En effet, rien dans la
démocratie ne pose de limites solides à l’action étatique et
n’offre de protection définitive aux droits individuels. En
particulier, les entités politiques centralisées et fortes
dont l’auteur fait la promotion pour établir un nouvel ordre
démocratique mondial ne cohabitent historiquement pas très
aisément avec la liberté(6). La
démocratie n’est en réalité pas un système au contenu
idéologique fixe, mais plutôt l’expression de la dictature
de la majorité. Les libertariens sont conscients de
l’imperfection tragique des institutions actuelles, autant
en théorie qu’en pratique. Nous pouvons donc répondre à
Fukuyama: si vous êtes incapable d’imaginer un système plus
avancé que la démocratie libérale, c’est peut-être parce que
vous manquez cruellement d’imagination; ce qui n’est pas le
cas de l’humanité entière.
La fin de l’histoire technologique |
Cette dernière vision est partagée par de nombreux penseurs,
mais a été défendue récemment par l’entrepreneur américain
Ray Kurzweil dans ses populaires livres The Age of
Spiritual Machines(7) (1999) et
The Singularity is Near (2005), où il énonce sa loi des
retours accélérés (Law of Accelerating Returns).
Selon cette dernière, le changement technologique est
exponentiel depuis le début des temps et va bientôt nous
conduire vers la « singularité », une situation où la
technologie changera tellement rapidement qu’elle va créer
une « rupture dans le tissu de l’histoire humaine ».
Je ne prétends pas qu’il
est impossible ou même improbable que des modifications
profondes de la société découlent des innovations qui
pointent à l’horizon; c’est la manière dont Kurzweil
présente cet événement qui cause problème. En effet, il
dépasse la limite entre l’optimisme et la prophétie
quasi-religieuse en laissant croire que cette singularité
est un point inévitable de l’histoire de l’humanité. Il
affirmait même, peu avant le crash boursier des compagnies
point.com en 2000, que les gains de
productivité rendus possibles par l’informatique avaient mis
un terme à l’époque des récessions économiques!
À première vue, les idées
de Kurzweil peuvent sembler inoffensives; ses prévisions
sont peut-être farfelues, mais au moins il fait confiance
aux entrepreneurs et au secteur privé, il est intuitivement
conscient que l’intervention du gouvernement est un obstacle
au développement du savoir. Malheureusement, ses prophéties
ont convaincu et effrayé les technophobes au point que nous
assistons à la formation d’un mouvement néoluddite.
Historiquement, les Luddites consistaient en un groupe
d’ouvriers britanniques, pendant la Révolution industrielle
au début du 19e siècle, qui détruisaient les machines à
textiles parce qu’ils avaient peur de perdre leurs emplois.
L’économiste français
Bastiat a démontré l’illogisme de cette position dans la
huitième section de son pamphlet
Ce qu’on voit et ce
qu’on ne voit pas (intitulée « Les Machines »).
Bill Joy, fondateur de l’entreprise Sun
Microsystems et inventeur du langage de programmation Java,
a publié un célèbre article dans le magazine Wired
(« Why the Future Doesn’t Need Us », 8.04) où il exprime sa
crainte que les nouvelles technologies telles que la
génétique et la robotique soient un danger pour l’espèce
humaine. Évidemment, il appelle l’État à la rescousse pour
encadrer et même interdire la poursuite de la recherche
scientifique dans ces secteurs… Nous voyons donc que
l’optimisme aveugle a souvent le désavantage d’exacerber les
craintes profondes des pessimistes(8).
Quelques réflexions et précisions à
propos de la Providence |
Pour terminer, j’aimerais partager quelques réflexions
provoquées par l’excellent
Theory and History de
Ludwig von Mises, discutant de la philosophie des sciences
humaines. Mises rappelle qu’il n’est pas impossible que nous
découvrions un jour des lois du comportement humain, un
certain amalgame de facteurs causant des réactions
parfaitement prévisibles. Ce qu’il critique vigoureusement
est l’empressement de ses contemporains à déclarer leur
connaissance parfaite de ces lois alors qu’ils ne font
qu’extraire de supposées constantes de données historiques
et statistiques.
Notre monde n’est
peut-être au fond que le rêve d’un poisson dans le coma ou
une émission de télé-réalité à grande échelle produite par
une chaîne extraterrestre(9); je ne
sais pas. Mon message vise simplement à souligner que
personne d’autre ne sait à l’heure actuelle.
Personnellement, je préfère croire que l’existence a un sens
et que le monde présente une certaine harmonie, plutôt que
de me morfondre à penser que tout n’est que futilité et
chaos. Cette croyance est purement idéaliste et n’a rien de
scientifique.
Toutefois, il existe un
certain paradoxe dans l’idée que l’humanité pourrait prendre
connaissance du plan divin ou universel. Logiquement, ce qui
est connu d’avance peut être modifié, démolissant du même
coup la pertinence de prédire l’avenir… Je laisserai aux
écrivains de science-fiction et aux philosophes le soin de
discourir sur cette question. En attendant, tâchons de nous
rappeler que les actions individuelles comptent et surtout
que jusqu’à preuve du contraire, l’Histoire est encore à
faire.
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