Puis, tous les écrans et les systèmes de
bord s’éteignirent d’un coup, comme il arrivait toujours
quand la police interceptait un véhicule. La voiture blindée
qui s’était arrêtée derrière le traîneau du Père Noël
portait la devise de la police de Toronto: To Serve and
Protect.
Bottés, casqués, en tenues camouflage, trois agents
descendirent de la voiture de police. Pendant que deux
d’entre eux s’approchaient du traîneau chacun de son côté,
le pistolet-mitrailleur au poing, un troisième, en position
de tir à l’arrière, mettait en joue le conducteur. C’était
la procédure normale et prudente d’interception: « Si ça
peut sauver une seule vie… », disait une pub de la Coalition
pour le contrôle de tout (CCT).
Le Père Noël baissa sa vitre manuellement. « Monsieur, s’il
vous plaît, dit l'agent, permis de conduire, immatriculation du véhicule,
carte d’identité ou passeport, permis de déplacement, permis
de visite à Toronto, certificat d’enregistrement pour chaque
ordinateur, permis d’acquisition d’ordinateurs, permis de
possession d’ordinateurs… ». Puis, apercevant un lutin sur la
banquette arrière, il continua du même souffle: « et
permis de parent ». Le Père Noël lui remit une sacoche
contenant tous ses visas et papiers d’identité avec leurs
multiples puces. Dans son rétroviseur, il pouvait voir le
quatrième flic, demeuré dans la voiture de police, qui
tapotait fébrilement son clavier. « De toute manière,
pensa-t-il, ils savent déjà tout sur moi. » Avant de quitter
le Pôle Nord, il avait, comme la loi l’exigeait, enregistré
son plan de voyage via l’Internet et reçu immédiatement le
permis de déplacement demandé.
L’État était très efficace. « Vive notre État démocratique,
national, social et collectif! », disait la devise de la
CCT.
Le flic retourna à sa voiture avec les papiers d’identité du
Père Noël. Il discuta quelques minutes avec son collègue.
Puis il revint vers le Père Noël, rapidement rejoint par le
flic qui était posté de l’autre côté du traîneau: « Nous
allons contrôler votre chargement. »
C’était bien ce que le Père Noël craignait. Car les jouets
qu’il transportait pour les enfants de Toronto n’étaient pas
tous réglementaires. Depuis plusieurs années, la loi
contrôlait étroitement la fabrication et la distribution des
jouets, et imposait des quotas très sévères à l’égard des
jouets sexistes, notamment les camions et engins de
construction pour les garçons et les poupées et landaus de
poupée pour les filles. Or, malgré des programmes éducatifs
spécialement conçus pour régler ce problème, les garçons et
les filles continuaient de demander ce qu’ils avaient
toujours demandé. Pour faire plaisir aux enfants, le Père
Noël trichait un peu: son chargement contenait un grand
nombre de jouets sexistes.
La situation était encore plus inquiétante au sud de la
frontière. Après une confrontation désagréable avec le TEA (Toy
Enforcement Agency), le Père Noël avait cessé de livrer aux États-Unis.
La SEC (Solidarity Enforcement for Christmas) avait lancé une
enquête contre lui. À Chicago, un grand jury avait été
réuni.
Il y avait pire encore. Quelques années après l’interdiction
totale des armes à feu au Canada, les armes jouets avaient
également été prohibées. Pourquoi, en effet, donner aux
enfants des imitations d’objets immoraux qui, de toute
manière, leur seraient à jamais interdits (sauf, bien sûr,
s’ils entraient au service du tyran)? Pourquoi encourager la
violence et la révolte? Par contre, les puces sous-cutanées
pour appeler la police au secours faisaient l’objet
d’avantages fiscaux alléchants. Mais les petits garçons
continuaient de demander des armes jouets, « pour faire
comme les gentils policiers », écrivaient-ils timidement au
Père Noël. Là, le Père Noël avait péché lourdement : son
chargement était plein d’imitations de revolvers de cowboys,
de carabines militaires, et des armes de poing que Tintin et
le Capitaine Haddock portaient sur eux dans les célèbres
livres d’aventures (qui avaient récemment été interdits en
tant que littérature haineuse).
En cette nuit de Noël 2034, les deux prétoriens torontois
qui fouillaient le traîneau du Père Noël découvrirent
rapidement les jouets illégaux. Ils parlaient sans arrêt
dans leur microphone casque. Ils trouvèrent aussi un grand
nombre de boîtes cadeaux avec de vraies armes, mais ils ne
s’en soucièrent pas puisqu’il s’agissait de cadeaux que le
maire de Toronto offrait à ses gardes du corps(2).
« Vous êtes en état d’arrestation, dit l’un des prétoriens,
pour distribution illégale de jouets interdits, association
de malfaiteurs et blanchiment d’argent. Un certificat de
sécurité vient d’être émis contre vous. Descendez de votre
traîneau. »
Les « certificats de sécurité », version moderne des lettres
de cachet sous Louis XIV, avaient été introduits au Canada
après le 11 septembre 2001, ostensiblement pour lutter
contre le terrorisme. Graduellement, ils avaient servi à
réprimer toutes sortes de crimes graves, de l’usage du tabac
au flirt sans consentement écrit. Dans le code pénal, le
harcèlement textuel avait été ajouté au harcèlement sexuel:
« N’oubliez pas que les mots tuent », avait expliqué le
ministre de la Justice, quelques jours avant de mourir du
SIDA et d’un cancer de la prostate.
Un des prétoriens tentait de forcer la portière du cockpit,
que le Père Noël avait verrouillée.
Il fit alors quelque chose qu’il n’avait jamais fait. D’une
poche de son fameux manteau rouge, il tira un Blackberry non
enregistré, dont le petit écran s’alluma. Il cliqua sur une
icône qui fit apparaître un message d’urgence qu’il avait
espéré n’avoir jamais à envoyer. Le message était adressé à
heidi@feedesetoiles.com et disait simplement: « Au
secours! ». Le Père Noël ajouta « Dans la merde! » mais,
énervé, pressa sur la mauvaise touche et effaça le « dans ».
« Message crypté … Message envoyé », répondit le logiciel.
Les deux prétoriens près de la portière pointaient
maintenant leurs pistolets-mitrailleurs vers le Père Noël en
lui ordonnant de laisser tomber son Blackberry et de sortir
les mains en l’air. Le lutin derrière s’était mis à pleurer.
Était-ce la fin du Père Noël?
Non. Soudain, un énorme SUV translucide, traînant derrière
lui des volutes de fumée bleue qui sentait le Romeo y
Julieta, arriva de nulle part. Une jeune femme, légèrement
vêtue pour une nuit d’hiver et enveloppée d’une dentelle de
lumière, en sortit et se dirigea vers le traîneau d’un pas
léger, ses longs cheveux blonds flottant dans la nuit.
C’était la Fée des Étoiles.
Le prétorien qui était en position de tir derrière le
traîneau fut le premier à réagir: « What the fuck is
that? », lança-t-il dans le patois local. La traduction
officielle de l’époque, approuvée par le Comité conjoint sur
les valeurs canadiennes (CCVC), constitué de représentants
de l’Office de la langue française (OLF) et du Comité
d’organisation normative (CON) du ministère de
l’Environnement, était: « Où donc est le phoque? »
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Le prétorien tourna son
pistolet-mitrailleur en direction de la fée qui
s’approchait, baguette magique à la main. Il glissa son
doigt sous le pontet et lentement, comme le pro qu’il
était, le posa sur la gâchette. Un éclair jaillit. Mais
il venait de la baguette magique. Les trois prétoriens
furent instantanément transformés en statues de sel(3).
Celui qui était resté dans la voiture prit la poudre
d’escampette.
Dans le traîneau, tous les systèmes s’étaient rallumés.
Le Père Noël envoya une bise à la Fée des Étoiles et
démarra rapidement pour aller distribuer les cadeaux aux
enfants de Toronto. Et il fit une autre chose qu’il
n’avait jamais faite: il ne distribua pas certains des
cadeaux à leurs destinataires. Au lieu de donner les
vraies armes aux gardes du corps du maire, il les déposa
sous les sapins des gens les plus opprimés de la ville.
Au matin du 25 décembre 2034, les petits garçons et les
petites filles de Toronto trouvèrent sous le sapin les
cadeaux qu’ils avaient demandés. Plusieurs de leurs
parents trouvèrent également des cadeaux inattendus. La
carte de Noël qui accompagnait ceux-ci portait une
citation d’André Thirion, en français: « l’indocilité de
quelques-uns peut changer le cours des événements »(4).
Au Musée de la Tyrannie, établi dans l’ancien quartier
général de la Ontario Provincial Police, à
Toronto, on peut encore voir (et presque sentir) les statues des prétoriens
séchées et conservées sous vide, à la suite de cette nuit magique
qui sonna le début de la grande ronde des révolutions du
vingt-et-unième siècle. |
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