen-Orient » 
                    (Palestine-Israël, Irak, Iran, etc.) dériveraient doucement 
                    vers le mode de vie occidental.  
                         
                                 
                        Rappelons-le, c’est parce 
                    qu’ils croient à l’existence de ce centre malléable que les 
                    Américains espèrent implanter la démocratie au Moyen-Orient 
                    et que les terroristes existent. S’il n’y avait aucun risque 
                    d’occidentalisation, le projet américain serait chimérique 
                    et le terrorisme inutile. On peut donc analyser ce conflit 
                    comme une guerre de sécession. Une partie du monde musulman, 
                    menée par une élite éclairée, veut se séparer d’une autre, 
                    réactionnaire et obscurantiste. Le but des terroristes est 
                    de la retenir. Si le conflit était territorial, il suffirait 
                    comme autrefois en d’autres lieux, d’enfermer la population 
                    derrière un rideau de fer. Le rideau de fer ici passe dans 
                    les têtes. Il doit rendre la sécession impossible, non pas 
                    spatialement, mais en conscience.  
                     
                             
                    Dans ce combat pour les consciences, le terroriste, c’est 
                    évident, doit l’emporter moralement. Tueur, il doit l’être 
                    pour la bonne cause. Tué, il doit être un martyr. Tout 
                    terroriste porte un idéal qui s’écrit avec une majuscule, si 
                    illusoire soit-il, Révolution, Liberté, Indépendance, 
                    Religion… Le terroriste a gagné lorsque le centre l’appelle 
                    « combattant » plutôt que « criminel ».  
                     
                             
                    Sur une échelle de motivations qui va de la croyance 
                    désabusée au fanatisme, le terroriste est à l’extrême. Peu 
                    le suivent, mais il doit rester relié. Le lien peut être 
                    l’appartenance à un même peuple (les Basques), une même 
                    religion (les catholiques en Irlande) ou la foi en un même 
                    idéal politique (les Brigades rouges). Al-Qaeda coche les 
                    trois cases. La restauration projetée du Califat, même 
                    utopique, le relie à tous ceux, Arabes et non-Arabes, qui 
                    rêvent d’une nouvelle grande puissance politique islamique, 
                    crainte et respectée dans le monde.  
                     
                             
                    La nature de son action et le danger d’infiltration 
                    condamnent le terroriste à rester groupusculaire. Il dépend 
                    donc pour sa logistique et sa survie, sinon de l’assistance
                    (caches, argent, véhicules, transmissions), au moins de la 
                    sympathie du centre (ne pas dénoncer). Sa capacité de 
                    séduction est réelle, mais paradoxale (il est un tueur après 
                    tout). Le terroriste va donc miser sur la répulsion que 
                    suscite la répression.  
                     
                             
                    Il est comme un chasseur qui ne peut pas lever seul son 
                    gibier, il a besoin de rabatteurs. Son gibier est le centre, 
                    ses rabatteurs, l’autorité policière et militaire du moment. 
                    Le centre fuit la rhétorique maximaliste des terroristes, 
                    les rabatteurs doivent l’y ramener. La bombe complète le 
                    piège. 
                        
                                  Comme le dynamitage en montagne, la bombe provoque 
                    l’avalanche. Polices sur les dents, militaires en 
                    patrouilles, contrôles partout, censure, ténors politiques 
                    sur tous les écrans… Beaucoup de ceux reliés aux terroristes 
                    par le plus ténu des fils pensent avec un mélange de fierté 
                    et d’appréhension: « Nous sommes vraiment du gros gibier, 
                    nous leur faisons peur. » Les terroristes marquent un 
                    premier point.  
                     
                             
                    Rabatteur ou gibier, il faut choisir son camp. Lorsque les 
                    nihilistes, démons qui les premiers conçurent ce piège, 
                    lançaient leurs bombes dans Saint-Pétersbourg, chacune 
                    d’elles portait un message: « Maintenant, doux et gentil 
                    démocrate, vas-tu collaborer avec la police tsariste que tu 
                    exècres, devenir un soutien de l’autocratie? » Le FLN 
                    algérien avait les paras français pour rabatteurs, l’ETA 
                    basque la police franquiste, Al-Qaeda emploie les Marines. 
                    Les bombes déflagrent; les rabatteurs frappent plus fort, 
                    les plus zélés commettent la faute, Abou Ghraïb, par 
                    exemple. Le centre gibier reflue toujours plus vers les 
                    filets terroristes. 
                     
                             
                    De part et d’autre de la frontière qui traverse les 
                    consciences, les balances morales sont trafiquées. Ici, 
                    elles comptent pour « regrettables » bavures policières et 
                    dommages collatéraux. Là, elle les surchargent de fiel. Le 
                    terroriste après tout n’a pas de voitures blindées, de 
                    drones, de satellites, il se bat à un contre mille, et il 
                    serait, lui, plus criminel que les flics? A la guerre et 
                    jusqu’à une période récente, le massacre de civils ne 
                    constituaient pas un crime (les commanditaires des 
                    bombardements sur l’Allemagne et le Japon eussent été 
                    autrement pendus). C’est tout récent mais c’est un fait, 
                    l’Occident moralement a pris de l’avance sur le reste du 
                    monde. Là les tueries des djihadistes demeurent assurées 
                    d’indulgence. Et dans des sociétés moyen-orientales, face à 
                    une justice historiquement arbitraire et corrompue, les 
                    enfants terribles ont toujours pu compter sur la solidarité 
                    du clan. La loyauté y a toujours primé sur la loi. Nos 
                    autorités morales aussi professaient il n’y a pas si 
                    longtemps Right or wrong, my country. 
                     
                             
                    Vu du côté terroriste, donc, le rabatteur américain fait pas 
                    mal son travail. Occupant étranger, il repousse les 
                    nationalistes; impie, il fait horreur aux musulmans; 
                    occidental, il chasse les traditionalistes; vulgaire, 
                    arrogant, il répugne aux élites locales. Les filets 
                    d’Al-Qaeda & Cie se remplissent. De terroristes certes, mais 
                    aussi d’utiles sympathisants. 
                        
                                  Le gouvernement américain a donné tête baissée dans le piège 
                    du 11 septembre 2001; il est vrai que l’appât était gros ! 
                    Il est vrai aussi qu’une hyperpuissance ne croit pas avoir 
                    de leçons à recevoir des petits pays passés par le 
                    terrorisme et qui la mettaient en garde. Encore moins 
                    imaginait-elle être piégeable par une bande d’enturbannés.
                     
                     
                             
                    Les stratèges sont en retard d’une guerre. On l’a dit des 
                    Français et de leur ligne « imaginot », c’est vrai des 
                    Américains. Ils livrent une guerre territoriale, enseignée 
                    par des profs vétérans de la guerre froide, avec 
                    débarquements et invasions en règle, et si l’ennemi cette 
                    fois n’avait pas de territoire, il leur a suffi de 
                    l’inventer, Afghanistan, Irak, pour conformer la réalité à 
                    la stratégie. Dans ses repaires, à Londres, Madrid, Paris, 
                    Istanbul, Alger, Le Caire, l’ennemi regarde narquois le 
                    déploiement de l’armada et retourne vaquer à ses occupations 
                    funestes. 
                     
                             
                    Déconcertante stratégie. Le but est de conquérir « les 
                    esprits et les coeurs » et on envoie des chars. Le vinaigre 
                    attraperait les mouches. Les troupes de Napoléon firent la 
                    même erreur. Accueillies en libératrices de régimes 
                    discrédités en Italie, en Allemagne, en Espagne, elles 
                    furent vite harassées par ce qu’on commença d’appeler 
                    guérillas. La guerre donne à toutes choses un nouveau sens. 
                    La plus ordinaire pratique devient suspecte.  
                         
                                 
                        Imaginons un 
                    directeur de l’Opéra de Genève, wagnérien depuis l’enfance; 
                    eût-il pu programmer la Tétralogie en 1941 sans que son 
                    choix parût dicté par la politique plus que par ses goûts 
                    musicaux? Écouter telle musique, manger halal ou pas, 
                    s’habiller à l’occidentale, fréquenter ou pas la mosquée, 
                    toute pratique prend valeur de manifeste, et dans cette 
                    communauté musulmane obsidionale, prôner la démocratie, la 
                    tolérance religieuse, la réconciliation avec Israël, est 
                    logiquement perçu comme collaborationniste.  
                     
                             
                    Dans l’autre camp aussi, on brandit ses drapeaux. Les jeunes 
                    juifs portent fièrement la kippa, le patriotisme américain 
                    n’est plus ringard, les tabloïds britanniques chantent les « héros » de Bassora. La guerre radicalise. Elle tranche dans 
                    le centre insoucieux, décontracté, marchand, cosmopolite, 
                    sympathique, où s’enchevêtrent les points de vue et se 
                    nouent les dialogues; elle jette les uns et les autres de 
                    chaque côté d’une frontière infranchissable en conscience. 
                    S’il reste des « doux et gentils démocrates » au 
                        Moyen-Orient, la guerre en fait des traîtres. C’est le piège 
                    refermé sur les Bushistes.   
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