Mais
tandis que ces réformateurs ne faisaient que parler et
élaborer des plans fallacieux d'action politique, un des
événements les plus grands et les plus bénéfiques de
l'histoire de l'humanité était en cours – la Révolution
industrielle. Son nouveau principe – qui transforma les
affaires humaines plus radicalement que toute autre
innovation religieuse, éthique, légale ou technique ne
l'avait fait auparavant – était la production de masse
destinée à une consommation de masse, et non plus seulement
à la consommation des membres des classes aisées. Ce nouveau
principe n'avait pas été inventé par des politiciens ou des
chefs d'État: pendant longtemps il ne fut pas remarqué par
les membres de l'aristocratie, de la petite noblesse des
patriciens urbains. Ce fut pourtant le tout début d'un âge
nouveau et meilleur pour les hommes quand certains, dans
l'Angleterre hanovrienne, commencèrent à importer du coton
depuis les colonies américaines: certains se chargèrent de
la transformation en biens de coton pour des consommateurs à
faible revenu, alors que d'autres exportaient ces mêmes
biens vers les ports de la Baltique pour les échanger contre
du blé qui, en Angleterre, apaisait la faim de pauvres
affamés.
Le trait caractéristique
du capitalisme réside dans la dépendance inconditionnelle
des échangistes envers le marché, ce qui veut dire envers la
satisfaction la plus grande possible et au meilleur prix des
demandes les plus urgentes des consommateurs. Pour chaque
type de production, le travail humain est nécessaire comme
facteur de production. Mais le travail en tant que tel,
aussi bien et consciencieusement réalisé que possible, n'est
rien d'autre qu'une perte de temps, de matière et d'effort
humain s'il n'est pas employé pour la production de biens et
de services qui, lorsqu'ils sont prêts à être consommés,
satisfont au mieux et au meilleur prix les demandes les plus
pressantes du public.
Le marché est le
prototype de ce qu'on appelle des institutions
démocratiques. Le pouvoir suprême est aux mains des
acheteurs et les vendeurs ne réussissent qu'en satisfaisant
du mieux possible les désirs des acheteurs. La propriété
privée des facteurs de production force les propriétaires –
les entrepreneurs – à servir les consommateurs. D'éminents
économistes ont appelé le marché une démocratie dans
laquelle chaque sou donne un droit de vote(B).
La démocratie politique et constitutionnelle ainsi que la démocratie de
marché sont toutes deux administrées selon les décisions de la majorité.
Les consommateurs, en achetant ou en s'abstenant d'acheter, sont
souverains sur le marché, comme les citoyens au travers de leurs votes,
lors de plébiscites ou d'élections des représentants, sont souverains
pour la conduite des affaires de l'État. Le gouvernement représentatif
et l'économie de marché sont le produit du même processus d'évolution,
ils dépendent l'un de l'autre, et ils semblent aujourd'hui disparaître
ensemble dans la grande contre-révolution réactionnaire de notre époque.
Pourtant, la référence à
cette homogénéité frappante ne doit pas nous empêcher de nous rendre
compte que, en tant qu'instrument destiné à satisfaire les véritables
désirs et intérêts des individus, la démocratie économique du marché est
bien supérieure à la démocratie politique du gouvernement représentatif(C).
Il est en général plus facile de choisir entre les termes d'une
alternative qui s'offrent à un acheteur que de prendre une décision
concernant les affaires de l'État et de la « haute » politique. La
ménagère ordinaire peut être très intelligente pour acquérir les biens
dont elle a besoin pour nourrir et habiller ses enfants. Mais elle peut
être moins apte à choisir les représentants appelés à mener les affaires
en matière de politique étrangère et de préparation militaire.
Il y a une autre
différence importante. Sur le marché, non seulement les besoins et les
désirs de la majorité sont pris en compte, mais également ceux des
minorités, pourvu qu'elles ne soient pas trop insignifiantes en nombre.
Le commerce des livres édite pour le lecteur moyen, mais aussi pour des
petits groupes d'experts dans divers domaines. Le commerce du vêtement
offre des habits pour les gens de tailles normales mais aussi des
marchandises pour les consommateurs anormaux. Alors que dans la sphère
politique seule la volonté de la majorité compte, et que la minorité est
forcée d'accepter ce qu'elle peut détester pour de sérieuses raisons.
Dans l'économie de marché
les acheteurs déterminent avec chaque sou dépensé la direction des
processus de production, et par conséquent les traits essentiels de
toutes les activités commerciales. Les consommateurs assignent à chacun
sa position et sa fonction dans l'organisme économique. Les
propriétaires des facteurs matériels de production sont virtuellement
les mandataires ou les administrateurs des consommateurs. S'ils échouent
dans leurs tentatives de servir au mieux le consommateur, ils subissent
des pertes et, s'ils ne réagissent pas à temps, perdent leur propriété.
La propriété féodale
était acquise soit par conquête soit par une faveur du conquérant. Une
fois acquise, le propriétaire et ses héritiers pouvaient en bénéficier
pour toujours. À l'inverse, la propriété capitaliste doit être acquise à
nouveau à chaque fois en la mettant au service des consommateurs. Chaque
propriétaire de facteurs matériels de production est forcé d'ajuster ses
services à la plus grande satisfaction de la demande sans cesse
changeante des consommateurs. Un homme peut commencer sa carrière dans
les affaires comme héritier d'une grande fortune. Mais ceci ne va pas
nécessairement l'aider dans sa compétition avec les nouveaux venus.
L'ajustement d'un système de chemins de fer existant à la nouvelle
situation créée par l'arrivée des voitures, camions et avions fut un
problème plus difficile que les nombreuses épreuves auxquelles les
nouvelles entreprises devaient faire face.
Le fait qui fit
apparaître et prospérer les méthodes capitalistes dans la conduite des
affaires est précisément l'excellence des services rendus aux masses.
Rien ne caractérise mieux l'amélioration fabuleuse du niveau de vie que
le rôle quantitatif joué par les industries de divertissement dans les
affaires modernes.
Le capitalisme a
transformé de manière radicale les événements humains. Les chiffres de
la population se sont multipliés. Pour les quelques pays dans lesquels
ni les politiques du gouvernement ni la préservation obstinée des voies
traditionnelles de la part des citoyens n'ont placé d'obstacles
insurmontables sur le chemin de l‘entrepreneuriat capitaliste, les
conditions de vie de l'immense majorité se sont améliorées de manière
spectaculaire. Des équipements jamais connus jusque-là ou considérés
comme des luxes extravagants sont désormais disponibles pour l'homme
ordinaire. Le niveau général d'éducation, de bien-être matériel et
spirituel augmente d'années en années.
Tout ceci n'est pas la
réalisation des gouvernements ou de mesures charitables. Le plus souvent
c'est l'action gouvernementale qui empêche les développements avantageux
que tend à apporter le fonctionnement régulier des institutions
capitalistes.
Examinons un cas spécial.
Dans les temps pré-capitalistes, l'épargne et donc l'amélioration de la
condition économique d'un individu n'étaient réellement accessibles, en
dehors de prêteurs professionnels d'argent (les banquiers), qu'aux gens
qui possédaient une ferme ou une boutique. Ils pouvaient investir leur
épargne dans l'amélioration ou l'expansion de leur propriété. Les
autres, prolétaires sans propriété, ne pouvaient épargner qu'en cachant
quelques pièces dans un coin qu'ils considéraient sûr. Le capitalisme a
rendu l'accumulation d'un certain capital au travers de l'épargne
accessible à tout le monde. Les institutions d'assurance-vie, les
banques et les obligations offrent la possibilité d'épargner et de
générer des intérêts aux masses de gens à faible revenu, et ces gens
utilisent largement cette possibilité. Sur le marché des prêts des pays
avancés, les fonds fournis par de telles personnes jouent un grand rôle.
Ils peuvent être un facteur important en rendant le fonctionnement du
système capitaliste familier à ceux qui ne sont pas eux-mêmes employés
dans le secteur financier. Et avant tout, ils peuvent améliorer encore
et encore la situation socio-économique de la plupart.
Mais, malheureusement,
les politiques de presque toutes les nations sabotent cette évolution de
la façon la plus scandaleuse. Les gouvernements des États-Unis, de la
Grande-Bretagne, de la France et de l'Allemagne, pour ne pas parler de
la plupart des petites nations, ont mené ou mènent encore les politiques
les plus radicalement inflationnistes. Tout en parlant continuellement
de leur sollicitude envers l'homme ordinaire, ils ont volé, sans honte,
toujours et encore, au travers de l'inflation d'origine gouvernementale,
ceux qui avaient souscrit des polices d'assurance, qui cotisent à un
plan de retraite, qui possèdent obligations et dépôts bancaires.
Les auteurs de l'Europe de l'Ouest qui à la fin du XVIIIe siècle et dans
les premières décennies du XIXe siècle ont développé des plans pour
l'établissement du socialisme n'étaient pas familiers des idées sociales
et des conditions de l'Europe centrale. Ils ne prêtaient aucune
attention au Wohlfahrtstaat, l'État-providence des gouvernements
monarchiques allemands du XVIIIe siècle. Ils ne lisaient pas non plus le
livre classique sur le socialisme allemand, le Geschlossener
Handelsstaat de Fichte, publié en 1800. Quand bien plus tard – dans
les dernières décennies du XIXe siècle – les nations de l'Ouest, en
premier lieu l'Angleterre, se sont engagées dans les méthodes fabiennes
d'une progression tempérée vers le socialisme, elles ne se sont pas posé
la question de savoir pourquoi les gouvernements continentaux qu'ils
méprisaient comme attardés et absolutistes avaient déjà adopté depuis
longtemps ces principes prétendument nouveaux et progressistes de
réforme sociale.
Les socialistes allemands
de la deuxième partie du XIXe siècle ne pouvaient pas, eux, éviter de
rencontrer ce problème. Il devaient faire face à Bismarck, l'homme dont
la pro-socialiste Encyclopedia of the Social Sciences dit qu'il
fut « considéré avec raison comme le partisan le plus fameux du
socialisme d'État de son époque »(5).
Lassalle a joué avec l'idée de favoriser la cause du socialisme par une
coopération avec ce paladin très « réactionnaire » des Hohenzollern.
Mais la mort prématurée de Lassalle mit fin à de tels plans et
également, peu après, aux activités du groupe socialiste dont il était
le chef. Sous l'influence des disciples de Marx, le Parti socialiste
allemand se transforma en une opposition radicale envers le régime du
Kaiser. Ils votèrent au Reichstag contre tous les projets proposés par
le gouvernement. Bien sûr, en tant que parti minoritaire, leurs votes ne
pouvaient pas empêcher l'approbation par le Reichstag des lois en
« faveur » du travail, et parmi celles-ci la loi établissant le fameux
système de sécurité sociale. Dans un seul cas ils purent parvenir à
éliminer une mesure de socialisation soutenue par le gouvernement:
l'établissement d'un monopole du gouvernement sur le tabac. Mais toutes
les autres mesures de nationalisation ou de municipalisation de Bismarck
furent adoptées malgré l'opposition passionnée du Parti socialiste. Et
la politique de nationalisation de l'Empire allemand, qui, grâce aux
victoires de ses armées, jouissait d'un prestige sans précédent dans le
monde entier, fut adoptée par de nombreuses nations de l'Est et du Sud
de l'Europe.
Les doctrinaires
socialistes allemands ont essayé en vain d'expliquer et de justifier la
contradiction manifeste entre leur plaidoyer fanatique en faveur du
socialisme et leur opposition obstinée à toutes les mesures de
nationalisation(6). Mais
malgré le soutien des partis soi-disant conservateurs et chrétiens aux
politiques gouvernementales de nationalisation et de municipalisation,
celles-ci perdirent rapidement leur popularité auprès des dirigeants
comme auprès des dirigés. Les industries nationalisées fonctionnaient
plutôt mal sous la direction d'administrateurs payés par les autorités.
Les services rendus aux consommateurs devenaient très insatisfaisants,
et le prix à payer augmentait sans cesse. Et, pire que tout, les
résultats financiers de la gestion des serviteurs publics étaient
déplorables. Les déficits de ces équipes étaient une lourde charge pour
le trésor national et obligeaient encore et toujours à augmenter les
impôts. Au début du vingtième siècle, il n'était plus possible de nier
le fait évident que les autorités publiques avaient scandaleusement
échoué dans leurs tentatives d'administrer les différentes organisations
qu'elles avaient acquises dans la mise en place de leur « socialisme
d'État ».
Telles étaient les
conditions lorsque le résultat de la Première Guerre mondiale rendit les
partis socialistes souverains en Europe centrale et en Europe de l'Est
et renforça considérablement leur influence en Europe de l'Ouest. Il n'y
avait dans ces années pratiquement aucune opposition sérieuse en Europe
aux plans pro-socialistes les plus radicaux.
Le gouvernement
révolutionnaire allemand fut formé en 1918 par des membres du parti
marxiste social-démocrate. Il n'avait pas moins de pouvoir que le
gouvernement russe de Lénine et, comme le dirigeant russe, considérait
le socialisme comme la seule solution possible et raisonnable à tous les
problèmes politiques et économiques. Il savait également très bien que
les mesures de nationalisation adoptées par l'Empire allemand avant la
guerre avaient donné des résultats financiers insatisfaisants, des
services plutôt pauvres et que les mesures socialistes prises pendant
les années de guerre n'avaient pas eu de succès. Le socialisme était à
leurs yeux la grande panacée, mais il semblait que personne ne
comprenait ce que cela voulait vraiment dire ni comment l'amener
convenablement. Ainsi, les dirigeants socialistes victorieux ont fait ce
que tous les gouvernements font quand ils ne savent pas quoi faire. Ils
ont nommé un comité de professeurs et d'experts. Les marxistes avaient
pendant plus de cinquante ans défendu la cause de la socialisation comme
point central de leur programme, comme remède pour apaiser tous les maux
de la Terre et conduire l'humanité vers un nouveau jardin d'Eden.
Désormais ils avaient pris le pouvoir et tout le monde attendait qu'ils
tiennent leurs promesses. Désormais ils devaient socialiser. Mais dès le
début, ils durent confesser ne pas savoir comment le faire et
demandaient aux professeurs ce que la socialisation voulait dire et
comment la mettre en pratique.
Ce fut le plus grand
fiasco intellectuel que l'Histoire ait jamais connu. Ceci mit fin, aux
yeux des gens raisonnables, à tous les enseignements de Marx et de la
cohorte d'utopistes moins connus.
Le destin des idées et
plans socialistes ne fut pas meilleur en Europe de l'Ouest que dans le
pays de Marx. Les membres de la Société fabienne n'étaient pas moins
perplexes que leurs amis continentaux. Comme eux, ils étaient trop
convaincus que le capitalisme était pour toujours raide mort et que le
socialisme seul pouvait par conséquent diriger toutes les nations. Mais
eux aussi devaient admettre qu'ils n'avaient pas de plan d'action. Le
plan du Socialisme de Guilde, qui reçut une publicité flamboyante, était
simplement un non-sens, comme tout le monde dû rapidement l'admettre. Il
disparut discrètement de la scène politique britannique.
Mais, bien sûr, la
débâcle intellectuelle du socialisme et particulièrement du marxisme à
l'Ouest ne changèrent pas les conditions à l'Est, en Russie et dans les
autres pays d'Europe orientale, et la Chine entreprit une
nationalisation complète. Pour eux, ni la réfutation critique des
doctrines des marxiens et autres socialistes, ni l'échec de toutes les
expériences de nationalisation n'avaient de signification. Le marxisme
devint la quasi-religion des nations arriérées qui avaient hâte
d'obtenir les machines et avant tout les armes mortelles développées à
l'Ouest. Mais ces nations rejetaient la philosophie qui avait produit
les résultats sociaux et scientifiques de l'Ouest.
La doctrine politique de
l'Est, réclamant une socialisation immédiate totale de toutes les
sphères de la vie et l'extermination sans pitié de tous les opposants,
reçut un soutien plutôt sympathique de la part des nombreux partis et
politiciens influents des pays occidentaux. « Construire des ponts en
direction du secteur communiste du monde » est un objectif assez
fréquent des gouvernements de l'Occident. Il est à la mode chez certains
snobs de vanter le despotisme illimité de la Russie ou de la Chine. Et,
le pire de tout, à partir des impôts collectés sur les revenus du
secteur privé, certains gouvernements, en particulier celui des
États-Unis, donnent de nombreuses subventions aux gouvernements qui
doivent faire face aux immenses déficits précisément parce qu'ils ont
nationalisé beaucoup d'entreprises, tout spécialement les chemins de
fer, les services de poste et de télégraphie ainsi que de nombreux
autres.
Dans les parties
pleinement industrialisées de notre globe, dans les pays de l'Europe de
l'Ouest, de l'Europe centrale et de l'Amérique du Nord, le système de
l'entreprise privée non seulement survit mais s'améliore sans cesse et
augmente les services qu'il rend. Les hommes d'État, les bureaucrates et
les politiciens regardent de travers le monde des affaires. La plupart
des journalistes, les écrivains de fiction et les professeurs
d'Université propagent diverses versions du socialisme. La génération
montante est imprégnée de socialisme à l'école. On n'entend que très
rarement une voix critiquant les idées, plans et actions socialistes.
Mais pour ces personnes
du monde industriel le socialisme n'est plus une force vivante. Il
n'est plus question de nationaliser d'autres branches de l'industrie(7).
Aucun des nombreux
gouvernements sympathisants de la philosophie socialiste ne pense
sérieusement à suggérer des mesures de nationalisation supplémentaires.
Au contraire. Par exemple, le gouvernement américain et tout Américain
raisonnable auraient des raisons d'être fiers si l'on pouvait se
débarrasser de la Poste avec son inefficacité proverbiale et son déficit
gigantesque.
Le socialisme a commencé
à l'âge de Saint-Simon comme une tentative de donner un coup de jeune à
la vieillesse de la civilisation occidentale de l'homme caucasien. Il a
essayé de préserver cet aspect quand, plus tard, il prenait le
colonialisme et l'impérialisme comme cibles principales. Aujourd'hui
c'est le cri de ralliement de l'Est, des Russes et des Chinois qui
rejettent l'idéologie de l'Ouest, mais qui essaient passionnément de
copier sa technique.
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