Montréal, 19 février 2006 • No 167

 

LECTURE

 

Extrait de Jean-Baptiste Say (1767-1832) Maître et pédagogue de l’École française d’économie politique libérale par Gérard Minart, publié en 2005 par l'Institut Charles Coquelin. On peut commander le livre en contactant le professeur Philippe Nataf à: edschcoq@noos.fr.

 
 

JEAN-BAPTISTE SAY A VULGARISÉ
ET CLARIFIÉ ADAM SMITH

 

par Gérard Minart

 

          Écossais d’origine, professeur de philosophie morale à l’Université de Glasgow, ami du philosophe David Hume, auteur d’une Théorie des sentiments moraux (livre qui fut traduit en français par Sophie de Grouchy, l’épouse de Condorcet), grand voyageur, ce n’est pas sans raison qu’Adam Smith est considéré – et par Jean-Baptiste Say en premier – comme l’un des pères de l’économie politique. Son livre, dont le titre exact est: Recherches sur la nature et les causes de la Richesse des nations, surgit dans un paysage intellectuel dominé par les Physiocrates français. Ces derniers règnent en maîtres sur la pensée économique de l’époque. Leur emprise intellectuelle est telle qu’on appelle cette école: « La Secte ». Selon eux, seule l’agriculture est productrice de richesses. Tout doit être entrepris pour son développement exclusif.

 

          Adam Smith, après avoir eu de longs entretiens en France avec certains d’entre eux, après avoir rencontré Quesnay et Turgot, va se démarquer des Physiocrates. Sans négliger le rôle de l’agriculture, il met l’accent sur la division du travail et annonce la naissance de la grande industrie.

          Certains ont résumé de façon sommaire et simpliste l’apport de Say à l’histoire de la pensée économique en proclamant qu’il fut essentiellement l’introducteur, le commentateur, le « vulgarisateur » – terme péjoratif – de la pensée d’Adam Smith en France.

          Ce jugement, qui est exact, est toutefois trop réducteur. Il passe sous silence ce que Destutt de Tracy avait parfaitement vu, à savoir que Say a complété, rectifié, enrichi, surpassé ses prédécesseurs en matière économique et, entre autres, Adam Smith lui-même. Si la parenté est forte entre les deux hommes, si Say reconnaît à Smith le statut de père de l’économie politique, s’il écrit à propos de La Richesse des nations: « Lorsqu’on lit Smith comme il mérite d’être lu, on s’aperçoit qu’il n’y avait pas avant lui d’économie politique », il ne s’est pas contenté de vulgariser le grand Écossais. Il l’a corrigé et surpassé. Mieux, il l’a clarifié. Car, comme il le dit lui-même: « Smith manque de clarté en beaucoup d’endroits, et de méthode presque partout ».

          D’entrée, il convient d’insister, textes et preuves à l’appui, sur l’apport de Jean-Baptiste Say à l’économie politique libérale.

          S’il est nourri d’Adam Smith, c’est en lui appliquant sans concession sa méthode analytique et critique.

          D’où des divergences et des rectifications sur des points fondamentaux.

          La première opposition porte sur l’analyse de la valeur. Adam Smith, qui fut un moraliste avant d’être un économiste, et qui ne sut pas toujours se débarrasser de ses penchants de moraliste dans l’analyse des mécanismes de l’économie, proclame que la totalité de la valeur d’un produit repose sur le travail qu’il a coûté. Par là, il est un adepte de la notion de « valeur-travail » qui sera reprise par Ricardo puis par Karl Marx.
 

« Pour Jean-Baptiste Say, la valeur d’un produit repose sur son utilité constatée par l’échange. Un produit inutile ne possède aucune valeur, quelle que soit la dose de travail qu’il contient. »


          À l’inverse, pour Jean-Baptiste Say, la valeur d’un produit repose sur son utilité constatée par l’échange. Un produit inutile ne possède aucune valeur, quelle que soit la dose de travail qu’il contient. Si le travail humain est sacré dans le domaine de la morale, il n’est qu’un facteur de production comme les autres dans l’activité économique.

          « Un objet manufacturé, écrit-il, n’a pas une valeur parce qu’il a coûté de la peine. Il en a parce qu’il est utile. C’est cette utilité que l’on paie quand il a fallu qu’on la créât. Là où elle ne se trouve pas, il n’y a point eu de valeur produite, quelque peine qu’on ait jugé à propos de se donner… Tous les auteurs qui ont voulu former des systèmes économiques sans les fonder sur la valeur échangeable des choses, se sont jetés dans des divagations. De là l’importance à fixer nos idées relativement à la valeur… Ces principes élémentaires ne reposent point sur des discussions métaphysiques, mais sur des faits. »

          La grande force de Jean-Baptiste Say face à ses illustres prédécesseurs, les Physiocrates et Adam Smith surtout, réside précisément en ceci qu’il a su, au nom des faits, résister à la puissance sectaire des préjugés, « lesquels, écrit-il, viennent s’interposer entre l’homme et la vérité ».

          En portant ainsi le flambeau de la raison, de la seule raison; de l’analyse, de la seule analyse; de la logique, de la seule logique, dans l’examen de la production des richesses, il applique à l’économie les préceptes de la philosophie des Lumières.

          Deuxième divergence de taille: Smith méconnaît totalement le service que rend le capital dans les opérations productives. Au contraire, Jean-Baptiste Say démontrera point par point et avec minutie l’importance du capital. Les chapitres 10 à 14 du Cours complet d’économie politique pratique constituent le coeur de la doctrine de Say sur cette question. Dans ces pages, il examine, avec une rigueur et une clarté exemplaires, la nature et l’emploi des capitaux, leur classification en productifs et improductifs, leur formation et, à l’opposé, la façon dont ils se dissipent. Il n’est pas exagéré de dire que ces pages, débarrassées, elles aussi, de tout préjugé, constituent le fondement scientifique du capitalisme moderne.

          Troisième rectification, enfin: Jean-Baptiste Say démontre que les produits immatériels – ce que nous appelons aujourd’hui les services (la consultation du médecin, la plaidoirie de l’avocat, une représentation théâtrale…) – sont des produits aussi réels que les autres. Adam Smith refusait cette notion. En conséquence, sa doctrine ne permettait pas d’embrasser le phénomène de la production dans sa totalité.

          Voici quelques exemples, sur lesquels nous reviendrons, qui montrent que Say s’est enrichi de Smith comme Montaigne s’était nourri de Plutarque: dans un dialogue permanent, quotidien, mais critique.
 

 

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