Montréal, 15 octobre 2005 • No 159

 

LIVRE

 

Jasmin Guénette détient une maîtrise en science politique à l'Université du Québec à Montréal. Il est l'auteur du livre La Production privée de la sécurité - À propos de l’argumentation libertarienne et anarcho-capitaliste, aux Éditions Varia.

 
 

LA LIBERTÉ ET LE DROIT DE PROPRIÉTÉ *

 

par Jasmin Guénette

 

          La conception libertarienne de la liberté et du droit de propriété est la suivante: tous les individus possèdent en totalité leur corps et le fruit de leurs efforts, et peuvent en faire ce qu’ils désirent. Personne ne peut, pour quelque raison que ce soit, tenter de contrer ou de diminuer ces droits(1).

 

          Cela concerne, en premier lieu, les individus. Le concept libertarien de la liberté et du droit de propriété interdit toute forme de violence dans les rapports humains. La seule contrainte dans l’exercice de ces droits est qu’aucun homme ne peut utiliser la force, ni la menace d’une éventuelle utilisation de cette force, pour obtenir ce qu’il juge nécessaire, utile ou agréable à sa vie. En deuxième lieu, aucun groupe ou aucun gouvernement ne peut, pour faire la promotion d’une idéologie, forcer les individus à se soumettre sans leur consentement à des règles qu’il aurait mises en place. Les groupes, comme les individus, qui obligeraient les autres membres de la communauté à agir selon leur propre vision des choses, seraient considérés criminels. C’est pourquoi Murray Rothbard n’hésite pas à qualifier les gouvernements actuels de « mafias »: « For libertarians regard the State as the supreme, the eternal, the best organized aggressor against the persons and property of the mass of the public(2). »

          Cette conception de la liberté, limitée seulement par le respect de la propriété, touche tous les aspects de la vie sociale de l’homme, même en matière de sécurité publique. Deux raisons expliquent cela. D’abord, les libertariens contestent la notion de bien public ou de bien collectif. Deux éléments sont effectivement indispensables pour qu’un bien soit considéré comme public ou collectif: il faut que tous puissent utiliser le bien en question sans restriction monétaire, religieuse, linguistique, idéologique, etc., et que l’utilisation des uns n’empêche pas celle des autres, même si elle est simultanée(3). Les auteurs libertariens ne voient pas comment la production de la sécurité et des services de police pourrait être un bien collectif:
 

          La police n'a rien d'un bien public. La non-rivalité dans la consommation ne s'y applique pas: tout le monde ne peut utiliser en même temps les services d'un commissariat de police, plus l'un en consomme, moins il en reste pour son voisin. Il n'y a rien dans la nature de la police qui assure automatiquement la jouissance de tous ses services à tous les habitants d'un quartier. La sécurité est un bien excluable: la police payée par moi ne serait pas obligée de protéger mon passager clandestin de voisin(4).

          Ensuite, si les biens publics existent – ce que plusieurs contestent – l’État n’est pas nécessairement l’appareil qui doit offrir ces biens.
 

« Le monopole, l’autorité, la contrainte ne sont pas plus acceptables en ce qui concerne l’administration de la justice et de la police qu’ils ne le sont pour la fabrication de chemises ou de maisons. »


          Gustave de Molinari et Murray Rothbard sont d’ardents défenseurs de la liberté et du droit de propriété, deux éléments essentiels pour qu’une société soit à l’image de ses membres, qu’elle soit paisible, prospère, qu’elle reflète les lois naturelles, et ce, dans toutes les sphères de l’activité humaine. À ce sujet, Molinari affirme « qu’aucun gouvernement ne devrait avoir le droit d’empêcher un autre gouvernement de s’établir concurremment avec lui, ou d’obliger les consommateurs de sécurité de s’adresser exclusivement à lui pour cette denrée(5). » Comme le fait remarquer Molinari, la liberté n’a pas de limite, si ce n’est celle d’autrui. Car l’idée même de la liberté juxtaposée à la conception du droit de propriété devrait permettre aux individus de choisir les services qu’ils croient utiles ou encore indispensables à leur bien-être. Murray Rothbard exprime très clairement cette idée, en l’opposant à l’esclavage. Pour Rothbard, celui-ci se définit de deux façons: « For what is slavery but (a) forcing people to work at tasks the slave-master wishes, and (b) paying them either pure subsistence or, at any rate, less than the slave would have accepted voluntarily(6). » C’est donc dire que l’esclavage est la condition selon laquelle une personne se voit obligée de travailler selon les volontés d’un maître ou à des taux ridicules qu’elle ne peut refuser, en raison de l’impossibilité de vendre sa force de travail librement.

          Cette condition semble impossible dans nos démocraties occidentales actuelles. Pourtant, la démonstration de Rothbard vise à prouver le contraire. Plusieurs exemples montrent que bien souvent, la liberté individuelle et le droit de propriété sont bafoués, et ce, même dans les pays dits « libres » de l’Occident. Dans certains États, comme Israël et la Suisse, le service militaire est obligatoire et personne ne peut échapper, hormis de rares exceptions, à la conscription. La collecte des taxes et des impôts par les gouvernements fait en sorte que les gens travaillent de longs mois sans récolter le fruit de leurs efforts, et se voient bien souvent obligés de donner bien plus qu’ils ne le désirent vraiment, si désir il y a(7). Enfin, l’incarcération préventive, dont le but est d’emprisonner un individu non encore condamné, constitue un autre exemple de violation de la liberté et du droit de propriété(8).

          Tant chez Rothbard que chez Molinari, le droit de propriété et la liberté idéale qui prévalent dans l’état de nature érigent un système de valeurs et de conditions qu’aucune organisation ne devrait restreindre, même minimalement. Le droit naturel proscrit le monopole et l’autorité non désirée comme des conditions inacceptables pour l’homme. En ce sens, comme la liberté et la propriété sont naturelles, il ne peut y avoir d’exception susceptible d’altérer la nature de l’homme. Dans De la production de la sécurité (1849), Gustave de Molinari exprime clairement cette idée: « Il répugne à la raison de croire qu’une loi naturelle bien démontrée comporte aucune exception. Une loi naturelle est partout et toujours, ou elle n’est pas(9). »

          La sécurité n’échappe pas à cette démonstration. Le monopole, l’autorité, la contrainte ne sont pas plus acceptables en ce qui concerne l’administration de la justice et de la police qu’ils ne le sont pour la fabrication de chemises ou de maisons: « Dans l’état de nature, chaque individu a le droit de faire respecter ses droits, d’exécuter lui-même la loi de la nature(10). » Cet état de fait doit se prolonger dans la société des hommes. Les individus doivent bénéficier des avantages que procure une société à l’image de l’état de nature, puisque cela respecte les lois et les droits issus de cet état. La sécurité devient alors un service qui ne doit pas être imposé, mais offert par des individus libres ou par des entreprises n’ayant pas le pouvoir d’obliger les gens à se procurer ce service exclusivement par l’entremise de leur réseau.

 

* Extrait du chapitre 1 de La Production privée de la sécurité - À propos de l’argumentation libertarienne et anarcho-capitaliste, Montréal, Éditions Varia, 2005.
1. Des critiques pourraient affirmer que cette théorie ne tient pas compte de la réalité des ouvriers: si les individus possèdent en totalité le fruit de leurs efforts, pourquoi les biens produits par l’ouvrier appartiennent-ils à son patron? Parce que l’ouvrier n’est pas propriétaire des biens qu’il produit, mais seulement d’un équivalent monétaire convenu au préalable avec celui qui l’emploie.
2. Mises Institute http://www.mises.org/rothbard/newliberty3.asp.
3. Pour certains auteurs, l’air peut être considéré comme un bien public ou collectif. Pour l’instant, nul ne peut s’approprier l’air, ni ne peut l’empêcher de circuler librement. Si mon voisin est dans son jardin toute la journée, cela ne m’empêchera pas de respirer l’air à mon tour quand je sortirai dans mon jardin. Ce genre d’exemple est souvent présenté pour prouver que certains biens collectifs ou publics existent. Toutefois, il est important de distinguer « bien collectif » et « condition essentielle à la vie », tels l’air, la clarté du soleil ou la pluie, conditions sans lesquelles la vie humaine n’existerait pas. La notion de « bien » signifie quant à elle qu’un processus de transformation de la nature est en cours et que des ressources sont utilisées pour produire ce qui est utile aux hommes. Donc, l’air serait peut-être davantage une condition de vie qu’un « bien » au sens économique.
4. Pierre Lemieux, L’Anarcho-capitalisme, Paris, Presses universitaires de France, 1988, p. 44.
5. Gustave de Molinari, « De la production de la sécurité », Journal des économistes, no 95, vol. 22, 1849, p. 279.
6. Murray Rothbard, For a New Liberty, New York, The Macmillan Company, 1973, p. 86.
7. Des théoriciens affirment que l’impôt constitue un échange reposant sur un contrat implicite. Par exemple, Jean-Jacques Rousseau présente dans le Contrat social (1762) des gens qui abandonnent de plein gré une partie de leur liberté individuelle pour poursuivre des intérêts communs. Dans ce cas-ci, l’impôt serait un moyen d’atteindre ces intérêts communs. Des libertariens, tel Rothbard, ripostent à cela en demandant pourquoi, si le contrat social permet de se protéger des criminels et poursuivre des intérêts collectifs dans le respect des droits et libertés, certains impôts sont récoltés à la pointe du fusil? L’impôt récolté de force constitue un vol et, par conséquent, le contrat social n’est pas un acte volontaire, puis brime la liberté des individus d’accepter ou non les termes d’un contrat.
8. Au Canada, la loi prévoit qu’un individu ne peut être emprisonné plus de trois jours sans que des accusations soient portées contre lui. La détention préventive est utilisée par les autorités, par exemple, pour emprisonner des protestataires lors de grandes rencontres commerciales internationales.
9. Gustave de Molinari, « De la production de la sécurité », Journal des économistes, p. 280.
10. Pierre Lemieux, L’Anarcho-capitalisme, p. 36.

 

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