Ce que ne peut
pas connaître un préfet, ce sont les raisons intimes qui
poussent un chauffeur routier ou un automobiliste à prendre
la route un 30 décembre en fin d’après-midi, en sachant
pertinemment (1) qu’il fera froid et (2) que d’autres
véhicules seront là, non loin de lui et en mouvement. Comme
d’habitude, l’autorité publique est passée allègrement sur
toutes les questions d’agrément ayant motivé chacun de ses
automobilistes; 2h30 d’attente inopinée, cela peut pourtant
bouleverser un projet important; cela peut faire la
différence entre un emploi que l’on obtient et un autre que
l’on rate, entre un contrat que l’on signe et une affaire
que l’on perd; cela peut faire la différence entre une
grand-mère hospitalisée à laquelle on rendra une dernière
visite et celle dont on n’aura que le loisir de constater le
décès. Et tant d’autres choses encore, qui appartiennent à
la sphère secrète de tous les projets que nous sommes
capables de concevoir et qui sont (pour nous) subjectivement
importants (tellement importants que nous acceptons de
risquer nos vies en prenant notre voiture puisque l’on
risque notre vie à chaque fois que nous conduisons).
Décision publique et rationalité |
Le préfet n’a cure de ce genre de considération: l’intérêt général
exige que les priorités soient dûment hiérarchisées. Et quand bien
même l’autorité publique aurait une vision fausse ou tronquée de sa
manière d’envisager la priorité « sécurité », le préfet n’obéit à
aucune rationalité de ce genre. Il ne sera pas jugé en fonction de ce
qu’il a réussi ou pas. Il sera jugé en fonction de la conformité
réglementaire (ou médiatique!) de la mesure qu’il aura prise, quelle
que soit la pertinence de cette dernière. On ne demande pas à
l’autorité publique d’être efficace, on lui demande de respecter des
apparences, d’obéir à des « mèmes »
dont les motivations sont généralement symboliques et/ou démagogiques.
Elle n’est pas seule en cause, ici: faut-il rappeler que la France qui
pense (et qui, accessoirement, revendique…) s’étant déjà émue qu’il
fasse chaud en été, il n’y a rien d’étonnant qu’elle menace de
protester de ce que, faisant froid en hiver, l’État n’ait rien fait
« contre ça ». Le degré d’ineptie de la décision publique est, en
régime démocratique, proportionnel au taux de surmortalité dont
intelligence et bon sens sont les victimes au sein de « l’esprit
public ».
Si le préfet avait été
rationnel, ne serait-ce qu’au seul regard de l’objectif « sécurité
routière », et s’il avait été incité à être efficace, il ne serait pas
intervenu pour gêner le trafic. Il aurait anticipé (1) que des
conducteurs que l’exaspération surexcite deviennent plus dangereux
lorsqu’ils se trouvent « libérés » d’une contrainte qu’ils trouvent
absurde et (2) que sa décision, déjouant quantité de plans individuels
eux-mêmes motivés par la question de la sécurité, n’était pas
pertinente. Non seulement parce qu’en 2h30 de temps supplémentaire
passé sur la route, le froid peut s’aggraver ou la pluie survenir (ce
qui ne facilite pas la conduite post embouteillage) mais encore
plus vraisemblablement parce que certains automobilistes (on pense par
exemple aux personnes âgées) tiennent absolument à éviter la conduite
de nuit (or, entre le début et la fin de l’embouteillage, elle était
tombée).
D’autres conséquences
sont à déplorer, au regard de la « rationalité publique » aussi bien
que privée. Le dispositif choisit en effet de sortir tous les poids
lourds de l’autoroute au niveau de la sortie 32 (débouchant sur la
ville de Saint Jean de Védas), en immobilisant deux voies sur les
trois normalement disponibles, de manière à pouvoir filtrer les
véhicules plus commodément. Entre autres effets pervers de cette
intervention, gageons qu’elle a contribué à aggraver le déficit de la
sécurité sociale; non seulement parce qu’en deux heures trente
d’immobilité dans la froidure, on a le temps de s’enrhumer (il suffit
d’un mauvais système de climatisation et je ne parle pas des gens qui
sont sortis uriner – voire mieux… – au bord de l’autoroute), mais
aussi parce que les chauffeurs routiers stockés au niveau de la sortie
32 ont passé pas mal de temps dehors, à attendre. La décision
préfectorale a également probablement contrarié la politique
gouvernementale en matière de prévention du cancer car manifestement,
on a beaucoup fumé (et parfois dehors)!
Enfin, tous les
automobilistes ont naturellement dû acquitter le péage: peu importe
qu’ils aient payé pour un service de conduite rapide que le garant de
l’intérêt général a discrétionnairement transformé en service de
conduite (très) lente. Le prix est le même et l’autorité préfectorale
ne nous remboursera pas (c’est d’ailleurs normal, « son » argent n’est
autre que le nôtre). Le comble est atteint lorsqu’on envisage la
situation des gens habitant Saint Jean de Védas: cette sortie étant
bloquée par une interminable file de camions (je passe sur le
désagrément personnel et professionnel induit par cette manière de
parquer des individus le long d’une autoroute…), ces malheureux ont
donc dû payer un supplément d’autoroute pour un trajet non désiré(4)!
Une allégorie de l’absurdité
réglementaire |
Tout est dit, je crois au travers d’un tel exemple: et pourtant, nous
avons affaire à un cas bien anodin d’interventionnisme, infiniment
moins dévastateur que celui dont nos socio-économies sont hélas
gangrenées. L’épisode qui me semble le plus parlant
réside dans
l’énervement post « incarcération routière » qui s’est traduit
par une accélération manifeste des automobilistes libérés. Ce constat
me semble généralisable à une problématique économique abondamment
commentée, ces dernières années, celle de la déréglementation.
Un certain nombre
d’analystes ont notamment pointé l’excessive propension au risque
temporairement constatée dans quelques secteurs
déréglementés (banque, finance et assurance aux États-Unis, dans les
années 1980, en particulier). Lorsque les barrières à l’entrée d’un
secteur réglementé sont levées, un certain nombre d’entreprises plus
ou moins scrupuleuses s’y engouffrent (en quête d’opportunités de
profit) et élèvent le niveau de pression concurrentielle, en usant
parfois de moyens malhonnêtes ou manifestement déraisonnables. Cela
entraîne de fortes perturbations dans le secteur et un taux de
mortalité important (des entreprises anciennement
protégées et de nouveaux entrants peu scrupuleux, en particulier).
Mais cet état de fait « regrettable » (quoique le caractère
regrettable puisse être discuté, ici) n’est pas dû à la
déréglementation: il est dû à la réglementation antérieure! Celle-ci,
réservant des opportunités de profit à certains agents en vertu de
critères toujours arbitraires, préserve de la sorte un certain nombre
de rentes enviables (de l’extérieur) tout en favorisant
des comportements inefficaces (à l’intérieur de la barrière de
réglementation), faute d’incitation concurrentielle suffisante.
La déréglementation se
traduit donc toujours – de manière transitoire – par un afflux de
chasseurs de profit (y compris des opportunistes) et par la mort de
quelques vieilles entreprises inefficaces. Ce « chaos »
temporaire – et comportant éventuellement des effets pervers – fait
suite à une protection aussi artificielle qu’injustifiable, jusqu’à ce
que les acteurs les plus efficaces stabilisent la tenue du marché et
que les règles autant que les motifs de l’entrée et de la sortie
obéissent à de vrais calculs rationnels, au rythme « lissé » du
processus d’évolution dont la liberté d’action constitue le fondement.
Livré aux seules
motivations qui en constituent la condition d’exercice, le marché
déréglementé (et laissé durablement « tranquille ») adopte une marche
naturelle beaucoup plus pacifiée – parce que les règles qui le fondent
sont prévisibles, quand bien même la concurrence y fait toujours
survenir des motifs de surprise – que lorsqu’on soumet cette instance
de coordination à des « chocs » réglementaires qu’aucune rationalité
autre que politique ne justifie.
Le jour où l’autorité
publique concevra d’autre projets que celui de nous faire rendre gorge
de notre « hyper individualisme », peut-être retrouvera-t-on la voie
du bon sens économique et réglementaire, celle qui consiste à ne pas
décider à notre place ce que nous devrions faire. Mais la politique a
ses raisons que la raison ignore et nous ne le savons que trop.
|