Montréal, 12 février 2006 • No 166

 

OPINION

 

Yvan Petitclerc est professeur de français et traducteur. Il écrit pour diverses publications tant anglophones que francophones.

 
 

LE CAS CAMILLE PAGLIA

 

par Yvan Petitclerc

 

          Dès le moment où elle est apparue sur la scène au début des années 1990, Camille Paglia a été cataloguée comme critique virulente de l'establishment féministe traditionnel. Il faut dire qu'elle n'a pas été tendre souvent à l'endroit des féministes et plus particulièrement du féminisme académique. Mais elle fut aussi très critique à l'égard des gais et leur incapacité, chez certains, d'effectuer une sorte d'autocritique. Certes tous ces éléments font encore partie de son combat aujourd'hui – même si pour l'essentiel, la branche du féminisme académique a sombré dans l'oubli, noyé dans sa propre insignifiance –, mais ils prennent moins de place.

 

Les combats de Paglia

          Les combats de Camille Paglia sont plutôt en faveur d'une redécouverte des grands classiques du monde de l'art ainsi que pour une étude comparative plus poussée des religions. Les raisons en sont multiples. D'abord en termes de psychologie, c'est la fréquentation de l'histoire de l'art et des oeuvres majeures qui permet de développer cette capacité de lire entre les lignes et qui simultanément aiguise les perceptions. De même, c'est la connaissance de cette même histoire de l'art et de la littérature qui permet de mieux saisir toutes les zones troubles entourant la sexualité et qui, de tout temps, ont mélangé nature et culture.

          Quiconque connaît le moindrement l'histoire de l'art, sait par exemple que seul une ignorance crasse permet d'affirmer que pouvoir, violence, sexualité et érotisme sont des choses qui ne se mélangent jamais. Dans ce sens, il n'est pas surprenant que le dernier ouvrage de Paglia traite de poésie. Et comme plusieurs, elle défend la poésie comme étant une façon par excellence de développer une meilleure acuité de nos perceptions et de rendre visible l'implicite.

          À travers ses écrits, elle a souvent manifesté une même lassitude envers la polarisation droite/gauche. Elle se définit d'ailleurs elle-même comme une libertarienne et une démocrate – bien qu'elle ait déjà voté pour Ralph Nader et défendu Rush Limbaugh. Qualifiée de néo-conservatrice par certains ignorants, elle rétorque que des positions comme les siennes résolument pro-pornographie, pro-prostitution, pro-avortement et pro-décriminalisation des drogues ne sont pas exactement ce qu'on appelle des positions conservatrices radicales... Cette polarisation politique qu'elle regrette chez elle, est pourtant celle qui aujourd'hui est en croissance au Québec comme dans le reste du Canada.
 

Polarisation droite/gauche

          Aux États-Unis, un certain David Horowitz est souvent pris à partie quand il s'agit de dénoncer la montée d'un soi-disant néo-conservatisme sur les campus. Or si Horowitz existe aujourd'hui, c'est parce que le monde a changé depuis le temps où il était sympathisant des Black Panthers. Particulièrement dans le monde de l'enseignement supérieur où le discours d'endoctrinement de troisième ordre a souvent pris le dessus au détriment de la mission première d'éducation. Son site, www.frontpagemag.com, héberge à l'occasion des textes de Paglia. Cette dernière soutient d'ailleurs que le passage de plusieurs ex-partisans de la gauche dans le camp conservateur a surtout été le fruit de l'incapacité des milieux gauchistes académiques de procéder à une nécessaire autocritique au fil des ans.

          En 1999, Paglia défendait en ces termes Horowitz alors injustement accusé de bigoterie: « But I regard him as an important contemporary thinker who is determined to shatter partisan stereotypes and to defy censorship wherever it occurs – notably […] in the area of discourses on race which is befogged with sanctimony and hypocrisy ». Or le principal combat d'Horowitz à ce moment, comme aujourd'hui encore, est de ramener les campus universitaires à leur mission première d'éducation et non pas d'endoctrinement. Cela requiert que l'on accepte aussi de confronter ses idées et de ne pas donner que dans les discours de confirmation ou de prêche aux convertis menant à tous ces crispages idéologiques.
 

« Cette polarisation politique qu'elle regrette chez elle, est pourtant celle qui aujourd'hui est en croissance au Québec comme dans le reste du Canada. »


          Certes on peut toujours diverger d'opinion sur certaines choses, voire interprétations, mais quiconque prétendrait qu'il ne se dit que des faussetés de gauche sur www.salon.com (où Horowitz a collaboré et où Paglia est aujourd'hui de retour), ou encore qu'il ne se dit que des énormités de droite sur www.frontpagemag.com, ferait la meilleure démonstration de son incapacité à penser par lui-même ou elle-même – une situation qui ne s'applique certes pas à Paglia.

          Par ailleurs – et c'est une autre remarque intéressante venant d'une athée –, Paglia exprime son exaspération envers le fait que les outrages artistiques à l'endroit de la religion soient quasiment toujours à l'endroit du christianisme. Le meilleur exemple de cela étant bien sûr « Piss Christ », une photographie d'un crucifix submergé dans de l'urine, de l'artiste Andreas Serrano. Il faut dire que le christianisme a le dos large de nos jours. Tout le monde sait que la réaction serait sûrement plus virulente s'il s'agissait d'une autre religion qui était attaquée... Je partage ce sentiment d'exaspération. De la thèse que Jésus était gai jusqu'aux blagues ad nauseam de certains humoristes sur l'Église catholique, il y a là une facilité avec ce type d'attitude qui ne mène à rien et qui ne réussit qu'à alimenter un certain backlash en reléguant au second plan des causes passablement plus importantes.
 

La culture de l'image

          Bien que parfaitement versée dans la culture littéraire, Paglia n'est surtout pas réfractaire à la culture de l'image. Cette même culture de l'image dont elle défend fortement l'utilisation dans le cadre scolaire. Par ailleurs, ses amitiés avec des hommes gais sont un élément incontournable de la manière dont s'est développée sa vision des choses et son esthétisme. Sa connaissance étroite de ce milieu, jumelée à une conscience historique très large, lui permettent d'ailleurs de bien rigoler lorsque certains avancent qu'Oscar Wilde serait un libéral version go-gauche s'il vivait aujourd'hui...

          De même ce n'est pas un hasard si l'artiste qui colore le plus sa vision du monde artistique est Andy Warhol, créateur également du magazine Interview auquel elle contribue parfois aujourd'hui. Pour elle, l'avant-garde a culminé avec Warhol au milieu des années 1960. Ceux qui s'adonnent encore aux jeux stériles de la déconstruction artistique devrait comprendre que plus de 40 ans plus tard, il est temps de passer à autre chose et de s'adonner au contraire à une vaste entreprise de reconstruction, voire de revalorisation de la connaissance chronologique des événements culturels majeurs. Et ce spécialement auprès de la jeune génération.

          Mais sa contribution la plus percutante dans les années 1990 fut sans contredit celle de ramener à l'avant-plan l'idée de nature humaine. Il y a une quinzaine d'années, cela avait suscité une forte opposition. Tout était encore « construction sociale ». Aujourd'hui, seuls les plus aveugles peuvent tenir encore ce genre de discours.

          D'ailleurs quelle ironie de voir toutes ces femmes sexagénaires se précipiter chez le chirurgien ou à la pharmacie du coin pour se procurer tout ce que le monde de l'esthétique offre de mieux en matière de... construction sociale. Ces mêmes personnes qui, trente ans plus tôt, clamaient que les différences et changements fondés sur la nature n'existaient pas. Hey! les cheveux gris, les genoux qui craquent, le souffle court, et six pieds sous terre en bout de ligne, vous pensez encore que c'est une construction sociale?
 

 

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