Les
économistes ont souligné le rôle majeur de l’apprentissage
dans les processus d’innovation. Or, l’apprentissage
implique l’échec, qui permet de rectifier les comportements,
donc d’apprendre. Ainsi, les individus évoluant dans le pays
A auront une plus grande aversion pour le risque alors que
les individus évoluant dans le pays B sont incités à prendre
des risques. De ce point de vue, la société américaine est
bien plus ouverte que la société française: alors que la
première voit dans l’échec la preuve que l’individu a tenté
quelque chose, la seconde voit dans l’échec la preuve de
l’incapacité de l’individu à construire de l’ordre social –
d’où l’importance des réglementations qui encadrent les
comportements et le rôle prééminent donné à l’État comme
garant de l’ordre social – et se sert de l’échec pour
inhiber l’innovateur potentiel. L’échec est une faute qui
vous renforce dans l’idée que l’autre est meilleur que vous
ou, ce qui revient au même, que vous n’auriez jamais dû
tenter cette « folie ». Il en découle une aversion au risque
exacerbée doublée d’une tyrannie de l’échec qui rigidifient
les comportements et braquent les individus par rapport à
toute perspective de changements et toute idée
nouvelle.
Les récents débats autour
du développement du réseau Internet ou des possibilités
ouvertes par les manipulations génétiques (notamment les
OGM) sont, à cet égard, révélateurs de deux attitudes
psychologiques opposées: d’un côté, on peut s’émerveiller
des possibilités ouvertes par la technique; d’un autre côté,
on peut en être effrayé. La technique est par nature
ambivalente; il ne s’agit nullement de nier les dangers dont
elle est toujours porteuse. Mais, il est tout aussi
caricatural de nier les progrès qu’elle permet de mettre en
oeuvre. Les débats virulents autour des possibilités
nouvelles offertes par la technologie sont révélateurs des
fantasmes que développe une certaine partie de l’opinion
française face à la technologie, notamment quand elle vient
des États-Unis.
Alors qu’il peut être une
définition de l’espérance et une version positive de
l’ambition personnelle, le « tout est possible » prend chez
nous une connotation effrayante qui pousse nos dirigeants à
légiférer ou, dans les cas extrêmes, à déclarer un moratoire
au nom du principe de précaution. Si l’intention est
louable, on sait aussi qu’on ne peut, par définition,
baliser par avance le champ des possibles sauf à appauvrir
la dynamique de l’innovation. Les attentes de l'« opinion
publique » sont en ce domaine bien paradoxales: soit les
gens s’effraient du fait que personne ne contrôle le réseau
Internet, dénonçant une anarchie insupportable; soit ils
s’effraient du fait que le réseau peut être contrôlé par un
« big brother » capable d’épier le moindre acte de notre vie
privée.
Devant cette indécision,
la technologie n’a pas de réponse. Internet est un reflet
« virtuel » du marché: personne ne contrôle le marché car
tout le monde y participe d’une manière ou d’une autre.
La dimension financière et
démographique du risque-pays |
Le risque-pays est une donnée structurelle que l’on ne peut modifier
que par des politiques structurelles qui sont de nature à agir
notamment sur l’environnement financier et démographique d’un pays.
L’incapacité à mettre en oeuvre de telles réformes de structure est
un facteur d’accroissement du risque-pays.
La dimension financière
Revenons un instant sur
l’épisode des enchères organisées en Angleterre et en Allemagne pour
l’attribution des fréquences aux nouvelles générations de téléphones
portables. À cette époque, le gouvernement français s’est refusé à
adopter ce même processus d’enchères. La raison invoquée était qu’il
était indispensable de protéger les intérêts des groupes français de
communication qui n’avaient pas les moyens de riposter à une offre
de firmes étrangères plus richement dotées(2).
Remarquons au passage que
la notion de firmes étrangères produit une résonance étrange à un
moment où l’on s’efforce de construire l’Europe. En effet, alors que
nos dirigeants se sont efforcés de nous expliquer qu’il fallait
construire l’Europe dont l’euro – sa monnaie unique – constituerait
le premier symbole, il est assez surprenant que ces mêmes dirigeants
considèrent les capitaux allemands, anglais, espagnols ou italiens
comme des capitaux étrangers dont il faudrait se protéger. De plus,
c’est précisément cette volonté de privilégier la souveraineté
nationale par rapport aux intérêts stratégiques des firmes qui a
contribué, par le passé, à notre isolement dans un grand nombre de
secteurs industriels.
Il est aussi légitime de
se demander pourquoi, alors que la France se présente comme une des
premières puissances économiques du monde, les groupes français des
télécommunications n’ont justement pas les capacités financières
nécessaires pour participer aux restructurations en cours et à
venir. Ce constat peut être fait dans le secteur hautement
technologique de informatique mais aussi dans un secteur plus
traditionnel comme l’industrie touristique alors que la France est
le pays le plus visité dans le monde. On observe le même phénomène
dans le secteur bancaire. Alors qu’elle commence à sortir d’un
isolement imposé par l’histoire des nationalisations des années
Mitterrand et la mise en oeuvre d’une réglementation purement
nationale pour s’insérer maintenant dans le tissu bancaire européen,
force est de constater que nos banques sont loin d’avoir la
puissance d’actions de leurs homologues européennes.
Cette insuffisance de
capacités de financement – alors que la plus grande partie de
l’épargne des ménages est co-optée pour les besoins de financement
de la dette publique – pénalise gravement notre économie, tendant à
nourrir cette aversion plus forte pour le risque à un moment où les
changements technologiques imposent aux acteurs économiques de faire
des choix décisifs mais risqués. La nationalisation de la
quasi-totalité du secteur bancaire français dans les années 80, au
moment même où les banques européennes se préparaient à un
renforcement de la concurrence qui allait nécessairement suivre
l'harmonisation du marché bancaire européen, a encore éloigné le
système bancaire de sa principale mission de financement de
l'activité économique en en faisant le fer de lance d’une politique
industrielle de promotion des « champions nationaux » qui s’est
avérée être une impasse coûteuse pour le contribuable (voir le cas
de Bull).
De plus, la fiscalité
française agit comme un puissant instrument d’orientation de
l’épargne en faveur de l’État: les pouvoirs publics canalisent
l’épargne vers les produits attrayants – assurance-vie – qui ont
pour vocation de financer la dette publique. Le remboursement de la
dette publique, s’il est nécessaire, constitue un détournement de
l’épargne vers le passé – il s’agit de rembourser les dépenses
réalisées hier – alors que la vocation « naturelle » de l’épargne
est d’être tournée vers le futur, en permettant de financer
l’investissement, c’est-à-dire à faire émerger les activités et les
métiers de demain. C’est pourquoi l’État se doit d’être mesuré dans
ses dépenses: sa capacité d’endettement n’est pas infinie sauf à
hypothéquer l’avenir d’une nation toute entière. N’oublions pas que
l’état des finances publiques, et notamment la capacité à maintenir
un taux d’endettement soutenable dans le temps, est un élément
fondamental du risque-pays.
L’histoire des grandes
innovations montre enfin qu’un inventeur est rarement à la fois
créateur et gestionnaire, et que le lancement d’une innovation
requiert une équipe qui permet de réunir différentes compétences
(ingénieur, manager et financier). Il est aussi rare qu’il dispose
de l’argent nécessaire à l’exploitation industrielle de son
invention, d’où l’intérêt de la société anonyme qui lui permettra
d’accéder aux marchés des capitaux. Encore faut-il que les marchés
financiers soient suffisamment développés et orientés vers
l’innovation. Aux États-Unis, le développement du capital-risque (venture
capital) contribue à assurer le financement des PME les plus
innovantes. Lorsqu’une entreprise créée ou reprise sur deux
disparaît dans les cinq années qui suivent sa création, le risque
est considérable pour l’apporteur de capital; mais le gain en cas de
succès permet de largement récupérer sa mise initiale. Cette seule
possibilité, aussi minime soit elle, suffit à constituer une
puissante incitation à la création d’entreprise. Les candidats à
l’innovation, moins timides, se risquent plus volontiers à plusieurs
tentatives.
La possibilité de faire
fortune ou le risque de tout perdre constituent des éléments
culturellement acceptés dans les sociétés anglo-saxonnes et
interviennent de manière déterminante dans les comportements
d’innovation. En France, non seulement l’échec est mal vécu mais la
réussite économique est mal acceptée par la collectivité qui se
plaît à montrer du doigt « ceux que la crise – ou la croissance
selon la conjoncture – enrichit ». Mais, ce serait une erreur grave
de chercher à limiter les opportunités d’enrichissement qui
résultent de l’aboutissement d’un processus d’innovations.
La dimension démographique
Puisque le capital humain
joue un rôle primordial dans la croissance économique, puisque la
richesse est avant toute chose dans la personne humaine, il convient
de redonner à la variable démographique toute son importance dans
l’analyse de la dynamique économique en général, et dans l’étude des
comportements d’innovation et de diffusion des innovations en
particulier. Alfred Sauvy fut l’un des rares économistes à avoir
intégré les facteurs démographiques dans l’explication de la
croissance économique en posant explicitement la question des
rapports entre progrès technique et structures démographiques(3). Il
a défendu la thèse selon laquelle le dynamisme démographique
favorise la croissance économique et le progrès technique tandis que
la stagnation démographique est un facteur de ralentissement des
innovations.
Plus tard, dans le modèle
de croissance néoclassique, la démographie intervient comme un
paramètre exogène qui explique la croissance de la taille de
l’économie. Certes, la taille de l’économie est une variable
importante dans le sens où l’importance des marchés conditionne les
tailles critiques des entreprises à partir desquelles il est
rationnel d’entreprendre des investissements, et notamment des
investissements dans la R&D.
Pourtant, les facteurs
démographiques sont rarement évoqués par les théoriciens de
l’innovation sauf sous leur angle purement quantitatif. Mais la
prise en compte de la dimension humaine de l’innovation invite à
poser par exemple le problème du vieillissement de la population.
L’Europe est caractérisée par la faiblesse de ses taux de fécondité
et, dans le même temps, la durée moyenne de la vie augmente
régulièrement. Il en découle un vieillissement de la population qui
n’est pas sans conséquence sur la dynamique économique en général –
notamment le financement des systèmes de retraite –, et sur la
dynamique des innovations en particulier. En effet, le
vieillissement d’une population peut produire deux effets qui vont
affecter la propension à innover d’une nation.
D’une part, sans
jeunesse, pas d’innovations, car l’incitation à innover diminue
avec l’âge des individus. Le cycle de vie des entreprises est en
rapport avec celui des individus qui la composent et le personnage
de l’entrepreneur est doté de certaines qualités – goût du risque et
de la nouveauté, esprit aventurier ou pionnier – qui caractérisent
plutôt les personnes les moins âgées. D’autre part, la légitimité
sociale du changement – et son degré d’acceptation par l’ensemble du
corps social – dépendent de l’âge moyen de la population. Si le
changement stimule les plus jeunes, il inquiète et menace dans le
même temps les plus âgés. Car pour les premiers, le changement est
le moyen de lancer une carrière et de conquérir une place dans la
société; pour les seconds, c’est une remise en cause de leurs
positions acquises. Ainsi, le degré d’ouverture au changement d’une
société sera lié en partie à l’âge moyen de sa population.
Enfin, la structure par
âge d’une population conditionne la viabilité des systèmes de
financement des retraites, notamment les systèmes fondés sur le
principe de répartition dont la pérennité repose sur le respect d’un
ratio population active/population à la retraite. Ce ratio peut être
considéré comme un véritable « taux d’intérêt biologique » qui
conditionne le rendement des systèmes de répartition. Le déclin
démographique, lié notamment à l’allongement de la durée de la vie
et la baisse du taux de fécondité, provoque une baisse du « taux
d’intérêt biologique » qui, à son tour, accroît le risque-pays.
Les innovations technologiques ne se décrètent pas. Elles ne sont
pas non plus le résultat inéluctable de grands programmes
technologiques financés par les États dont les attentes ne
correspondent pas nécessairement à ceux de la société civile.
La genèse et la diffusion
dans le tissu économique et social des innovations technologiques
supposent un contexte institutionnel favorable à l’investissement et
à la prise de risque. Dans de nombreux pays enfermés dans le dogme
de l’État régulateur, une vision trop maximaliste du principe de
précaution (qui conduit à ne pas entreprendre de recherche sous le
prétexte que l’on ne connaît pas les effets par avance) combinée à
une application poussée du principe de redistribution des revenus
(qui modifie les conditions d’arbitrage en faveur de la prise du
risque) constituent les principaux facteurs d’épuisement des
innovations.
Les caractéristiques
structurelles d’un pays (stabilité institutionnelle, degré de
liberté, respects des droits de propriété) conditionnent le
risque-pays qui s’apparente à un risque global (macro-risque). Plus
ce risque global est élevé, moins les acteurs économiques sont
incités à investir en général, à innover en particulier. Le
comportement d’innovation est caractérisé par un risque local (ou
micro-risque). Les acteurs économiques et sociaux sont d’autant plus
incités à affronter le micro-risque que le macro-risque est réduit.
Cependant, l’incapacité à conduire les réformes structurelles qui
s’imposent dans les pays européens est de nature à accroître le
macro-risque, entretenant le décalage technologique persistant entre
l’Europe et les États-Unis.
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