Chaque génération nouvelle est née dans une société gérée
par l’État et elle a donc tendance à accepter son existence
comme une donnée ultime de la vie humaine. Durant la vie de
cette génération, l’État poursuit son expansion, toujours
aux frais de nos droits, mais de manière graduelle. À la fin
de sa vie, on s’aperçoit que le monde a pas mal changé,
que des gens, des entreprises, des coutumes, des mots, des
chansons, des voitures, des peuples, etc., ont disparu, tandis
qu’il y en a d’autres qui ont pris leur place. En revanche,
l’État ne disparaît jamais et il croît toujours. La
génération suivante naît par conséquent dans un
environnement bien plus étatiste que la génération
précédente et accepte, elle aussi, cet état d’affaires comme
une donnée ultime de la vie.
Mais si l’on lève la tête et que l’on regarde les choses en
face, est-ce vraiment possible de ne pas remarquer ce qui se
passe? Ne parlons même pas pour l’instant des répercussions
qu’a l’expansion de l’État sur nos institutions culturelles
et intellectuelles. Restons sur le plan matériel des choses
et considérons la dimension purement quantitative de cette
expansion. Chaque année l’État collecte plus d’impôts, fait
plus de dettes et émet plus de billets de monnaie. Chacune
des ces trois techniques exproprie les citoyens et les
réduit en mendiants de l’État. Pourquoi ne nous
révoltons-nous pas?
Pourquoi nous échauffons-nous contre les esclavagistes
modernes qui ravagent les populations destituées en Asie ou
en Europe orientale, mais non pas contre le fisc pour qui
nous sommes obligés de travailler la plupart de l’année?
Pourquoi nous sentons-nous menacés par des mendiants
costauds dans le métro de Paris, mais non pas par
l’inspecteur du fisc qui vient nous voir dans nos maisons et
qui presse ses demandes de manière incomparablement plus
irrésistible? Pourquoi sommes-nous choqués par la violence
qui émane des banlieues, mais acquiesçons-nous à l’expansion
de l’État qui, après tout, est imposée, si besoin est, par
une violence pas moins virulente? Pourquoi méprisons-nous la
plèbe qui manifeste dans la rue pour demander encore plus
d’expropriations, évidemment en sa faveur, tandis que nous
entretenons des rapports amicaux avec les hommes politiques
et les bureaucrates qui acceptent ces demandes et les
mettent en pratique? Pourquoi sommes-nous morts de peur face
à la possibilité qu’un brigand albanais ne nous surprenne
dans une maison de campagne, tandis que nous restons calme
face aux nouvelles lois et réglementations qui, presque
chaque jour, nous surprennent et détruisent nos projets?
Pourquoi en effet? Nos sentiments de sécurité et
d’insécurité ne semblent pas correspondre à l’état objectif
des choses. C’est un fait incontournable que l’État moderne
est de par sa nature même un producteur d’insécurité.
Certes, la violence individuelle dont nous sommes parfois
les victimes et témoins, cette violence est bien plus
spectaculaire. Le brigand qui nous accable dans la rue nous
surprend, et nous n’aimons pas les surprises désagréables.
Mais quand le brigandage est annoncé, quand il se fait
systématiquement, quand il est organisé par toute une
industrie, alors nous n’y voyons plus de brigandage. Et
pourtant c’est cette sorte de brigandage qui est aujourd’hui
la source d’insécurité la plus importante.
Étant donnée la dimension de l’État, il est de loin le
producteur d’insécurité le plus important dans nos sociétés
contemporaines. C’est face à lui que nous devrions sentir
l’insécurité, parce que celle-ci émane de ses activités de
manière tout à fait objective. Mais nos sentiments se
révoltent contre le diktat des faits et de la raison.
Pourquoi cette révolte? Je l’ai dit déjà, et je le répéterai
volontiers: c’est que nos sentiments sont corrompus. Ils
sont corrompus d’un côté par l’expansion graduelle et
souvent imperceptible de l’État; mais d’un autre côté ils
sont corrompus aussi par nos vices, en particulier, par
l’avarice, la lâcheté et l’amour de nos erreurs.
Frédéric Bastiat sera immortel pour sa caractérisation de
l’État moderne comme « la grande fiction à travers laquelle
tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le
monde ». Notons toutefois que Bastiat définit l’État par le
vice d’avarice. L’État prospère parce que nous lui
fournissons une raison d’être par nos demandes
d’expropriation d’autrui.
Mais l’avarice des uns ne pourrait s’imposer à la société
entière sans la lâcheté des autres. Admettons tout de même
que notre lâcheté ne soit pas excessive. L’adversaire est
formidable; l’État contrôle tous les appareils de coercition
(armée et police) ainsi que tous les appareils idéologiques
(écoles, universités, médias, etc.). Comment faire face à
une telle hégémonie? Nous discuterons de cette question à la
fin de notre exposé. Constatons toutefois que sans courage
rien ne va. Il est vain de se plaindre de l’usurpation de
nos libertés si nous préférons en effet notre esclavagisme
commode aux inconvénients de la résistance.
Notre État, pas l’État totalitaire qui exploitait
les peuples dans l’empire soviétique ou en Allemagne nazi serait la
source profonde de l’insécurité? Considérons
les faits. Est-ce que l’État moderne reconnaît des limites à
l’exercice de son pouvoir? Est-ce qu’il y une chose sacrée, juste une,
à laquelle il ne toucherait pas, ni par simple législation ni par
changement de constitution, pour la simple raison qu’il n’a pas le
droit de le faire? La réponse est clairement négative. Il y a des
choses auxquelles il ne toucherait pas à présent, mais le point
saillant est qu’il s’agit dans ces cas d’une simple abstention, non
pas d’un manque de compétence. En principe, l’État peut décider de
tout et de tous ceux qui demeurent dans son champ d’influence; c’est
seulement en pratique qu’il n’utilise pas toujours ce pouvoir, mais
c’est un pouvoir qu’il réclame ouvertement.
Bref, il est vrai que nous ne sommes pas encore en régime totalitaire.
Nous sommes en régime dirigiste ou interventionniste. Dans ce régime,
le gouvernement s’est fait le co-propriétaire de chacun. Les citoyens
retiennent pour ainsi dire leurs droits de propriété, mais ces droits
ne sont plus des droits exclusifs; ce sont des droits partagés avec
l’État qui, à l’heure actuelle, se contente de jouer le rôle
d’éminence grise. Dans la plupart des cas, il nous laisse le choix
d’utiliser nos ressources selon notre gré. Des fois seulement il
exerce le droit de veto qu’il s’est réservé, et alors ce jugement est
définitif. Or c’est ce fait qui est crucial: déjà maintenant, le
jugement de l’État est sans appel. Il n’y a pas de cours neutres
auxquelles nous adresser si nous avons la malchance de nous trouver en
désaccord avec notre gouvernement. Que cela signifie-t-il? Puisque
c’est l’État qui en dernière instance décide de l’emploi de toutes les
ressources, il est d’ores et déjà totalitaire, même si son caractère
totalitaire n’est pas encore manifeste.
En un mot, bien que nous ne soyons pas encore en régime totalitaire,
nous n’en sommes pas loin parce que nous en avons déjà reconnu le
principe de base. Voilà comment le plus grand théoricien de l’État
interventionniste caractérise notre situation actuelle:
S’il relève du
jugement du gouvernement, de décider si oui ou non une
situation économique donnée justifie son intervention,
il n’y a plus de domaine réservé au marché. Ce ne sont
plus dès lors les consommateurs qui décident en dernière
instance ce qui doit être produit, en quelles quantités
et qualités, par qui, où et comment – mais c’est le
gouvernement. Car, dès lors que le résultat du
fonctionnement d’un marché non entravé diffère de ce que
les autorités considèrent comme « socialement »
désirable, le gouvernement intervient. Cela signifie que
le marché est libre aussi longtemps qu’il fait
exactement ce que le gouvernement désire qu’il fasse. Il
est « libre » de faire ce que les autorités jugent bon,
il ne l’est pas de faire ce que les autorités jugent
mauvais; la décision entre ce qui est bon et ce qui est
mauvais revient au gouvernement. Ainsi la doctrine et la
pratique de l’interventionnisme tendent finalement à
l’abandon de ce qui au départ les distinguait du
socialisme catégorique, et à l’adoption complète des
principes d’une planification générale de nature
totalitaire.(1) |
L’État moderne est le co-propriétaire de chaque
citoyen. C’est ce fait qui le distingue de tous ses prédécesseurs, et
c’est ce fait aussi qui distingue la guerre civile de nos jours des
guerres des âges précédents.
Pour voir ce fait dans toute son ampleur, et pour gagner une
certaine perspective sur les alternatives politiques à l’État moderne,
il faut se rendre compte qu’il est précisément cela: il est moderne.
Pour la pensée politique du haut Moyen-Âge, saturée des catégories que
Saint Augustin avait établies dans La Cité de Dieu, l’idée qu’un
prince puisse s’emparer de la propriété de ses sujets sans limites
objectives et dans les seules contraintes de sa propre volonté, cette
idée aurait été considérée blasphématoire.
Par conséquent la constitution politique de cet âge était ancrée dans
la notion que la même loi de Dieu s’applique à tout le monde, qu’il
soit roi ou mendiant. Ce n’était pas l’homme qui faisait la loi, mais
Dieu. L’homme se devait de reconnaître la loi divine telle qu’elle se
manifeste dans la loi naturelle. Son obligation première était d’aimer
Dieu et Sa loi, et d’appliquer cette loi dans un esprit de charité.
Cette conception politique n’excluait pas les inégalités. Chaque
individu avait en effet des droits particuliers aussi bien que des
obligations particulières. Il y avait égalité entre les hommes
seulement sous deux aspects, à savoir, qu’ils étaient tous des
créatures de Dieu et que la promesse du salut éternel avait été donnée
à chacun d’entre eux. Mais encore, le point saillant était que ce
n’était pas l’homme qui désignait les inégalités entre les hommes. Il
trouvait et reconnaissait ces inégalités comme un fait de nature. Même
si un seigneur était infiniment riche, et même s’il contrôlait toutes
les armes et était chargé d’imposer la loi, il aurait été toutefois
impensable que ce seigneur puisse modifier la loi selon son gré. La
propriété du plus humble était hors jeu même pour le plus puissant. Il
est vrai que ce principe était reconnu seulement en théorie, tandis
qu’en pratique la mentalité sauvage des hommes empêchait son
application rigoureuse. Mais toujours reste-t-il que le principe était
sacré. Ce n’était pas l’homme qui définissait ce qui était juste et
bon. C’est Dieu seul qui faisait la loi, une loi qui se présentait à
l’infidèle sous la forme des lois de la nature.
L’homme n’a qu’à connaître et appliquer ces lois qui existent
indépendamment de sa volonté. Voilà la grandeur juridique et politique
du Moyen-Âge.
Certains libéraux ont du mal à glorifier le Moyen-Âge sous un autre
jour que celui de la sentimentalité romantique. Je ne parle pas des
positivistes légaux, qui croient que la loi est en effet un produit de
la volonté humaine, plutôt qu’un fait de nature. Je parle de ceux qui
condamnent le Moyen-Âge pour son caractère barbare. Évidemment il est
vrai que c’était une période barbare, mais le point crucial est que la
constitution politique dont nous parlions n’était pas la cause de
cette barbarie médiévale. Bien au contraire, elle était un des
facteurs les plus importants qui ont contribué à faire sortir l’Europe
de sa misère.
Cette constitution glorieuse émanait des catégories
politiques de St Augustin. Mais on se ferait une mauvaise idée sur le
Moyen-Âge si l’on croyait que ces catégories étaient incontestées.
Elles étaient contestées, en particulier par les intellectuels à gage
– une peste non seulement de notre âge. Depuis le onzième siècle au
moins, les sycophantes papaux et royaux inventaient les justifications
les plus extravagantes pour préparer le futur expansionnisme
totalitaire de leurs chefs. Dans la première moitié du treizième
siècle, nous lisons par exemple chez Laurentius Hispanus:
Ainsi, il est
dit que [le pape] a une volonté divine. Comme le pouvoir
du prince est grand! Il change la nature des choses en
appliquant les attributs essentiels d’une chose à une
autre […], il peut transformer la justice en iniquité en
corrigeant tout canon ou loi; car, en ces matières, sa
volonté est tenue pour raison […] Il est néanmoins tenu
d’adapter ce pouvoir au bien public. |
Ces tendances au mysticisme politique avaient été
renforcées par la redécouverte de la pensée juridique romaine, qui
exaltait le pouvoir de l’empereur de manière toute similaire. Mais
pendant des siècles ces dérives n’étaient pas généralement reconnues,
et quand on les appliquait pour justifier des brigandages ponctuels,
elles ne jouaient que le rôle de feuille de vigne. Les différentes
notions d’une puissance illimitée du Pape et des rois n’étaient pas
plus que des tentations intellectuelles d’une pensée fermement ancrée
dans une conception véritablement chrétienne de la politique.
Le grand changement intervient au seizième siècle avec la révolution
protestante qui amène finalement leur application. La révolution
protestante est d’habitude considérée du seul point de vue de la
révolte contre l’autorité doctrinale de l’Église. Mais ce n’était pas
son aspect intellectuel qui la distinguait de ses innombrables
prédécesseurs. Les révoltes contre les seuls dogmes catholiques ont
été combattues très effectivement par le moyen de l’excommunication.
Mais la révolte de Luther et de Calvin se distinguait de toutes les
autres en ce qu’elle fournissait le prétexte à une expropriation à
grande échelle. Les princes allemands et suisses furent les premiers à
s’emparer des églises, des cloîtres et de leurs territoires. Quand peu
après Henri VIII d’Angleterre suivit leur exemple, la violence se
répandit vite sur le reste de l’Europe. Partout nobles et vilains
tâchèrent de saisir ce moment d’anarchie qui présentait une grande
opportunité de brigandage impuni.
Il n’y a pas de moyen plus sûr de méconnaître la signification de la
révolution protestante que de la réduire à un phénomène purement
spirituel ou intellectuel. Sa signification politique et, comme on le
verra, sa grande signification pour la production de sécurité
n’avaient rien à voir avec les doctrines du péché originel et de la
rémission des péchés. Sa véritable signification était qu’elle violait
les droits de propriété de l’Église catholique dans une dimension
jamais connue avant. Elle était essentiellement du brigandage à grande
échelle, brigandage opéré par ceux-là mêmes qui étaient censés protéger
la propriété de tous.
Que faire face à un pareil crime abominable? On appliquait deux
solutions: la punition et la justification. La tentative de restaurer
la justice par la force échouait finalement après plus d’un siècle,
dans la Guerre de trente ans. En revanche, les efforts de
justification du grand brigandage « protestant » ont été couronnés
d’un succès éclatant. Ces efforts donnaient une nouvelle vie aux
mythes politiques de l’Antiquité, qui dans les siècles précédents
avaient été redécouverts et élaborés, en particulier par les
sycophantes papaux et royaux. Ressuscités de leur tombeau et habillés
dans une nouvelle rhétorique, les anciens mythes politiques ont depuis
reconquis la pensée politique occidentale. Le résultat paradoxal de ce
processus est notre âge moderne, dont la modernité consiste
précisément en l’acceptation universelle des mythes politiques de
l’Antiquité.
Le principal mythe fondateur de la modernité est celui de la
souveraineté, qui est également connu sous le nom d’absolutisme.
Que le prince est souverain, cela veut dire qu’il est au-dessus de la
loi. Tous les autres doivent la respecter, mais pas lui. Voilà le
noyau dur de la théologie politique de l’âge moderne. On pourrait
croire qu’il s’agit ici à peine d’une modification marginale des idées
prévalant au Moyen-Âge. En fait, il s’agit d’un bouleversement complet
de toutes les notions sous-jacentes à notre civilisation. Il est vrai
que la doctrine de la souveraineté ne concerne pas la personne du
prince. Mais elle établit un principe dont on ne pouvait éviter la
généralisation, et l’histoire a montré comment il s’est généralisé.
D’après ce principe, ce n’est plus Dieu qui fait la loi pour tous,
mais au contraire il existe au moins un homme qui se fait la loi pour
lui-même. En d’autres mots, les lois sociales ne sont pas des faits de
nature, mais dépendent, ne serait-ce qu’en partie, de la volonté
humaine.
Il est évident que ce mythe, au-delà d’être une justification des
expropriations du seizième siècle, peut servir aussi à justifier
n’importe quelle expropriation par laquelle le gouvernement cherche à
s’enrichir aux dépens de ses sujets. On peut donc résumer l’histoire
de l’Occident depuis le seizième siècle en deux propositions: un, pour
justifier un crime qui criait aux cieux, on élevait une ancienne
erreur politique en principe d’État. Deux, depuis lors, cette erreur,
par un long processus, a infecté, dégradé et perverti toutes nos
institutions.
Au début, l’erreur ne concernait que la personne du roi, et quand on
commençait à l’appliquer sous les premiers rois absolutistes, elle
augmentait l’insécurité de la population générale seulement de manière
marginale.
Mais s’il est possible, en principe, que l’homme fasse les lois
sociales, pourquoi ce pouvoir devrait-il résider seulement dans un
seul individu, à savoir, dans la personne du prince? Il s’est avéré
impossible de donner une raison satisfaisante pour cette limitation.
Les appétits avaient été éveillés et on procédait à une première
généralisation de l’erreur. Moins d’un siècle après la mort de Louis
XIV, les révolutions américaine et française ont mis en pratique le
principe selon lequel ce n’est pas seulement la volonté du roi qui
peut faire la loi, mais également celle de la multitude. Le culte de
la démocratie – appelé également celui de l’humanité ou celui de
l’Homme avec un « H » majuscule – remplaçait alors le culte du roi
qui, à son tour, avait déjà éliminé le culte de Dieu.
Les implications pour la sécurité sont patentes. Le pouvoir absolu du
roi ne menaçait, en pratique, que la sécurité de la propriété de ses
plus grands adversaires, à savoir, l’Église et les princes. En
revanche, le pouvoir absolu de la multitude menaçait, dès son
institution, la sécurité de la propriété de tout le monde. Dans les
deux cents ans qui se sont écoulés depuis les révolutions
démocratiques, cette menace s’est exprimée dans deux techniques
d’expropriation, l’une abrupte, l’autre graduelle. La technique
abrupte a prévalu dans les révolutions, telle que la révolution
bolchevique. Alors qu’elle est plus spectaculaire et intimidante que
la technique graduelle, c’est cette dernière qui a été bien plus
importante. L’expropriation graduelle a en effet
mis son empreinte sur l’histoire des deux derniers siècles.
Les prétextes pour cette expropriation graduelle ont fréquemment
changé. Il ne faut pas se tromper: le fait que l’expropriation des
derniers cent ans se soit passée au nom de l’égalitarisme est une
circonstance somme toute accidentelle. L’expropriation a été
irrésistible, non pas en raison de tel ou tel prétexte qu’on avait
invoqué pour la justifier, mais parce que le principe de base,
l’erreur fondamentale, n’avait quasiment jamais été mis en doute. Ceci
explique l’énorme flexibilité par laquelle l’État moderne s’adapte et
prospère dans des conditions très différentes. Il s’agrandit en Suède
et en Espagne, en France et au Chili, en Allemagne et aux États-Unis,
et même en Suisse. Il prospère au nom de l’égalité et au nom de la
différence, au nom de la justice et au nom de la compassion, au nom de
l’apartheid et au nom de l’humanité. Les prétextes changent, mais
l’État fleurit ... et il se moque des prétextes.
La croissance de l'État moderne |
Vous allez me demander: mais comment se fait-il alors que nous
ayons réalisé un tel progrès matériel depuis l’établissement de la
démocratie?
S’il est vrai que l’État nous exproprie depuis plus de deux cents ans,
comment se fait-il que nous ne sommes pas complètement destitués, mais
que, bien au contraire, nous ayons pu créer une opulence sans pareille
dans l’histoire de l’humanité?
Je réponds que cela s’explique par l’intervention de deux facteurs.
D’un côté, la croissance de l’État a été pendant un certain temps la
croissance de l’État national, et cette croissance s’est faite aux
dépens des pouvoirs intermédiaires. Au dix-neuvième siècle et jusqu’à
l’aube de la Grande Guerre, c’est-à-dire pendant la phase de la plus
forte croissance économique, le résultat net a été une stabilisation
des charges de l’État à un niveau relativement faible.
D’un autre côté, la science économique avait déjà démontré le
caractère nuisible des entraves au commerce et à la production. À
l’heure de gloire de l’économie politique au dix-neuvième siècle,
l’État national a pris les enseignements de cette nouvelle science
comme prétexte pour abolir les privilèges des pouvoirs intermédiaires.
Cette libéralisation de la production et du commerce a engendré
l’énorme croissance économique du dix-neuvième siècle.
Au début du vingtième siècle, l’expansion de l’État national ne
pouvait plus se faire aux dépens des pouvoirs intermédiaires, qu’il
avait déjà réduits à une taille insignifiante. Depuis lors, l’État
national a continué son expansion aux frais de la population
elle-même, et la croissance économique est par conséquent en
stagnation aujourd’hui. L’État pèse lourd sur le porte-monnaie de ses
sujets: l’augmentation des impôts depuis le début du vingtième siècle
est considérable, la croissance des dettes publiques est dramatique et
l’inflation – l’imposition en toute douceur – est monstrueuse.
Cette expansion de l’État moderne ne s’est pourtant pas produite
dans un vide. Elle a eu de profondes répercussions non seulement
sur le droit, la philosophie, la monnaie, la langue et le langage, les
médias, les écoles et les universités, mais aussi sur la mentalité des
gens.
L’État moderne s’appuie sur la notion que la volonté humaine non
seulement transforme la réalité selon ses projets, mais qu’elle peut
aussi créer des choses ex nihilo. L’État crée des lois là où il
n’y en avait point avant. Par exemple, par sa seule volonté il fait
ainsi que l’expropriation soit juste et bonne dans certains cas. Il
crée de la monnaie à sa volonté, la preuve en étant que nous en avons
de plus en plus chaque année. Il crée aussi des génies selon son gré,
la preuve en étant le nombre croissant de ceux qui sortent de l’école
avec un diplôme de baccalauréat, ainsi que le nombre de ceux qui
sortent des universités avec un diplôme de maîtrise et de doctorat.
Le bon sens et – au cas où le bon sens nous manquerait – un peu
d’éducation philosophique nous renseignent sur le fait que la seule
volonté humaine ne crée rien. Ce que la volonté peut faire est de
diriger nos ressources et nos énergies vers telle ou telle action.
Nous pouvons alors connaître et transformer une réalité toute faite,
mais nous ne saurions créer quoi que ce soit. La matière, les lois de
la nature, les lois sociales, les lois normatives – tout cela ne
dépend pas de la volonté de l’homme.
Mais l’État moderne, de par sa nature même, nie ces vérités. Toutes
ses activités ont pour effet de démontrer que la volonté humaine peut
créer des choses ex nihilo et que la réalité n’est là que pour
être supplantée par nos fictions. L’État moderne nie donc tous les
standards objectifs qui s’opposent á sa volonté. Il est l’institution
nihiliste par excellence.
Si un particulier quelconque nous faisait l’éloge du nihilisme
radical, nous serions incrédules au point de nous en moquer. Mais
l’expansion irrésistible de l’État est un fait incontestable, et à
chaque pas, cette expansion est justifiée par une négation de la
réalité. Chaque fois, en effet, on nous dit que les expropriations
sont productives, plutôt que de simples expropriations. On nous dit
que la violence des impôts crée des emplois, qu’elle nous protége
contre la faim, qu’elle crée une plus grande égalité en société,
qu’elle améliore nos écoles, etc.
Nous savons bien que tout ceci est faux. Frédéric Bastiat et ses
disciples modernes l’ont montré maintes fois. La violence – et c’est
bien ça la nature de l’État – ne crée rien; elle exproprie, c’est
tout.
Mais toujours reste-t-il que l’expansion de l’État est un fait
incontestable, et ce fait pèse lourd, auprès du grand public, en
faveur des justifications qui l’accompagnent. Le succès de cette
expansion confère au nihilisme étatique une certaine crédibilité. Et
c’est la raison pour laquelle il a eu un effet manifeste sur la
mentalité du peuple, et en particulier sur la mentalité des étatistes
mêmes.
Considérons le cas de l’école publique.
Aujourd’hui il est presque inévitable que les élèves y fassent la
connaissance intensive du nihilisme. En particulier, ils apprennent
dans plus d’une classe que toutes les limitations de l’homme sont plus
ou moins artificielles. Elles résultent de certaines constructions
purement intellectuelles et leur fonction essentielle est de préserver
les rapports de domination qui garantissent l’exploitation continuée
des enfants, des femmes, des travailleurs, du Tiers Monde, etc. La
« logique d’exploitation » veut que, dès qu’on accepte une
construction de base, quelle qu’elle soit, on est déjà en voie
d’assujettissement.
Il n’y a donc qu’un seul moyen sûr d’émancipation, à savoir, le
remplacement de l’idéologie régnante par de constructions nouvelles
qui, elles, empêchent l’exploitation de l’homme par l’homme ou qui du
moins amènent des rapports de force plus convenables. Soulignons que
les nouvelles constructions sont de pures émanations de notre volonté;
en fait, de notre fantaisie. C’est notre seule volonté qui a le
pouvoir de créer la réalité sociale telle que nous la souhaitons.
Voilà pourquoi les militants de la gauche, surtout les jeunes, nous
bombardent inlassablement avec des discours d’émancipation et avec des
revendications de nouveaux droits. Quand on leur dit que leurs projets
sont vains – que l’expropriation est tout simplement un moyen
inadéquat pour atteindre les buts qu’ils se sont fixés – ils ne
comprennent pas. Un bon nombre d’entre eux pensent sincèrement que la
volonté est tout ce qui compte en politique. Rejeter leurs projets
veut dire à leurs yeux que l’on est dépourvu de bonne foi ou de
détermination.
Les implications en matière de sécurité publique sont patentes. C’est
que les demandes adressées à l’État sont illimitées et que l’État est
donc poussé – forcé même sous la pression des masses électorales – de
se rendre et d’intensifier son expansion, tout cela, bien entendu, aux
frais de la population. Qui plus est, l’État entraîne un cercle
vicieux: plus il se fait esclave des fantaisies populaires, plus il
stimule ces mêmes fantaisies dans l’avenir. Jamais son activité n’est
suffisante aux yeux des militants nihilistes.
Le résultat de tout cela est une guerre civile permanente – guerre
civile dont le vingtième siècle est le témoin. S’il n’y a pas de
standards objectifs en politique du tout, alors il est raisonnable
qu’on se dépêche de saisir le pouvoir pour imposer sa volonté aux
autres; et il est déraisonnable de se fixer des limites a priori.
Il faut
regarder la chose en face. Nous sommes en guerre. C’est une guerre qui n’a jamais été déclarée, et
nous y sommes déjà depuis un bon moment. Si nous n’arrivons pas à
identifier l’ennemi, nous allons perdre cette guerre et nous allons
perdre toutes les libertés qui jadis ont été achetées par le sang de
nos ancêtres.
Qui est donc l’ennemi? Ce n’est pas la gauche, même pas la gauche
plurielle. Ce n’est pas l’extrême droite. Ce ne sont pas les gens qui
désirent vivre en régime démocratique, ni ceux qui préfèrent la
monarchie. Ce ne sont pas les hommes et les femmes qui travaillent
pour l’État. L’ennemi ne peut pas être vaincu non plus en gagnant une
ou des batailles dans l’éternelle guerre civile pour le contrôle de
l’État que nous appelons élections.
La vérité est que l’ennemi est en nous. C’est que consciemment ou
inconsciemment nous faisons hommage au culte de l’Homme ou, plus
précisément, au culte de la volonté de l’homme. Nous trouvons plaisir
aujourd’hui à penser qu’il n’y a pas de lois sociales naturelles, que
nous pouvons créer des sociétés par la puissance de l’État. C’est
cette foi crédule – étatisme, statolâtrie – qui est le fondement de
l’expansion irrésistible de l’État et de ses monopoles. C’est elle qui
est à la base de la négation de l’individu, et c’est donc elle qui
engendre le grand nihilisme étatique dont les métastases ont déjà
affaibli tous les aspects de notre civilisation.
Comment alors sortir de l’impasse? Quelle est la bonne stratégie pour
rétablir la liberté parmi nous? La question
est à la fois simple et difficile. Elle est simple parce que le moyen
essentiel de la réforme est d’abandonner la superstition politique
qu’est l’État moderne – qui en fait est une réincarnation de certains
mythes politiques de l’Antiquité. Cet abandon ne peut se faire que
dans l’esprit et dans le coeur de chaque individu. Personne ne peut
empêcher ce premier pas de la réforme, et c’est un pas qui est
crucial. L’individu qui fait cet acte personnel de sécession est
d’ores et déjà indépendant, du moins en ce qui concerne ses pensées et
sa vie spirituelle. Il s’est partiellement libéré du culte de la
statolâtrie et ce qui reste à faire est d’assurer la sécession
également dans le domaine des choses matérielles.
Mais cette réforme – qui en effet est seule viable – cette réforme est
également difficile parce qu’elle exige une certaine discipline
intellectuelle et morale. Il ne faut surtout pas succomber à la
tentation d’établir le royaume de la liberté sur terre par l’État.
C’était la grande erreur stratégique des libéraux des 18e et 19e
siècle, qui y ont succombé tout comme les grands penseurs du
conservatisme. Face au mouvement républicain, la plus grande source de
l’expansion de l’État, les conservateurs ont opté pour une stratégie
de contrôle de l’État afin de supprimer leurs adversaires. Dans son
fameux essai sur la dictature, Juan Donoso Cortés considérait qu’il y
avait en effet deux sources de civilisation: la Foi chrétienne, qui
détermine le fidèle à intérioriser les règles nécessaires pour la vie
en société, et la puissance de l’État. Pour sauvegarder la
civilisation, il était donc nécessaire, d’après lui, de substituer la
force à la religiosité, dans la mesure où l’esprit chrétien était en
régression.
Erreur capitale! La force ne saura jamais créer une société.
L’intériorisation des règles nécessaires pour la vie en société est en
effet la seule manière de bâtir une société ou, plus précisément,
c’est la seule manière de construire une société d’hommes libres,
plutôt qu’une fourmilière. Mais les libéraux du 19e partageaient
cette erreur des conservateurs; et donc ils finirent par suivre la
même stratégie axée sur la puissance de l’État quand ils eurent à
affronter la résistance de l’Église et celle du mouvement socialiste.
Il reste donc que la seule stratégie viable pour rétablir nos libertés
est la sécession, sécession qui commence dans la tête de chaque
individu et qui s’élargit et s’amplifie ensuite par la bataille
intellectuelle et par des coopérations hors de l’État. Notre plus
grand défi politique à l’heure actuelle est d’ériger des réseaux et
des organisations spirituels, intellectuels, éducatifs et politiques
hors des réseaux et organisations contrôlés par l’État. Nous devons
rebâtir la société libre, qui est en effet la véritable et seule
Société, en parallèle de la société officielle vouée au culte de
l’État.
Il est évident que tout ceci requiert un effort matériel et mental
presque miraculeux. Il est en effet nécessaire que nous maintenions –
puisque nous sommes contraints de le faire – la société étatisée par
nos impôts et qu’en même temps nous fassions naître, avec les moyens
qui nous restent, une autre société parallèle, société qui dans
l’avenir sera le berceau d’une renaissance de la civilisation. Nous
devons payer un loyer au brigand qui a usurpé les droits de propriété
de notre maison ancienne et en même temps construire une nouvelle
maison.
Voilà une stratégie qui est dure et, sans doute, à la limite de nos
forces. Mais c’est une stratégie noble et, surtout, c’est la seule
stratégie viable.
Ceux qui préparent leur retraite hors du soi-disant « système de
sécurité sociale » ont déjà reconnu le bien-fondé de nos propos. Ils
continuent à payer leurs cotisations de sécurité sociale (qui sont
perdues à jamais dans les trous du trésor public) et en même temps ils
font des épargnes supplémentaires à leur compte personnel.
Répétons-le: c’est une démarche dure, mais elle est viable et elle est
certainement digne des hommes et des femmes qui préfèrent la
responsabilité à la tutelle asphyxiante de l’État.
Il est vain d’essayer de sauver, ou même d’améliorer de quelque
manière que ce soit, la société étatisée contemporaine. En vérité
cette société étatisée est perdue. Elle ne peut pas être réformée
parce qu’elle ne veut pas la réforme; elle veut juste notre argent et
nos énergies pour ses projets fantastiques et vains. Il n’est pas
possible de lui refuser notre argent, mais nous pouvons lui refuser le
reste. Faisons-le tant qu’il est temps.
À l’aube de la civilisation chrétienne, les habitants de la Gaule ont
été confrontés au même problème qui nous occupe aujourd’hui. Ils
assistaient au déclin d’une grande civilisation et à l’implosion
finale de cette civilisation sous le poids de l’État-providence, de
l’inflation et des invasions barbares. Nous n’y sommes pas encore tout
à fait, mais nous nous acheminons vers la même fin. À l’époque, la
civilisation a survécu parce qu’un petit nombre d’hommes et de femmes,
inspirés par l’oeuvre de Saint Augustin, ont choisi de construire la
Cité de Dieu et d’ignorer la cité étatisée. La même tâche nous attend
aujourd’hui. Pour créer une cité libre, nous devons prendre les choses
dans nos propres mains et surtout ignorer la cité étatisée.
À l’heure actuelle, les ressources que nous pouvons employer à cette
grande fin sont encore considérables. Plus nous attendons, plus le
fisc diminuera notre point de départ matériel. Il dépend donc
entièrement de nous-même avec quelle aisance nous mettons ladite
stratégie en pratique. Si nous commençons maintenant, nous pouvons
probablement supplanter l’État en trois ou quatre générations. Mais si
nous attendons trop longtemps, nos enfants seront renvoyés dans les
mêmes circonstances de misère et de barbarie que nos ancêtres qui ont
bâti la civilisation chrétienne à partir du 5e siècle – et il n’est
probablement pas nécessaire que je vous rappelle la longueur de ce
processus et les douleurs qui l’ont accompagné.
Commençons donc dès à présent à ignorer ce qui se passe dans les
couloirs des appareils d’État. Ignorons ce qui nous est présenté comme
des nouvelles par les chantres du pouvoir dans les journaux et à la
télévision. Ignorons enfin ce qui est enseigné dans les églises de
l’étatisme – les anciennes écoles et universités. Concentrons notre
attention et nos efforts sur la construction de la société nouvelle.
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