Montréal, 15 janvier 2006 • No 162

 

OPINION

 

Paul Beaudry est étudiant en droit à l'Université de Montréal.

 
 

LES DESSOUS DES POLITIQUES ANTITABAC*

 

par Paul Beaudry

 

          Le 29 septembre dernier, la Cour suprême du Canada a déclaré à l’unanimité la constitutionnalité de la Loi sur le recouvrement de dommages-intérêts et du coût des soins de santé imputables au tabac, une loi permettant au gouvernement de Colombie-Britannique de poursuivre les compagnies de tabac pour récupérer les montants dépensés en santé dus au tabagisme. Selon le chroniqueur juridique Yves Boisvert, cette loi, qui permet l’utilisation d’une preuve sociologique globale pour évaluer le nombre de « victimes » du tabac, « instaure un système juridique qui condamne à l’avance l’industrie (du tabac) »(1). Si les autres provinces canadiennes emboîtent le pas et imitent la Colombie-Britannique, l’industrie du tabac pourrait devoir verser jusqu’à 80 milliards de dollars aux gouvernements provinciaux du Canada(2).

 

          La décision de la Cour suprême est peu étonnante et constitue un pas de plus dans la longue croisade que mènent les gouvernements fédéral et provinciaux contre l’industrie du tabac. Après avoir banni les publicités et la commandite d’événements sportifs et culturels par les fabricants de tabac, nos gouvernements pourront dorénavant lancer des offensives judiciaires contre les cigarettiers. Cette croisade gouvernementale n’a pas uniquement des effets néfastes sur l’industrie du tabac: elle porte aussi directement atteinte aux droits individuels de millions de Canadiens(3) en leur imposant des pénalités, sous forme de taxes, pour un comportement jugé indésirable: la consommation de tabac.

          Cet essai abordera quatre questions importantes liées aux réglementations gouvernementales dans le domaine du tabac: l’identification de la consommation de tabac comme problème de santé publique par nos gouvernements, les profits réalisés par nos gouvernements grâce aux taxes sur le tabac, les coûts de santé attribuables au tabac et la chimère selon laquelle les fumeurs sont victimes des compagnies de tabac.
 

La cigarette: un problème de santé publique?

          Aujourd’hui, l’État n’a plus besoin d’invoquer les pouvoirs d’urgence ou les mesures de guerre pour pouvoir porter atteinte à la vie privée des citoyens. Il lui suffit d’invoquer un problème de santé publique pour que tout lui soit permis: taxation, réglementation, prohibition, … La définition de « santé publique » a considérablement évolué au cours de l’Histoire. Comme l’indique Jacob Sullum, la santé publique peut désormais être invoquée pour tenter de modifier des comportements individuels n’ayant aucune influence sur la santé de la collectivité:
 

          In the past, public health officials could argue that they were protecting people from external threats: carriers of contagious diseases, fumes from the local glue factory, contaminated water, food poisoning, dangerous quack remedies. By contrast, the new enemies of public health come from within; the aim is to protect people from themselves rather than each other(4).

          Thomas Hobbes justifiait l’existence de l’État en affirmant que « l’homme est un loup pour l’homme ». Les apôtres de la santé publique ont quelque peu modifié cette maxime, lui préférant « l’homme est un loup pour lui-même »! Aujourd’hui, l’État ne se limite plus à protéger l’individu contre son prochain; il légifère afin de protéger l’individu contre les plaisirs de la vie, tels les cigarettes, l’alcool, le fast-food... Toutes ces activités sont identifiées comme problématiques au niveau de la santé publique, ce qui permet à l’État de les taxer et les réglementer à outrance. L’État, peu content de s’être fait interdire l’entrée dans les chambres à coucher de la nation, fait maintenant irruption dans les cuisines de la nation!
 

« Le fait que la cigarette puisse constituer un risque pour la santé des individus ne justifie pas une intervention gouvernementale qui pénalise les fumeurs. »


          Le fait que la cigarette puisse constituer un risque pour la santé des individus ne justifie pas une intervention gouvernementale qui pénalise les fumeurs. Pour certains, le plaisir procuré par la consommation d’une cigarette surpasse les risques qu’elle occasionne, alors que pour d’autres (dont l’auteur de ces lignes), les risques associés à la cigarette sont tels que fumer n’en vaut pas la peine. L’État doit respecter ces choix personnels et, en tant que seule institution sociétale détenant un pouvoir coercitif légitime, doit éviter d'utiliser la législation en tant qu'outil d'ingénierie sociale, ce qui peut mener à des abus de pouvoir.
 

La cigarette profite à l’État!

          Malgré la rhétorique gouvernementale liée à la santé publique, il est difficile de ne pas constater l’hypocrisie de ces mêmes gouvernements, qui retirent des sommes énormes de la taxation des produits du tabac. En 2003, les revenus fiscaux procurés par la vente du tabac pour les gouvernements fédéral et provinciaux s’élevaient à 8 milliards $, environ 15 fois le bénéfice net réalisé par l’industrie du tabac sur la vente de produits du tabac(5). Au Canada, 60% à 75% du prix d’un paquet de cigarette (selon la province) est constitué de taxes fédérales et provinciales(6). En comparant le montant d’environ 7$ qu’amassent nos gouvernements pour chaque paquet de cigarettes vendu aux cinquante sous par paquet amassé par les fabricants de tabac, on réalise que ce sont nos gouvernements, et non l’industrie du tabac, continuellement dénoncée par ces derniers, qui bénéficient le plus de la consommation de tabac(7).

          Certains justifient l’imposition de taxes punitives sur le tabac en invoquant les coûts énormes engendrés par l’usage du tabac pour notre système de santé. Or, rien ne démontre qu’un fumeur « coûte » davantage à l’État qu’un non-fumeur. Le mythe selon lequel les fumeurs provoquent des augmentations de dépenses gouvernementales est nourri par l’idée que s’il n’y avait pas de fumeurs, l’État, par l’intermédiaire de son système de santé, n’aurait pas à traiter des patients pour les maladies attribuables à l’usage du tabac. Par contre, si l’on tient pour avéré que la réduction de la consommation de tabac augmente la durée de vie des gens et réduit ainsi les coûts associés aux maladies attribuées au tabac, il faut aussi considérer les coûts supplémentaires que ces survivants imposeraient à l’État(8). Ces coûts supplémentaires seraient principalement liés à deux éléments: les soins de santé requis par les survivants ainsi que les pensions provenant des régimes de retraite publics qui leur seraient versées plus longtemps(9). Il est donc faux de prétendre que les fumeurs ne paient pas leur juste part au gouvernement; non seulement paient-ils leur juste part, mais ils subventionnent les non-fumeurs!
 

Les fumeurs: victimes de l’industrie du tabac?

          Fumer est désormais considéré comme une activité anormale par nos gouvernants. Les activistes antitabac perçoivent les fumeurs comme des faibles d’esprit à la merci de l’industrie du tabac. Selon eux, si quelqu’un fume, ce n’est pas à cause du plaisir qu’il retire de cette activité, mais parce qu’on l’y a « forcé ». Qui sont les coupables? Les fabricants de tabac, évidemment! Cette logique infantilisante permet au gouvernement de s’imposer en tant que sauveur des fumeurs. Avec la multitude de publicités dénonçant les méfaits du tabac qui apparaissent dans les médias, on ne peut prétendre que les fumeurs ne sont pas informés des risques associés à la consommation de tabac. Il a même été démontré que très souvent, le fumeur moyen surestime les risques liés à l’usage du tabac(10).

          Les fumeurs aiment fumer et les activistes antitabac ne peuvent l’admettre. Il est certes vrai que la cigarette peut créer une accoutumance, mais cette accoutumance ne peut être perçue comme rendant le fumeur totalement dépendant de la cigarette. À preuve, on sait que le nombre de fumeurs diminue lorsque les taxes sur les cigarettes augmentent: des économistes ont établi qu’une augmentation de 10% du prix d’un paquet de cigarettes faisait diminuer le nombre de fumeurs d’environ 8% à long terme(11). Ces données confirment la théorie de la « dépendance rationnelle », développée principalement par le Prix Nobel d’économie Gary Becker, selon laquelle un individu deviendra « dépendant » d’un produit comme le tabac parce qu’il juge les bénéfices obtenus par la consommation de cigarettes plus élevés que les coûts, y compris les coûts éventuels d’arrêter de fumer(12). Le fait que les fumeurs (qui, aux dires de plusieurs apôtres de malheur, seraient pris en otage par les compagnies de tabac) puissent diminuer, voire même arrêter, leur consommation de cigarettes signifie qu’ils ne sont pas des êtres irrationnels incapables de faire un choix éclairé.
 

Conclusion: Laissons les fumeurs en paix!

          L’attitude de l’État par rapport aux fumeurs est ambiguë. D’une part, il décrit les fumeurs comme des victimes de l’industrie du tabac; l’accoutumance au tabac développé par les fumeurs, au lieu d’être traitée comme un choix de vie ou même un vice, est perçue comme une maladie nécessitant un traitement. D’autre part, les fumeurs sont traités par ce même État comme des êtres indésirables qui dérobent des sommes d’argent énormes à l’État en dépenses de santé et qui constituent un problème de santé publique. Or, ces allégations sont sans fondement. Les fumeurs ne méritent d’être traités ni comme des victimes, ni comme des indésirables. Ils décident librement de fumer, et ce choix, même s’il peut être porteur de conséquences néfastes pour leur santé ou réduire leur longévité, doit être respecté. Après tout, si comme le disait l’économiste John Maynard Keynes, « in the long run, we are all dead », pourquoi ne pas vivre libres en attendant?

 

* Article soumis dans le cadre d'un concours organisé par CAGE (Citoyens antigouvernement envahissant), pour lequel l’auteur s’est mérité une mention honorable.
1. Yves Boisvert, « Règlement de comptes judiciaire », La Presse, 30 septembre 2005.
2. Cristin Schmitz, « Tobacco Lawsuit Gets OK », The Gazette, 30 septembre 2005.
3. La plus récente Enquête de surveillance de l’usage du tabac au Canada, menée en 2004 par Santé Canada, établit le nombre de fumeurs âgés de plus de 15 ans au Canada à un peu plus de cinq millions.
4. Jacob Sullum, « How food became the new tobacco », Financial Post, 28 septembre 2005.
5. Imperial Tobacco Canada, « Notre position ».
6. Ezra Levant, « Lawsuit Smokescreen », Calgary Sun, 3 octobre 2005.
7. Id.
8. Pierre Lemieux et Jean-Luc Migué, Évaluation économique de l’Étude d’impact sur le projet de loi sur le tabac proposé par le Ministre de la Santé et des Services sociaux du Québec, 26 mai 1998, p. 111.
9. Id., p. 111; Jacob Sullum, op. cit., p. 131.
10. Jacob Sullum, op. cit., p. 127.
11. Frank J. Chaloupka, Rosalie Liccardo Pacula, « The Impact of Price on Youth Tobacco Use », dans Changing Adolescent Smoking Prevalence: Where it is and Why, Smoking and Tobacco Control Monograph, U.S. Department of Health and Human Services.
12. Pierre Lemieux, « The Economics of Smoking », Contributor’s Forum, The Library of Economics and Liberty.

 

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