Montréal, 15 octobre 2005 • No 159

 

LIVRE

 

Georges Lane enseigne l’économie à l’Université de Paris-dauphine. Il a collaboré avec Jacques Rueff, est un membre du séminaire J. B. Say que dirige Pascal Salin, et figure parmi les très rares intellectuels libéraux authentiques en France.

 
 

RÉÉDITION DE HARMONIES ÉCONOMIQUES DE BASTIAT

 

          Le progrès dans les sciences est, dans le sens commun, assimilé à celui des sciences de la nature, et principalement la physique, en raison de leurs applications technologiques visibles par tous. Il est pourtant des domaines scientifiques qui progressent parfois en rédécouvrant et en affinant des vérités oubliées. Tel est le cas en économie et en droit.

          Le keynésianisme est faux (voir Simonnot, L'erreur économique), mais il a eu son heure de gloire. Il a bien servi son maître, la politique socialiste, et il continue de le servir, particulièrement en France. Le keynésianisme est une théorie qui n'a dû son succès que pour cette raison. Il était réfuté dès sa naissance, notamment par l'École autrichienne d'économie, à laquelle on peut rattacher bon nombre d'économistes français du XIXe siècle comme Jean-Baptiste Say et Frédéric Bastiat, notamment sur la question de la définition de la valeur d'un bien, sur la nature axiomatique du bénéfice mutuel d'un échange libre pour les deux parties et donc sur la nocivité de la présence réglementaire de l'État dans l'économie.

          Grâce à Georges Lane et aux Éditions Trident nous pouvons redécouvrir quelques vérités, simples et n'exigeant qu'un peu d'attention logique pour les comprendre. Cette nouvelle édition qui s'échelonne sur deux ans est la réédition des Harmonies de Bastiat, dans leur version complète et originale. Une initiative salvatrice, il faut l'espérer.

M. G.

 

Préface de la réédition (par les Éditions du Trident)
de HARMONIES ÉCONOMIQUES
(édition de février 1850(1))
Par Georges Lane(2)

          « Les services s'échangent contre les services », voilà une des grandes lois économiques sur quoi Frédéric Bastiat(3) a mis le doigt et qu'il développe dans le présent ouvrage, en particulier, au chapitre VII intitulé « Capital ».

          À l'époque que nous vivons où une directive sur le marché intérieur de l'Union européenne prêtée à l'ancien commissaire « chargé de la concurrence », à savoir M. Bolkestein, a provoqué en France une levée de boucliers, tous partis politiques confondus, le propos résonnera, pour certains, comme le tocsin et, pour d'autres, comme le glas.

          À coup sûr, Bastiat a écrit ces mots en toute sérénité, fort du résultat à quoi sa réflexion venait de le mener: il était parvenu à généraliser la loi de Jean-Baptiste Say selon laquelle « les produits s'échangent contre des produits »(4).

          Rétrospectivement, et au premier abord, on s'étonnera que la loi n'ait pas influencé les économistes comme cela a été le cas de la « loi de Say »(5) qui, en particulier, a fait éclore une école d'économistes alors en gestation qui a perduré jusqu'à nos jours et dont le dénominateur commun est, en définitive, l'équilibre économique général(6). Mais l'étonnement ne sera que passager si s'ensuit la lecture du présent livre. Une première raison se trouve, en effet, dans la démarche qu'a entrepris d'y suivre l'auteur et dont rend compte le titre Harmonies économiques. Frédéric Bastiat ne vise pas à expliquer l'équilibre économique général, et a fortiori la croissance équilibrée (dessein d'économistes de la mi-XXe siècle) ou encore la « croissance équilibrée de plein emploi » (dessein d'économistes contemporains). Il part du principe tout simple que le monde est harmonieux, qu'il est un ensemble de lois générales de ce type à découvrir, et il fait apparaître progressivement toutes celles qu'il a cernées, dont celle qu'il juge la plus importante, à savoir qu'il y a perfectionnement et égalisation des hommes, et en tire des conséquences logiques. La démarche l'amène aussi à débusquer les causes perturbatrices qui paralysent l'action de ces lois. Cela le met en mesure de faire à l'occasion quelques prédictions en relation avec l'intervention du gouvernement, cause perturbatrice par excellence.

          À sa façon, il refuse la coutume destructrice à quoi fera allusion en 1936 John Maynard Keynes dans le livre intitulé Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie(7) et que David Hume avait introduit chez les économistes au XVIIIe siècle: la coutume consiste à donner à la position d'équilibre plus d'importance qu'aux « situations constamment changeantes » qui y conduisent. Bastiat, au contraire, fait porter l'attention sur ces situations qui, en définitive, révèlent l'harmonie du monde, et ne sont rien d'autre que les lois générales qu'il dénomme, chacune, « Harmonie », ou bien « le cachet de toutes les grandes lois providentielles: l'Harmonie ».

          Une deuxième raison du désintérêt des économistes de la théorie de l'équilibre économique général pour cette « loi de Bastiat » et, en d'autres termes, de leurs préférences pour la « loi de Say », se trouve, à coup sûr, dans une des grandes conséquences qu'il tire du principe de l'harmonie, à savoir que les hommes de l'État(8) ne sauraient organiser la société pour le bien du peuple comme ils prétendent le faire, ils ne sauraient remplacer un « ordre admirable par un arrangement de leur invention » car ils ne sont ni infaillibles, ni dénués d'intérêt personnel. Pour ces économistes, conseillers des hommes de l'État ou hommes de l'État eux-mêmes, porter intérêt à la conséquence en question, ce serait s'engager dans une voie qui mettrait un terme à la recherche et à la mise au point d'action publique, de politique économique pour tenter d'améliorer l'équilibre économique quand celui-ci est reconnu exister ou pour s'efforcer de l'établir quand il est reconnu ne pas exister. On ne scie pas la branche sur laquelle on est assis, que diable!

          Troisième et dernière raison vraisemblable de l'attitude des économistes à propos de Harmonies économiques par quoi j'aurais peut-être du commencer puisqu'elle est à la base de la pensée de l'auteur: le principe de l'harmonie(9). Tout chef-d'oeuvre(10) n'est-il pas lui-même, en définitive, une expression de l'harmonie du monde, de l'harmonie entre la réalité et l'intelligence humaine susceptible de la comprendre ou de l'expliquer?

          Mais l'harmonie du monde est un principe très discuté. Roger de Fontenay(11) en a attesté à sa façon en parlant seulement de l'idée d'harmonie:
 

          Du reste, à notre sens, ce qu'il y a de plus grand encore dans le livre de Bastiat, c'est l'idée de l'harmonie elle-même: idée qui répond éminemment au travail secret d'unité dans les sciences que poursuit notre époque, et qui a plutôt le caractère d'une intuition et d'un acte de foi que d'une déduction scientifique. (Fontenay, 1862)

          En s'exprimant ainsi, Fontenay ne faisait qu'insister – sans s'y référer – à un propos appuyé de Bastiat qu'on peut lire dans la conclusion du livre:
 

          Je ne crains pas de dire que le résultat de cette exposition peut s'exprimer d'avance en ces termes: Approximation constante de tous les hommes vers un niveau qui s'élève toujours – en d'autres termes: Perfectionnement et égalisation –, en un seul mot: Harmonie.

          Tel est le résultat définitif des arrangements providentiels, des grandes lois de la nature, alors qu'elles règnent sans obstacles, quand on les considère en elles-mêmes et abstraction faite du trouble que font subir à leur action l'erreur et la violence. À la vue de cette Harmonie, l'économiste peut bien s'écrier, comme fait l'astronome au spectacle des mouvements planétaires, ou le physiologiste en contemplant l'ordonnance des organes humains: Digitus Dei est hic! […]

          En tout ce qui concerne l'homme, cet être qui n'est perfectible que parce qu'il est imparfait, l'Harmonie ne consiste pas dans l'absence absolue du mal, mais dans sa graduelle réduction. (cf. ci-dessous, conclusion, p. 110)

          Le principe de l'harmonie est, à l'heure actuelle, essentiel en matière scientifique et que Bastiat l'ait appliqué dans Harmonies économiques rend l'oeuvre véritablement scientifique, et scientifique non pas au sens du XVIIIe siècle(12), mais au sens du début du XXe siècle. En effet, selon d'éminents savants de cette dernière époque, en plus d'exister, le principe est une hypothèse sans quoi la science serait impossible. Par exemple, Henri Poincaré (1854-1912), mathématicien de génie, s'est attaché à le montrer dans Science et Méthode en 1908(13), c'est-à-dire près de cinquante années plus tard, et à l'écrire en ces termes:
 

          Notre esprit est infirme comme le sont nos sens; il se perdrait dans la complexité du monde si cette complexité n'était harmonieuse […] Les seuls faits dignes de notre attention sont ceux qui introduisent de l'ordre dans cette complexité et le rendent accessible (Poincaré, op. cit., p. 26)

          Et l'harmonie a maint aspect que décrit Poincaré, par exemple:
 

          Les savants croient qu'il y a une hiérarchie des faits et qu'on peut faire entre eux un choix judicieux. Ils ont raison parce que sans cela il n'y aurait pas de science (ibid., p. 9)

          Ou bien encore:
 

          Le savant n'étudie pas la nature parce que cela est utile; il l'étudie parce qu'il y prend plaisir et y prend plaisir parce qu'elle est belle […] je veux parler de cette beauté plus intime qui vient de l'ordre harmonieux des parties, qu'une intelligence peut saisir. […] C'est donc la recherche de cette beauté spéciale, le sens de l'harmonie du monde, qui nous fait choisir les faits les plus propres à contribuer à cette harmonie. […] On peut rêver un monde harmonieux, combien le monde réel le laissera loin derrière lui. […] Et l'on voit que le souci du beau nous conduit aux mêmes choix que celui de l'utile. […] si les Grecs ont triomphé des barbares et si l'Europe, héritière de la pensée des Grecs, domine le monde, c'est parce que les sauvages aimaient les couleurs criardes et les sons bruyants du tambour qui n'occupaient que leurs sens, tandis que les Grecs aimaient la beauté intellectuelle qui se cache sous la beauté sensible et que c'est celle-là qui fait l'intelligence sûre et forte. (ibid., pp. 16-18)

          La position de Poincaré mérite d'autant plus d'être évoquée qu'avec Ernst Mach (1838-1916), physicien – l'« homme de la vitesse du son » –, il en déduit que la tendance de la science est l'« économie de pensée »:
 

          C'est que, comme l'a dit Mach, ces fous [les savants] ont économisé à leurs successeurs la peine de penser (ibid., p. 9)

          Le célèbre philosophe viennois Mach a dit que le rôle de la science est de produire l'économie de pensée, de même que la machine produit l'économie d'effort […] (ibid., p. 24)

          L'importance d'un fait se mesure donc à son rendement, c'est-à-dire à la quantité de pensée qu'elle nous permet d'économiser […] C'est à l'économie de pensée que l'on doit viser, ce n'est donc pas assez de donner des modèles à imiter […] (ibid., p. 30)(14)

          Dans cette perspective des scientifiques accomplis et reconnus pour leurs découvertes fondamentales, du début du XXè siècle, l'harmonie à quoi fait référence Bastiat s'éclaire un peu plus et apparaît comme préfigurant, à sa façon, la tendance de la science, l'économie de pensée chère à Mach et Poincaré. Et quand on n'oublie pas qu'aujourd'hui la question est toujours d'actualité dans la communauté scientifique et objet de vifs débats, est-il exagéré d'admettre que Harmonies économiques en a fait les frais de son temps comme d'autres livres, de même facture, en font les frais de nos jours de la part de ceux qui refusent le principe?

          À défaut de refuser explicitement d'appliquer le principe de l'harmonie, les économistes du XIXè siècle qui allaient préférer appliquer le principe de l'équilibre mécanique l'ont donc mis de côté même si
 

          [...] les idées neuves et d'abord contestées de son système ont fait leur chemin depuis sa mort, et que, sans parler de l'école américaine, des économistes marquants, en Angleterre, en Écosse, en Italie, en Espagne et ailleurs, professent hautement et enseignent ses opinions. (Fontenay, 1862, op. cit.)

          Et force est de constater que leurs successeurs jusqu'à aujourd'hui, à savoir les économistes du courant de pensée dominant(15), l'ont perdue de vue. Aussi, cher lecteur, il faut avoir conscience que la démarche quotidienne de ces derniers et les propos à quoi elle donne lieu quotidiennement de la part des politiques ou des médiatiques situent le plus souvent au pays d'Alice, celui des « Merveilles », et non pas dans la réalité économique harmonique qu'était parvenu à comprendre progressivement Bastiat et où il aurait préféré que chacun se situât pour son bien propre (en responsabilité) et pour celui d'autrui (en solidarité volontaire), les deux étant étroitement liés comme il le démontre.

          Cela transparaît d'ailleurs, d'une part, dans l'inexactitude des prévisions des uns – qui n'est plus à démontrer tant elle est flagrante et reconnue(16) – et, d'autre part, dans l'exactitude des rares prédictions à quoi s'est prêté Bastiat.

          Harmonies économiques se compose d'un avant-propos(17) et de dix chapitres qui résultent d'une préoccupation de Bastiat que décrit Fontenay en ces termes:
 

          Il avait dans la tête, depuis longtemps, «un exposé nouveau de la science» et il craignait de mourir sans l'avoir formulé. Il se recueillit enfin pendant trois mois pour écrire le premier volume des Harmonies. (Fontenay, 1862, op. cit.)

          L'avant-propos n'a pas reçu l'attention qu'il mérite, et pour cause: il ne s'adresse pas aux adeptes des diverses écoles sentimentalistes, filles des écrits de Jean-Jacques Rousseau (1712-78), alors en plein essor et qui le resteront jusqu'à aujourd'hui inclus, malgré les destructions qu'elles occasionnent et qu'avaient anticipées Bastiat. Il s'adresse – et c'est d'ailleurs son titre – « À la jeunesse française », aux jeunes gens « dans ce temps où un douloureux Scepticisme semble être l'effet de l'anarchie des idées ». Il met l'accent sur l'idée de l'harmonie des intérêts légitimes des gens et en souligne la vérité, malheureusement ignorée ou méconnue quand elle n'est pas dénaturée par les sentimentalistes ou les socialistes(18). Qui plus qu'une jeune fille ou un jeune garçon peut être sensible et comprendre une telle démarche?
 

« Selon d'éminents savants de cette dernière époque, en plus d'exister, le principe de l'harmonie est une hypothèse sans quoi la science serait impossible. »


          L'avant-propos expose ainsi la méthode scientifique que Bastiat va appliquer dans les chapitres qui suivent et qui n'est pas sans laisser augurer ce qu'écrira Poincaré sur la question: le littéraire et le mathématicien se rejoignent, harmonie. Ce ne sont pas, en effet, les « antinomies de Cantor »(19) ou la contradiction dans quoi tomberont les Cantoriens ou les logisticiens et qu'expliquera Poincaré(20), ce sont les « antagonismes des socialistes » que stigmatise Bastiat et dont on peut voir un résumé dans les propos suivants:
 

          Si les intérêts sont harmoniques, toute observation mal faite conduit logiquement à l'antagonisme […] il n'est pas possible, en économie politique, que l'antagonisme ne soit au bout de toute proposition erronée.

          Certains considéreront la filiation un peu forcée. Pour la renforcer, je les renverrai à Stanley Jevons (1835-82) et à John Stuart Mill (1806-73) à qui Poincaré fait allusion.

          Quand il stigmatise le traitement que David Hilbert (1862-1943) a fait subir à la géométrie, ne fait-il pas intervenir le « piano à raisonner » de Jevons?(21) Et n'insiste-t-il pas sur le fait que « Ce que Hilbert a fait pour la géométrie, d'autres ont voulu le faire pour l'arithmétique et pour l'analyse ».

          Quant à Stuart Mill, Poincaré relève que:

          [il] disait que toute définition implique un axiome, celui par lequel on affirme l'existence de l'objet défini. À ce compte, ce ne serait plus l'axiome qui pourrait être une définition déguisée, ce serait au contraire la définition qui serait un axiome déguisé. Stuart Mill entendait le mot existence dans un sens matériel et empirique; il voulait dire qu'en définissant le cercle, on affirme qu'il y a des choses rondes dans la nature.

          Sous cette forme, son opinion est inadmissible. Les mathématiques sont indépendantes de l'existence des objets matériels;

          Et il ajoute immédiatement:

          en mathématiques le mot exister ne peut avoir qu'un sens, il signifie exempt de contradiction. Ainsi rectifiée, la pensée de Stuart Mill devient exacte; en définissant un objet, on affirme que la définition n'implique pas contradiction.

          Si nous avons donc un système de postulats, et si nous pouvons démontrer que ces postulats n'impliquent pas contradiction, nous aurons le droit de les considérer comme représentant la définition de l'une des notions qui y figurent.

          Mais nous sommes en plein Bastiat quand celui-ci écrit:

          […] la Liberté n'a qu'une forme […] Tous ceux donc qui adopteront ce point de départ: Les intérêts sont harmoniques, seront aussi d'accord sur la solution pratique du problème social: s'abstenir de contrarier et de déplacer les intérêts. […] J'ai dit que l'école Économiste, partant de la naturelle harmonie des intérêts, concluait à la Liberté.

          Cependant, je dois en convenir, si les économistes, en général, concluent à la Liberté, il n'est malheureusement pas aussi vrai que leurs principes établissent solidement le point de départ: l'harmonie des intérêts. […] Mais, pour que cette conclusion obtienne l'assentiment des intelligences et attire à elle les coeurs, il faut qu'elle soit solidement fondée sur cette prémisse: Les intérêts, abandonnés à eux-mêmes, tendent à des combinaisons harmoniques, à la prépondérance progressive du bien général.

          Bref, l'avant-propos de Harmonies économiques est le « discours de la méthode » de Bastiat.

          S'agissant des chapitres, il convient de remarquer que chacun des trois premiers avait fait l'objet d'une publication dans le Journal des économistes, respectivement, dans les numéros de janvier, septembre et décembre 1848.

          Mais, à l'exception de quelques grands esprits:

          M. M. Chevalier a placé hautement les Harmonies à côté du livre immortel d'Ad. Smith. Tout récemment, R. Cobden a exprimé la même opinion. (ibid.)

          le livre fut mal reçu par les économistes, même, de ses amis:

          Quand les Harmonies parurent […], il se fit un silence froid dans l'école déroutée, et la plupart des économistes se prononcèrent contre les idées de Bastiat […] Le Journal des économistes, lui-même, attendit six mois avant de parler des Harmonies, et son article ne fut qu'une réfutation (ibid.)

          Ce qu'illustre Molinari (1819-1912) dans la « Nécrologie » – certes élogieuse – de Bastiat qu'il publie en 1851 dans un numéro du Journal des économistes, mais qui, néanmoins et curieusement, conforte, au détour de quelques phrases, les critiques passées:

          […] Dans ce livre, son oeuvre de prédilection, il voulut donner un exposé synthétique des lois naturelles qui président à l'organisation et au développement de la société. […]

          Malheureusement Bastiat ne suivit pas toujours, dans l'exécution d'une si belle oeuvre, la voie que lui avaient tracée les maîtres de la science. Croyant apercevoir dans la théorie de Malthus sur la population, et dans la théorie de Ricardo sur la rente, des dissonances qui troublaient l'harmonie des lois sociales, il entreprit de détrôner ces deux théories fondamentales de l'économie politique.

          Tentative fâcheuse, et dans laquelle il avait eu la mauvaise chance d'être devancé par les socialistes […] pourquoi faut-il qu'au lieu d'employer, à l'exemple de Rossi, ce style plein de magie à illuminer d'une clarté nouvelle les vérités fondamentales de l'économie politique, Bastiat s'en soit servi parfois pour les combattre comme s'il ne les avait pas comprises? Pourquoi faut-il qu'au lieu de démontrer, ce qui lui eût été pourtant si facile, que les économistes n'ont jamais enseigné autre chose que la solidarité et l'harmonie des intérêts, il les ait presque signalés comme les docteurs de l'antagonisme.

          Et l'on s'étonne d'autant plus de la façon dont il les traite, qu'en examinant de près les innovations qu'il a voulu introduire dans la science, on s'aperçoit que le dissentiment porte presque toujours sur les mots, non sur les choses. […]

          Sur la population Bastiat ne se sépare de Malthus qu'en ce qu'il pense: « que la densité croissante de la population équivaut à une facilité croissante de la production »; apophtegme que l'exemple de l'Irlande et de la Chine suffirait au besoin à réfuter.

          Enfin, sur la rente, son schisme ne provient que d'une fausse interprétation de la doctrine de Ricardo, doctrine qui n'implique nullement, comme Bastiat le suppose, « l'opulence progressive des hommes de loisir; la misère progressive des hommes de travail. »

          Mais ces dissentiments, si peu considérables qu'ils soient au fond, ne s'en trouvent pas moins fortement accusés dans la forme. Il résulte de là qu'en lisant les Harmonies, les hommes étrangers à la science ne peuvent manquer de prendre une assez fausse idée des doctrines et des tendances des maîtres de l'économie politique, résultat fâcheux et auquel Bastiat n'a certes aucunement visé. (Molinari, 1851, op. cit.)

          À la décharge de Molinari et, plus généralement, des économistes, il faut reconnaître qu'à plusieurs reprises – et par exemple dans l'avant-propos, le chapitre V intitulé « de la valeur » ou le IX « Propriété foncière » –, Bastiat est très sévère à l'égard de certains d'entre eux, morts ou vivants, en parlant des confusions ou des erreurs qu'ils commettent ou de celles qu'ils ne corrigent pas. Il est d'autant plus sévère que, par exemple, à l'occasion du chapitre IX, il en arrive à les ranger avec les Socialistes, les Communistes et les Égalitaires, leurs « bêtes noires », même s'il prend quelques précautions tardives – car en conclusion – et leur donne des excuses. Ne parle-t-il pas dans l'avant-propos des « quatre désolants systèmes » qui procèdent d'auteurs aussi différents que David Ricardo (1772-1823), Thomas Malthus (1766-1834) et Alexis de Tocqueville (1805-59) et qui ne se heurtent nullement.

          Les critiques n'abattirent pas Bastiat, bien au contraire peut-on dire, quand on lit sa réaction que rapporte Fontenay:

          « Nous autres souffreteux, écrivit-il à un de ses amis, nous avons, comme les enfants, besoin d'indulgence: car plus le corps est faible, plus l'âme s'amollit, et il semble que la vie à son premier, comme à son dernier crépuscule, souffle au coeur le besoin de chercher partout des attaches. Ces attendrissements involontaires sont l'effet de tous les déclins: fin du jour, fin de l'année, demi-jour des basiliques, etc. Je l'éprouvais hier, sous les sombres allées des Tuileries... Ne vous alarmez cependant pas de ce diapason élégiaque. Je ne suis pas Millevoye, et les feuilles, qui s'ouvrent à peine, ne sont pas près de tomber.

          Bref, je ne me trouve pas plus mal, mais seulement plus faible, et je ne puis plus guère reculer devant la demande d'un congé. C'est en perspective une solitude encore plus solitaire. Autrefois je l'aimais; je savais la peupler de lectures, de travaux capricieux, de rêves politiques, avec intermèdes de violoncelle. Maintenant, tous ces vieux amis me délaissent, même la fidèle compagne de l'isolement, la méditation. Ce n'est pas que ma pensée sommeille. Elle n'a jamais été plus active; à chaque instant elle saisit de nouvelles harmonies, et il semble que le livre de l'humanité s'ouvre devant elle. Mais c'est un tourment de plus, puisque je ne puis transcrire aucune page de ce livre mystérieux sur un livre plus palpable... » (Fontenay, 1862, op. cit.)

          On ne peut que s'étonner que Bastiat ait doté son chef-d'oeuvre du titre Harmonies économiques tant il déploie des harmonies sociales sous les yeux du lecteur comme celle qui consiste à voir dans la loi de la concurrence un aspect de la loi de la solidarité (cf. chapitre X intitulé « Concurrence »). En toute rigueur, le titre qu'il eût été bon que le livre reçût, est Harmonies économiques et sociales pour la raison que suggère Bastiat lui-même dans la conclusion:

          Nous avons vu toutes les Harmonies sociales contenues en germe dans ces deux principes: Propriété, Liberté. […] Et même, les mots Propriété, Liberté n'expriment que deux aspects de la même idée. Au point de vue économique, la Liberté se rapporte à l'acte de produire, la Propriété aux produits. – Et puisque la Valeur a sa raison d'être dans l'acte humain, on peut dire que la Liberté implique et comprend la Propriété. […] Liberté! voilà, en définitive, le principe harmonique. Oppression! voilà le principe dissonant; la lutte de ces deux puissances remplit les annales du genre humain.

          En vérité, on l'aura compris, Harmonies économiques va bien au-delà des harmonies économiques, et même des harmonies sociales, qu'il a découvertes et décrites et sur quoi on a tendance à insister, soit en laudateur, soit en critique. Le livre embrasse et intègre l'économie politique et le droit, deux aspects de l'harmonie du monde en quoi il croît, « deux sciences qui se touchent sans toutefois se confondre » (selon la formule de Molinari) dans une même démarche où ne se perd pas l'intelligence humaine ou, si on préfère, le bon ou le simple entendement des gens.

          À cet égard, on ne peut que souligner que la théorie qu'il expose est à des années lumières des théories mathématico-économiques lilliputiennes contemporaines(22) qui font abstraction des règles de droit ou bien à quoi, quand, acculés que leurs constructeurs se retrouvent à cause des résultats à quoi elles mènent, ceux-ci donnent des hypothèses tenant compte de ces règles, c'est pour mieux les déformer ou les dénaturer par l'introduction de l'« imperfection » dont elles seraient frappées de façon congénitale et pour donner la paternité de la panacée aux hommes de l'État.

          Par contre, elle est en étroite harmonie avec l'École d'économie politique dite « autrichienne », une école de pensée qui verra le jour dans la seconde moitié du XIXè siècle(23) et comprendra au XXè des économistes tels que Ludwig Von Mises (1881-1973) ou Friedrich Von Hayek (1899-1992) pour ne citer que les disparus les plus récents les moins ignorés du grand public. Harmonies économiques n'a rien à envier à L'action humaine que Mises publia en 1949(24), i.e. un siècle plus tard, ou à Droit, législation et liberté(25) de Hayek, prix Nobel de sciences économiques en 1974.

          Il reste à signaler que l'année 1851 verra la deuxième édition de Harmonies économiques. Cette édition posthume sera constituée par Prosper Paillotet – ami très proche de Frédéric qui, en particulier, lui rendit visite périodiquement à Rome jusqu'à sa mort. Mais celui-ci jugera judicieux de compléter l'édition de 1850 avec des éléments que lui avait donnés Bastiat ou qu'il avait rapportés de Rome avant sa mort et d'ordonner l'ensemble selon la règle(26) que Bastiat avait conçue et aurait suivie si la Providence(27)...:

          Une note posthume très précieuse nous indique comment cette extension de son sujet l'avait conduit à l'idée de refondre complètement tout l'ouvrage.

          « J'avais d'abord pensé, dit-il, à commencer par l'exposition des Harmonies économiques, et par conséquent ne traiter que des sujets purement économiques: valeur, propriété, richesse, concurrence, salaire, population, monnaie, crédit, etc. Plus tard, si j'en avais eu le temps et la force, j'aurais appelé l'attention du lecteur sur un sujet plus vaste: les Harmonies sociales. C'est là que j'aurais parlé de la constitution humaine, du moteur social, de la responsabilité, de la solidarité, etc. L'oeuvre ainsi conçue était commencée quand je me suis aperçu qu'il était mieux de fondre ensemble que de séparer ces deux ordres de considérations. Mais alors la logique voulait que l'étude de l'homme précédât les recherches économiques. Il n'était plus temps... » Il n'était plus temps en effet! (Fontenay, 1862, op. cit.)

          Notre jugement est différent de celui de Paillotet. Il nous semble plus judicieux de publier séparé le complément. Nous aurons l'occasion de nous en expliquer en préface du livre en question qui reprendra, bien évidemment dans l'ordre conçu par l'auteur et conforme à l'édition de Paillotet, les quinze chapitres qui le forment.

 

1. Bastiat est alors en vie et bien en vie. L'acte de naissance de Claude Frédéric Bastiat indique le 11 messidor an 9, soit le 30 juin 1801 dans le calendrier grégorien. C'est cette dernière date que reprend l'historien J.-C. Paul-Dejean, historien éminent et biographe passionné de Bastiat. Bastiat est mort d'une « maladie de poitrine » à Rome le 24 décembre 1850. Il en sera donc différent pour l'édition complétée de 1851: nous publierons les compléments dans un second tome pour des raisons qu'on exposera alors dans la préface.
2. Docteur d'État es sciences économiques, maître de conférences à l'Université Paris Dauphine, Georges Lane a écrit deux articles sur Frédéric Bastiat: l'un est « Bastiat, l'aversion pour l'incertitude et la loi de l'association », Journal des économistes et des études humaines, XI, 2/3, juin-septembre 2001, pp. 415-450 – dont la Documentation française a extrait un texte sous le titre « L'aversion au risque et la 'loi de l'association' de Frédéric Bastiat », Problèmes économiques, no 2754, 27 mars 2002, pp. 26-32. L'autre article est « Des individus ensemble » publié dans Garello, J. (ed.), Aimez-vous Bastiat?, Romillat, Paris, 2002, pp. 217-222.
.3. Selon Gustave de Molinari: « […] Frédéric Bastiat, l'homme qui savait le mieux rendre accessibles et populaires les vérités économiques, et l'un de ceux qui ont le plus honoré la science ». (Molinari, G. de (1851), « Nécrologie », Journal des économistes. pp. 180-196). http://herve.dequengo.free.fr/Bastiat/Bastiat_bio.htm#note3#note3.
4. À l'âge de 19 ans, Bastiat avait lu le Traité d'économie politique de Jean Baptiste Say qui avait été publié en 1803 et réédité en 1814. Nous le savons par une lettre qu'il a écrite à un camarade et dans laquelle il lui expliquait combien il appréciait la méthode de Say qui consistait à commencer par les principes fondamentaux de l'économie.
5. Cf. par exemple, Sowell, T. (1991), La loi de Say, Litec (coll. Liberalia, économie et liberté), Paris.
6. Reconnaissons en passant que l'école est devenue aujourd'hui autant hétérogène du fait des différences significatives apparues entre les économistes qui s'y situent que, telle la mer, en recommencements incessants.
7. Keynes, J. M. (1969), Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, Payot, Paris, p. 356n. Ce livre expose, en particulier, une doctrine qui a été appliquée depuis lors par les politiques et qui, selon l'expression de Jacques Rueff, « […] est en train de détruire sous nos yeux ce qui subsiste de la civilisation de l'Occident » (article publié dans Le Monde, 19 février 1976 sous le titre « La fin de l'ère keynésienne »). S'ensuivront heureusement, quelques mois plus tard, respectivement, dans l'État du Vatican, puis en Angleterre et enfin aux États-Unis, Carol Vojtyla, Margaret Thatcher et Ronald Reagan pour sauver la situation de l'Occident. Mais en France, cela sera de pire en pire.
8. On rappellera en passant que pour Bastiat (1848): « L'État, c'est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s'efforce de vivre aux dépens de tout le monde. »
9. Principe que j'ai d'ailleurs implicitement adopté pour établir la classe où je le situe.
10. Selon Molinari, il s'agit de plusieurs chefs-d'oeuvre juxtaposés: « Il y a d'admirables parties dans les Harmonies économiques; les chapitres sur l'organisation naturelle et l'organisation artificielle, sur la concurrence, sur la propriété et la communauté, pour ne citer que ceux-là, sont de véritables chefs-d'oeuvre; et le livre tout entier est le plus attrayant qui soit jamais sorti de la plume d'un économiste, car nul n'a possédé au même degré que Bastiat le secret de rendre la science accessible et attachante. » (Molinari, op. cit.)
11. Préfacier de l'édition des Oeuvres complètes de Frédéric Bastiat: Fontenay, R. de (1862), « Notice sur la vie et les Écrits de Frédéric Bastiat », Oeuvres complètes de Frédéric Bastiat, deuxième édition, Paris, Guillaumin & Cie Libraires, 1862-1864. Pour situer Roger de Fontenay, il faut savoir, par exemple, qu'il est l'homme qui, dans un numéro du Journal des économistes de 1864, a écrit une critique définitive à propos de la réédition – vingt-cinq ans plus tard et sans modifications – par Augustin Antoine Cournot, de son livre Principes de la théorie des richesses: « Le livre de M. Cournot semble avoir traversé ces vingt-cinq ans de guerre [1838-1863] comme la fontaine Aréthuse traverse la mer, sans s'en être imprégné, sans s'en être aperçu […] Je trouve citée, dans un chapitre, une opinion de M. Mill sur le troc international. Je vois le nom de Bastiat mentionné dans une note, voilà tout […] Il n'est pas plus question de la réaction économique contre Malthus et Ricardo que s'il s'agissait des Taï-pings. C'est- trop d'indifférence et d'isolement. […] l'ouvrage de M. Cournot donne l'état d'un esprit […] mais il ne donne pas l'état de la science […] » (Fontenay, 1864, p. 251).
12. Comme l'avance par exemple Molinari en écrivant que: « S'inspirant de la grande idée des économistes du dix-huitième siècle, il s'attacha d'abord à démontrer que ces lois forment un ensemble harmonieux, et qu'elles concourent, par une action commune, au développement du bien-être et du progrès de l'humanité » (Molinari, 1851). De fait, Molinari nous semble passer à côté de la vraie originalité de Bastiat.
13. Cf. « Les mathématiques et la logique », article publié dans la Revue de Métaphysique et de Morale, Années 1905, p. 815-835, 1906, p. 17-38, et p. 294-317, par Henri Poincaré.
14. Et l'économie de pensée commence par les mots que le savant utilise et qui sont eux-mêmes, chacun, une économie de pensée. « On ne saurait croire combien un mot bien choisi peut économiser de penser, comme disait Mach, […] » (Poincaré, op. cit. p. 31).
15. Qu'on trouve, en particulier, à l'INSEE ou au ministère de l'économie et des finances à Paris, à la Commission à Bruxelles ou au Fonds monétaire international à Washington, etc., si on laisse de côté l'enseignement de l'économie donné dans les lycées ou dans les universités où l'économie est confondue avec les mathématiques, la mécanique ou l'histoire et contre quoi Bastiat s'élevait déjà à son époque (cf. livre 5 des Oeuvres complètes, chap. 1. « Spoliation et loi » et chap. 2 « Guerre aux chaires d'économie politique »).
16. On ne développera pas le point par charité, mais aussi parce que son traitement ferait sortir du sujet.
17. Que certains ont dénommé « Introduction ».
18. Rappelons que Bastiat entend par « socialiste » tout écrivain qui imagine une société de fantaisie et ensuite un cœur humain assorti à cette société tandis qu'est « économiste », tout écrivain qui observe l'homme, les lois de son organisation et les rapports sociaux qui résultent de ces lois.
19. Georg Cantor né en 1845, mort en 1913.
20. Selon Poincaré:

Que le lecteur se rassure, pour comprendre les considérations qui vont suivre, il n’a pas besoin de savoir ce que c’est qu’un nombre ordinal transfini. Or Cantor avait précisément démontré qu'entre deux nombres transfinis, il ne peut y avoir d'autre relation que l'égalité, ou l'inégalité dans un sens ou dans l'autre. […]
VII. Les antinomies cantoriennes
Je vais maintenant aborder l'examen de l'important mémoire de M. Russell. Ce mémoire a été écrit en vue de triompher des difficultés soulevées par ces antinomies cantoriennes auxquelles nous avons fait déjà de fréquentes allusions. Cantor avait cru pouvoir constituer une Science de l'Infini; d'autres se sont avancés dans la voie qu'il avait ouverte, mais ils se sont bientôt heurtés à d'étranges contradictions. Ces antinomies sont déjà nombreuses, mais les plus célèbres sont:
          1° L'antinomie Burali-Forti;
          2° L'antinomie Zermelo-König;
          3° L'antinomie Richard.
Cantor avait démontré que les nombres ordinaux (il s'agit des nombres ordinaux transfinis, notion nouvelle introduite par lui) peuvent être rangés en une série linéaire, c'est-à-dire que de deux nombres ordinaux inégaux, il y en a toujours un qui est plus petit que l'autre. Burali-Forti démontre le contraire; et en effet, dit-il en substance, si on pouvait ranger tous les nombres ordinaux en une série linéaire, cette série définirait un nombre ordinal qui serait plus grand que tous les autres; on pourrait ensuite y ajouter 1 et on obtiendrait encore un nombre ordinal qui serait encore plus grand, et cela est contradictoire.  (Poincaré, op. cit.)

La Logique reste donc stérile, à moins d'être fécondée par l'intuition. Voilà ce que j'ai écrit autrefois; les logisticiens professent le contraire et croient l'avoir prouvé en démontrant effectivement des vérités nouvelles. Par quel mécanisme? Pourquoi, en appliquant à leurs raisonnements le procédé que je viens de décrire, c'est-à-dire en remplaçant les termes définis par leurs définitions, ne les voit-on pas se fondre en identités comme les raisonnements ordinaires? C'est que ce procédé ne leur est pas applicable.
Et pourquoi? Parce que leurs définitions sont non prédicatives et présentent cette sorte de cercle vicieux caché que j'ai signalé plus haut; les définitions non prédicatives ne peuvent pas être substituées au terme défini. Dans ces conditions, la Logistique n'est plus stérile, elle engendre l'antinomie.
C'est la croyance à l'existence de l'infini actuel qui a donné naissance à ces définitions non prédicatives. Je m'explique: dans ces définitions figure le mot tous, ainsi qu'on le voit dans les exemples cités plus haut. Le mot tous a un sens bien net quand il s'agit d'un nombre fini d'objets; pour qu'il en eût encore un, quand les objets sont en nombre infini, il faudrait qu'il y eût un infini actuel. Autrement tous ces objets ne pourront pas être conçus comme posés antérieurement à leur définition et alors si la définition d'une notion N dépend de tous les objets A, elle peut être entachée de cercle vicieux, si parmi les objets A il y en a qu'on ne peut définir sans faire intervenir la notion N elle-même.
Il n'y a pas d'infini actuel
; les Cantoriens l'ont oublié, et ils sont tombés dans la contradiction. Il est vrai que le Cantorisme a rendu des services, mais c'était quand on l'appliquait à un vrai problème, dont les termes étaient nettement définis, et alors on pouvait marcher sans crainte.
Les logisticiens l'ont oublié comme les Cantoriens et ils ont rencontré les mêmes difficultés. Mais il s'agit de savoir s'ils se sont engagés dans cette voie par accident, ou si c'était pour eux une nécessité. Pour moi, la question n'est pas douteuse; la croyance à l'infini actuel est essentielle dans la logistique russellienne. C'est justement ce qui la distingue de la logistique hilbertienne. Hilbert se place au point de vue de l'extension, précisément afin d'éviter les antinomies cantoriennes; Russell se place au point de vue de la compréhension.  (Poincaré, op. cit. pp….)

21. Selon Poincaré:

Ce qui nous frappe d'abord dans la nouvelle mathématique, c'est son caractère purement formel: « Pensons, dit Hilbert, trois sortes de choses que nous appellerons points, droites et plans, convenons qu'une droite sera déterminée par deux points et qu'au lieu de dire que cette droite est déterminée par ces deux points, nous pourrons dire qu'elle passe par ces deux points ou que ces deux points sont situés sur cette droite. » Que sont ces choses, non seulement nous n'en savons rien, mais nous ne devons pas chercher à le savoir. Nous n'en avons pas besoin, et quelqu'un, qui n'aurait jamais vu ni point, ni droite, ni plan pourrait faire de la géométrie tout aussi bien que nous. Que le mot passer par, ou le mot être situé sur ne provoquent en nous aucune image, le premier est simplement synonyme de être déterminé et le second de déterminer.
Ainsi c'est bien entendu, pour démontrer un théorème, il n'est pas nécessaire ni même utile de savoir ce qu'il veut dire. On pourrait remplacer le géomètre par le piano à raisonner imaginé par Stanley Jevons; ou, si l'on aime mieux, on pourrait imaginer une machine où l'on introduirait les axiomes par un bout pendant qu'on recueillerait les théorèmes à l'autre bout, comme cette machine légendaire de Chicago où les porcs entrent vivants et d'où ils sortent transformés en jambons et en saucisses. Pas plus que ces machines, le mathématicien n'a besoin de comprendre ce qu'il fait.

22. Même quand leurs auteurs les veulent « macroéconomiques », voire de l'ordre de la « dynamique macroéconomique ».
23. Voir Johnston W. M. (1972), The Austrian Mind. An Intellectual and Social History 1848-1938, University of California Press, Los Angeles.
24. Traduction française: Mises (Von), L. (1985), L'action humaine, Presses Universitaires de France (coll. Libre échange), Paris.
25. Hayek a publié cet ouvrage, qui comprend trois tomes, dans les années 1973-79. Cf. pour la traduction française, Hayek (Von), F. (1986), Droit, législation et liberté, 3 tomes, P.U.F. (coll. Libre Echange), Paris.
26. Cf. p. 117 la liste.
27. Harmonies économiques constitue désormais le tome VI des Oeuvres complètes de Bastiat. Les Oeuvres complètes comportaient six tomes à leur première édition en 1855. À la deuxième en 1862, un recueil de correspondances, qui composent le tome VII, fut ajouté.

 

 

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