Montréal, 29 janvier 2006 • No 164

 

OPINION

 

Erwan Quéinnec est diplômé de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris. Il est enseignant-chercheur en sciences de gestion.

 
 

QUAND L'AUTORITÉ PUBLIQUE SE PREND DE « RÉGULER » LE TRAFIC AUTOROUTIER

 

par Erwan Quéinnec

 

          C’était le 30 décembre dernier, sur l’autoroute reliant Montpellier à Nîmes, dans le sud de la France. Ce jour-là, je mis 6h30 à effectuer un trajet qu’en respectant les (absurdes) limites de vitesse en vigueur sur les autoroutes françaises, on met normalement 4h à effectuer. Plus précisément, c’est aux abords de Montpellier, en fin d’après-midi, que comme moult compagnons d’infortune, ce jour-là, je perdis 2h30 à effectuer 7 kilomètres exactement (entre la sortie 31 et la sortie 32 « Saint Jean de Védas », pour les lecteurs connaissant la région Languedoc Roussillon).

 

          Cyclone, inondation, éruption volcanique? Non, la cause de cet exaspérant ralentissement s’appelle « autorité publique ». Ce jour-là, en effet, cette dernière – il s’agit de l’autorité préfectorale, en la circonstance(1) – prit une décision éclairée: elle décida donc, d’un claquement de doigts, de « sortir » les poids lourds de l’autoroute, infligeant à plusieurs milliers d’automobilistes un embouteillage proprement infernal. Au-delà du désagrément personnel, cette décision inique présente tous les traits distinctifs de la « rationalité publique » et c’est pourquoi elle est intéressante, à titre d’illustration.
 

Décision publique et anticipation

          En premier lieu, elle en dit long sur les capacités d’anticipation du « stratège public ». Il faut ici saluer la clairvoyance (et l’indiscutable réactivité!) de ce dernier, s’adaptant avec une rare efficacité à une circonstance parfaitement imprévisible: ce 30 décembre, il faisait froid, tellement froid que le verglas menaçant de rendre la chaussée glissante (du moins ai-je cru comprendre…), cette circonstance justifiait que les véhicules les plus dangereux (les poids lourds) en soient subitement évacués.

          Cela étonnera peut-être le lecteur québécois: oui, la France étant un pays tempéré de l’hémisphère nord, il arrive qu’il y fasse froid l’hiver; en l’espèce, on annonçait une température de –1°C au pire, ce qui me paraît intuitivement bien peu pour craindre qu’une autoroute ne se transforme en patinoire (mais je ne prétends pas être aussi rationnel que l’autorité publique). Non seulement le froid fait partie de l’éventail des circonstances hivernales possibles mais nous disposons d’une source d’information – appelée « météorologie » – permettant d’en prévoir l’occurrence autant que l’intensité de manière relativement fiable. Je gage que la plupart des automobilistes présents sur l’autoroute ce jour-là étaient au courant – la météo constitue en effet l’un des gisements d’information dont les Français sont le plus massivement friands – et avaient toutefois choisi de rouler « en connaissance de cause ». Ce n’est pourtant que le 30 décembre aux environs de 15 h que, subitement redescendue des hautes sphères d’une gestion il est vrai accaparante de l’intérêt général, l’autorité publique se mit à réaliser que décidément, ce 30 décembre, il faisait froid.
 

Décision publique et information

          Soyons charitable et supposons temporairement que par grand froid, il soit « légitime » d’interdire aux poids lourds d’accéder à l’autoroute. Une décision publique est bien entendu moins injuste et ses effets pervers sont habituellement mieux amortis lorsqu’elle peut faire l’objet d’une anticipation – par exemple si la veille, on avait annoncé par voie médiatique que l’autoroute serait fermée aux poids lourds (voire à tout le monde), sur tel ou tel tronçon, entre telle heure et telle heure, etc. Misère de la décision publique: elle n’est tolérable que lorsqu’elle est prévisible. Mais étant en général empreinte d’absurdité et d’iniquité, sa prévisibilité génère toutes sortes d’anticipations individuelles perturbant gravement (voire invalidant totalement) le résultat qu’elle vise(2)!

          Était-il « légitime » de dégager les poids lourds de l’autoroute (disons pour simplifier, même s’il avait fait beaucoup plus froid que –1°C)? La raison officielle de cette décision est la « sécurité »: les poids lourds étant plus dangereux que les voitures individuelles pour le trafic (une information sans doute recevable mais d’utilisation douteuse) et le confort des automobilistes pesant de peu de poids par rapport à l’impératif moral consistant à sauver des vies humaines, toute circonstance aggravant la dangerosité de la route (le froid) « justifie » des mesures exceptionnelles. Cette logique est de celles qui fondent toujours la décision publique en régime démocratique et elle est infiniment plus légitime que celle qui imposerait à l’autorité préfectorale de jeter les auteurs libéraux en prison au motif qu’ils nuisent au plein épanouissement de la conscience de classe prolétarienne. En l’espèce et comme d’habitude, pourtant, elle affecte tous les travers de la décision publique: information incomplète, génération d’effets pervers, externalisation totale des coûts subis par les parties prenantes (les victimes, devrait-on dire, de cette décision).

          Bien entendu, cette décision a peut-être sauvé des vies (voire la mienne!) et pourtant, elle est critiquable: il est évident que moins il y aura de véhicules de toutes sortes sur l’autoroute, moins chacun aura de chances d’entrer en collision avec l’un d’eux. Toute décision « politique » (donc de privation de liberté) a forcément des effets « bénéfiques » pour quelqu’un, ne serait-ce qu’en vertu du hasard: parmi les enfants morts au goulag ou dans quelque autre camp d’extermination, certains seraient sans doute devenus des assassins. Parmi les poids lourds évacués de l’autoroute, certains auraient peut-être été accidentogènes. Et je ne peux pas concevoir de politique de lutte anti-pédophilie plus efficace que celle qui reposerait sur l’interdiction faite à chacun d’avoir des enfants.

          Il n’en reste pas mois qu’au contraire de l’autorité préfectorale, la plupart des conducteurs présents sur l’autoroute avaient intégré les conséquences de la météo sur leur conduite et qu’ils l’avaient réglée en conséquence. Cela ne réduit pas le risque à zéro et n’empêche pas les comportements les plus démentiels de se manifester, mais cette propension est en l’espèce très loin de ne s’appliquer qu’aux poids lourds (il faudrait alors interdire le trafic quand il fait froid, tout simplement(3)!!!). Or, la décision préfectorale a en réalité aggravé les conditions de sécurité qu’elle prétendait améliorer. Pourquoi? Pour une raison très simple: parce qu’après 2h30 d’exaspération absolue (l’état de nerf de mes voisins était palpable), les automobilistes enfin libérés du carcan préfectoral ont clairement lâché les chevaux. L’énervement, le souci de rattraper le temps perdu – mais aussi une voie plus dégagée (faute de poids lourds) – ont clairement incité les automobilistes à augmenter leur vitesse de conduite, tandis que le froid s’était aggravé et que la nuit était tombée!!
 

« Toute décision "politique" (donc de privation de liberté) a forcément des effets "bénéfiques" pour quelqu'un, ne serait-ce qu'en vertu du hasard: parmi les enfants morts au goulag ou dans quelque autre camp d'extermination, certains seraient sans doute devenus des assassins. Parmi les poids lourds évacués de l'autoroute, certains auraient peut-être été accidentogènes. »


          Ce que ne peut pas connaître un préfet, ce sont les raisons intimes qui poussent un chauffeur routier ou un automobiliste à prendre la route un 30 décembre en fin d’après-midi, en sachant pertinemment (1) qu’il fera froid et (2) que d’autres véhicules seront là, non loin de lui et en mouvement. Comme d’habitude, l’autorité publique est passée allègrement sur toutes les questions d’agrément ayant motivé chacun de ses automobilistes; 2h30 d’attente inopinée, cela peut pourtant bouleverser un projet important; cela peut faire la différence entre un emploi que l’on obtient et un autre que l’on rate, entre un contrat que l’on signe et une affaire que l’on perd; cela peut faire la différence entre une grand-mère hospitalisée à laquelle on rendra une dernière visite et celle dont on n’aura que le loisir de constater le décès. Et tant d’autres choses encore, qui appartiennent à la sphère secrète de tous les projets que nous sommes capables de concevoir et qui sont (pour nous) subjectivement importants (tellement importants que nous acceptons de risquer nos vies en prenant notre voiture puisque l’on risque notre vie à chaque fois que nous conduisons).
 

Décision publique et rationalité

          Le préfet n’a cure de ce genre de considération: l’intérêt général exige que les priorités soient dûment hiérarchisées. Et quand bien même l’autorité publique aurait une vision fausse ou tronquée de sa manière d’envisager la priorité « sécurité », le préfet n’obéit à aucune rationalité de ce genre. Il ne sera pas jugé en fonction de ce qu’il a réussi ou pas. Il sera jugé en fonction de la conformité réglementaire (ou médiatique!) de la mesure qu’il aura prise, quelle que soit la pertinence de cette dernière. On ne demande pas à l’autorité publique d’être efficace, on lui demande de respecter des apparences, d’obéir à des « mèmes » dont les motivations sont généralement symboliques et/ou démagogiques. Elle n’est pas seule en cause, ici: faut-il rappeler que la France qui pense (et qui, accessoirement, revendique…) s’étant déjà émue qu’il fasse chaud en été, il n’y a rien d’étonnant qu’elle menace de protester de ce que, faisant froid en hiver, l’État n’ait rien fait « contre ça ». Le degré d’ineptie de la décision publique est, en régime démocratique, proportionnel au taux de surmortalité dont intelligence et bon sens sont les victimes au sein de « l’esprit public ».

          Si le préfet avait été rationnel, ne serait-ce qu’au seul regard de l’objectif « sécurité routière », et s’il avait été incité à être efficace, il ne serait pas intervenu pour gêner le trafic. Il aurait anticipé (1) que des conducteurs que l’exaspération surexcite deviennent plus dangereux lorsqu’ils se trouvent « libérés » d’une contrainte qu’ils trouvent absurde et (2) que sa décision, déjouant quantité de plans individuels eux-mêmes motivés par la question de la sécurité, n’était pas pertinente. Non seulement parce qu’en 2h30 de temps supplémentaire passé sur la route, le froid peut s’aggraver ou la pluie survenir (ce qui ne facilite pas la conduite post embouteillage) mais encore plus vraisemblablement parce que certains automobilistes (on pense par exemple aux personnes âgées) tiennent absolument à éviter la conduite de nuit (or, entre le début et la fin de l’embouteillage, elle était tombée).

          D’autres conséquences sont à déplorer, au regard de la « rationalité publique » aussi bien que privée. Le dispositif choisit en effet de sortir tous les poids lourds de l’autoroute au niveau de la sortie 32 (débouchant sur la ville de Saint Jean de Védas), en immobilisant deux voies sur les trois normalement disponibles, de manière à pouvoir filtrer les véhicules plus commodément. Entre autres effets pervers de cette intervention, gageons qu’elle a contribué à aggraver le déficit de la sécurité sociale; non seulement parce qu’en deux heures trente d’immobilité dans la froidure, on a le temps de s’enrhumer (il suffit d’un mauvais système de climatisation et je ne parle pas des gens qui sont sortis uriner – voire mieux… – au bord de l’autoroute), mais aussi parce que les chauffeurs routiers stockés au niveau de la sortie 32 ont passé pas mal de temps dehors, à attendre. La décision préfectorale a également probablement contrarié la politique gouvernementale en matière de prévention du cancer car manifestement, on a beaucoup fumé (et parfois dehors)!

          Enfin, tous les automobilistes ont naturellement dû acquitter le péage: peu importe qu’ils aient payé pour un service de conduite rapide que le garant de l’intérêt général a discrétionnairement transformé en service de conduite (très) lente. Le prix est le même et l’autorité préfectorale ne nous remboursera pas (c’est d’ailleurs normal, « son » argent n’est autre que le nôtre). Le comble est atteint lorsqu’on envisage la situation des gens habitant Saint Jean de Védas: cette sortie étant bloquée par une interminable file de camions (je passe sur le désagrément personnel et professionnel induit par cette manière de parquer des individus le long d’une autoroute…), ces malheureux ont donc dû payer un supplément d’autoroute pour un trajet non désiré(4)!
 

Une allégorie de l’absurdité réglementaire

          Tout est dit, je crois au travers d’un tel exemple: et pourtant, nous avons affaire à un cas bien anodin d’interventionnisme, infiniment moins dévastateur que celui dont nos socio-économies sont hélas gangrenées. L’épisode qui me semble le plus parlant réside dans l’énervement post « incarcération routière » qui s’est traduit par une accélération manifeste des automobilistes libérés. Ce constat me semble généralisable à une problématique économique abondamment commentée, ces dernières années, celle de la déréglementation.

          Un certain nombre d’analystes ont notamment pointé l’excessive propension au risque temporairement constatée dans quelques secteurs déréglementés (banque, finance et assurance aux États-Unis, dans les années 1980, en particulier). Lorsque les barrières à l’entrée d’un secteur réglementé sont levées, un certain nombre d’entreprises plus ou moins scrupuleuses s’y engouffrent (en quête d’opportunités de profit) et élèvent le niveau de pression concurrentielle, en usant parfois de moyens malhonnêtes ou manifestement déraisonnables. Cela entraîne de fortes perturbations dans le secteur et un taux de mortalité important (des entreprises anciennement protégées et de nouveaux entrants peu scrupuleux, en particulier). Mais cet état de fait « regrettable » (quoique le caractère regrettable puisse être discuté, ici) n’est pas dû à la déréglementation: il est dû à la réglementation antérieure! Celle-ci, réservant des opportunités de profit à certains agents en vertu de critères toujours arbitraires, préserve de la sorte un certain nombre de rentes enviables (de l’extérieur) tout en favorisant des comportements inefficaces (à l’intérieur de la barrière de réglementation), faute d’incitation concurrentielle suffisante.

          La déréglementation se traduit donc toujours – de manière transitoire – par un afflux de chasseurs de profit (y compris des opportunistes) et par la mort de quelques vieilles entreprises inefficaces. Ce « chaos » temporaire – et comportant éventuellement des effets pervers – fait suite à une protection aussi artificielle qu’injustifiable, jusqu’à ce que les acteurs les plus efficaces stabilisent la tenue du marché et que les règles autant que les motifs de l’entrée et de la sortie obéissent à de vrais calculs rationnels, au rythme « lissé » du processus d’évolution dont la liberté d’action constitue le fondement.

          Livré aux seules motivations qui en constituent la condition d’exercice, le marché déréglementé (et laissé durablement « tranquille ») adopte une marche naturelle beaucoup plus pacifiée – parce que les règles qui le fondent sont prévisibles, quand bien même la concurrence y fait toujours survenir des motifs de surprise – que lorsqu’on soumet cette instance de coordination à des « chocs » réglementaires qu’aucune rationalité autre que politique ne justifie.

          Le jour où l’autorité publique concevra d’autre projets que celui de nous faire rendre gorge de notre « hyper individualisme », peut-être retrouvera-t-on la voie du bon sens économique et réglementaire, celle qui consiste à ne pas décider à notre place ce que nous devrions faire. Mais la politique a ses raisons que la raison ignore et nous ne le savons que trop.

 

1. Disons pour simplifier que le préfet est le représentant de l’État au niveau régional.
2. En l’espèce, sans doute s’agissait-il d’immobiliser les poids lourds (donc de les attraper à la volée) en leur interdisant tout accès à quelque route que ce soit.
3. Ainsi, dans le nord de la France, a-t-on déploré l’accident mortel d’une voiture roulant à 200 km/h sur une route enneigée… La question est: que peut-on faire contre ça? Un élément de réponse est le suivant: mettre en jeu la responsabilité de l’agent accidentogène de façon infiniment plus sévère que ce n’est actuellement le cas (si l’on évalue les « justes » conséquences indemnitaires d’un accident de poids lourd, il est douteux que cela n’entraîne pas presque à tout coup la faillite de l’entrepreneur-employeur concerné).
4. Ce qui, en outre, accroît leur probabilité d’accident: si une voiture quelconque ayant dû prolonger son trajet au-delà de la sortie prévue avait eu un accident mortel (ou grave), n’est-on pas en droit de parler d’une responsabilité potentiellement criminogène de l’action publique, ici?

 

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