Quelques particularités de cette liaison d'enfance
révèlent déjà la bonté et la délicatesse infinies
que Bastiat portait en toutes choses.
Robuste, alerte, entreprenant et passionné pour les exercices du corps,
il se privait presque toujours de ces plaisirs,
pour tenir compagnie à son ami
que la faiblesse de sa santé éloignait des jeux violents.
Cette amitié remarquable était respectée par les maîtres eux-mêmes;
elle avait des privilèges particuliers,
et pour que tout fût plus complètement commun entre les deux élèves,
on leur permettait de faire leurs devoirs en collaboration
et sur la même copie signée des deux noms.
C'est ainsi qu'ils obtinrent, en 1818, un prix de poésie.
La récompense était une médaille d'or;
elle ne pouvait se partager:
« Garde-la, dit Bastiat qui était orphelin;
puisque tu as encore ton père et ta mère,
la médaille leur revient de droit. »
En quittant le collège de Sorrèze,
Bastiat, que sa famille destinait au commerce,
entra, en 1818, dans la maison de son oncle, à Bayonne.
À cette époque,
le plaisir tint naturellement plus de place dans sa vie que les affaires.
Nous voyons pourtant, dans ses lettres,
qu'il prenait sa carrière au sérieux,
et qu'il gardait, au milieu des entraînements du monde,
un penchant marqué pour la retraite;
étudiant, quelquefois jusqu'à se rendre malade,
tour à tour ou tout ensemble,
les langues étrangères,
la musique,
la littérature française, anglaise et italienne,
la question religieuse,
l'économie politique enfin,
que depuis l'âge de dix-neuf ans il a toujours travaillée.
Vers l'âge de vingt-deux à vingt-trois ans,
après quelques hésitations sur le choix d'un état,
il revint, pour obéir aux désirs de sa famille,
se fixer à Mugron, sur les bords de l'Adour,
dans une terre dont la mort de son grand-père (1825)
le mit bientôt en possession.
Il paraît qu'il y tenta des améliorations agricoles:
le résultat en fut assez médiocre,
et ne pouvait guère manquer de l'être
dans les conditions de l'entreprise.
D'abord, c'était vers 1827,
et à ce moment la science agronomique n'existait pas en France.
Ensuite, il s'agissait d'un domaine de 250 hectares environ,
subdivisé en une douzaine de métairies;
et tous les agriculteurs savent
que le régime parcellaire et routinier du métayage
oppose à tout progrès sérieux
un enchevêtrement presque infranchissable
de difficultés matérielles
et surtout de résistances morales.
Enfin, le caractère de Bastiat était incapable de se plier
– on pourrait dire de s'abaisser –
aux qualités étroites
d'exactitude,
d'attention minutieuse,
de patiente fermeté,
de surveillance défiante,
dure,
âpre au gain,
sans lesquelles un propriétaire
ne peut diriger fructueusement une exploitation très-morcelée.
Il avait bien entrepris,
pour chaque culture et chaque espèce d'engrais,
de tenir exactement compte des déboursés et des produits,
et ses essais durent avoir quelque valeur théorique;
mais, dans la pratique,
il était
trop indifférent à l'argent,
trop accessible à toutes les sollicitations,
pour défendre ses intérêts propres,
et la condition de ses métayers ou de ses ouvriers
dut seule bénéficier de ses améliorations.
L'agriculture ne fut donc guère, pour Bastiat,
qu'un goût ou un semblant d'occupation.
L'intérêt véritable, le charme sérieux de sa vie campagnarde,
ce fut au fond l'étude,
et la conversation qui est l'étude à deux
– « la conférence, comme dit Montaigne,
qui apprend et exerce en un coup »,
quand elle s'établit entre deux esprits distingués.
Le bon génie de Bastiat lui fit rencontrer, à côté de lui,
cette intelligence-soeur,
qui devait, en quelque sorte, doubler la sienne.
Ici vient se placer un nom qui fut si profondément mêlé
à l'existence intime et à la pensée de Bastiat,
qu'il l'en sépare à peine lui-même dans ses derniers écrits:
c'est celui de M. Félix Coudroy.
Si Calmètes est le camarade du coeur et des jeunes impressions,
Coudroy est l'ami de l'intelligence et de la raison virile,
comme plus tard R. Cobden sera l'ami politique,
le frère d'armes de l'action extérieure et du rude apostolat.
Cette intimité a été trop féconde en grands résultats
pour que nous ne nous arrêtions pas un moment
à dire la manière dont elle s'engrena:
c'est M. F. Coudroy qui nous l'a racontée.
Son éducation,
ses opinions de famille,
plus encore peut-être sa nature nerveuse, mélancolique et méditative,
l'avaient tourné de bonne heure du côté
de l'étude de la philosophie religieuse.
Un moment séduit par les utopies de Rousseau et de Mably,
il s'était rejeté ensuite, par dégoût de ces rêves,
vers la Politique sacrée
et la Législation primitive,
sous ce dogme absolu de l'Autorité,
si éloquemment prêché alors par les de Maistre et les Bonald:
où l'on ne comprend l'ordre
que comme résultat de l'abdication complète
de toutes les volontés particulières
sous une volonté unique et toute-puissante;
où les tendances naturelles de l'humanité sont supposées mauvaises,
et par conséquent condamnées à un suicide perpétuel;
où enfin la liberté et le sentiment de la dignité individuelle
sont considérés comme
des forces insurrectionnelles,
des principes de déchéance et de désordre.
Quand les deux jeunes gens se retrouvèrent,
en sortant l'un de l'école de droit de Toulouse,
l'autre des cercles de Bayonne,
et qu'on se mit à parler d'opinions et de principes,
Bastiat, qui avait déjà entrevu en germe,
dans les idées d'Ad. Smith,
de Tracy et de J.-B. Say,
une solution tout autre du problème humain,
Bastiat arrêtait à chaque pas son ami,
lui montrant par les faits économiques
comment les manifestations libres des intérêts individuels
se limitent réciproquement par leur opposition même,
et se ramènent mutuellement
à une résultante commune d'ordre et d'intérêt général;
comment le mal,
au lieu d'être une des tendances positives
de la nature humaine,
n'est au fond qu'un accident de la recherche même du bien,
une erreur que corrigent l'intérêt général qui le surveille
et l'expérience qui le poursuit dans les faits;
comment l'humanité a toujours marché d'étape en étape,
en brisant à chaque pas
quelqu'une des lisières de son enfance;
comment, enfin, la liberté n'est pas seulement le résultat et le but,
mais le principe, le moyen, la condition nécessaire
de ce grand et incontestable mouvement...
Il étonna d'abord un peu,
puis finit par conquérir à ces idées nouvelles son ami,
dont l'esprit était juste
et le coeur sincèrement passionné pour le vrai.
Toutefois, ce ne fut pas sans recevoir lui-même
une certaine impression
de ces grandes théories de Bonald et de Maistre:
car les négations puissantes ont le bon effet
d'élever forcément à une hauteur égale
le point de vue des systèmes qui les combattent.
Il y eut sans doute des compromis,
des concessions mutuelles;
et c'est peut-être à une sorte de pénétration réciproque
des deux principes ou des deux tendances
qu'il faudrait attribuer le caractère profondément religieux
qui se mêle, dans les écrits de Bastiat,
à la fière doctrine du progrès par la liberté.
Nous n'avons pas la prétention de chercher
quelle put être la mise de fonds
que chacun des deux associés d'idées versa ainsi à la masse commune.
Nous pensons que de part et d'autre l'apport fut considérable.
Le seul ouvrage de M. Coudroy que nous connaissions,
sa brochure sur le duel,
nous a laissé une haute opinion de son talent,
et l'on sait que Bastiat a eu un moment la pensée de lui léguer à finir
le second volume de ses Harmonies.
Il semblerait pourtant que dans l'association,
l'un apportait plus particulièrement
l'esprit d'entreprise et d'initiative,
l'autre l'élément de suite et de continuité.
Bastiat avait le travail capricieux,
comme les natures artistes;
il procédait par intuitions soudaines,
et, après avoir franchi d'un élan toute une étape,
il s'endormait dans les délices de la flânerie.
L'ami Coudroy,
comme le volant régulateur de la machine,
absorbait de temps en temps cet excès de mouvement,
pour le rendre en impulsion féconde à son paresseux et distrait sociétaire.
Quand celui-ci recevait quelque ouvrage nouveau,
il l'apportait à Coudroy, qui le dégustait,
notait avec soin les passages remarquables,
puis les lisait à son ami.
Très souvent, Bastiat se contentait de ces fragments;
c'était seulement quand le livre l'intéressait sérieusement,
qu'il l'emportait pour le lire de son côté:
ces jours-là,
la musique était mise de côté,
la romance avait tort,
et le violoncelle restait muet.
C'était ainsi qu'ils passaient leur vie ensemble,
logés à quatre pas l'un de l'autre,
se voyant trois fois par jour,
tantôt dans leurs chambres,
tantôt à de longues promenades qu'on faisait un livre sous le bras.
Ouvrages
de philosophie,
d'histoire,
de politique ou de religion,
poésie,
voyages,
mémoires,
économie politique,
utopies socialistes...
tout passait ainsi au contrôle de cette double intelligence –
ou plutôt de cette intelligence doublée,
qui portait partout la même méthode
et rattachait au moyen du même fil conducteur
toutes ces notions éparses à une grande synthèse.
C'est dans ces conversations que l'esprit de Bastiat faisait son travail;
c'est là que ses idées se développaient,
et quand quelqu'une le frappait plus particulièrement,
il prenait quelques heures de ses matinées pour la rédiger sans effort;
c'est ainsi, raconte M. Coudroy,
qu'il a fait
l'article sur les tarifs,
les sophismes,
etc.
Ce commerce intime a duré,
nous l'avons dit, plus de vingt ans,
presque sans interruption,
et chose remarquable, sans dissentiments.
On comprend après cela comment de cette longue étude préparatoire,
de cette méditation solitaire à deux,
a pu s'élancer si sûr de lui-même
cet esprit improvisateur,
qui à travers les interruptions de la maladie
et les pertes de temps énormes
d'une vie continuellement publique et extérieure,
a jeté au monde, dans l'espace de cinq ans,
la masse d'idées si neuves, si variées et pourtant si homogènes
que contiennent ces volumes.
Membre du Conseil général des Landes depuis 1832,
Bastiat se laissait porter de temps en temps à la députation.
Décidé, s'il eût été nommé,
à ne jamais accepter une place du gouvernement
et à donner immédiatement sa démission des fonctions modestes de juge de paix,
il redoutait bien plus qu'il ne désirait un honneur qui eût profondément
dérangé sa vie et probablement sa fortune.
Mais il profitait,
comme il le racontait en riant,
de ces rares moments où on lit en province,
pour répandre dans ses circulaires électorales,
et « distribuer sous le manteau de la candidature » quelques vérités utiles.
On voit que son ambition originale
intervertissait la marche naturelle des choses;
car il est certainement bien plus dans les usages ordinaires
de faire de l'économie politique le marchepied d'une candidature,
que de faire d'une candidature le prétexte d'un enseignement économique.
Quelques écrits plus sérieux trahissaient de loin en loin
la profondeur de cette intelligence si bien ordonnée:
comme Le fisc et fa vigne, en 1841,
le Mémoire sur la question vinicole, en 1843,
qui se rattachent à des intérêts locaux importants,
que Bastiat avait tenté un moment de grouper en une association puissante.
C'est aussi à cette époque de ses travaux qu'il faut rapporter,
quoiqu'il n'ait été fini qu'en 1844,
le Mémoire sur la répartition de l'impôt foncier
dans le département des Landes,
un petit chef-d'oeuvre que tous les statisticiens doivent étudier
pour apprendre comment il faut manier les chiffres.
La force des choses allait jeter bientôt Bastiat sur un théâtre plus vaste.
Depuis longtemps (dès 1825) il s'était préoccupé de la réforme douanière.
En 1829 il avait commencé un ouvrage sur le régime restrictif
dont nous avons deux chapitres manuscrits
et que les événements de 1830 l'empêchèrent sans doute
de faire imprimer.
En 1834, il publia sur les pétitions des ports
des réflexions d'une vigueur de logique
que les Sophismes n'ont pas surpassée.
Mais la liberté du commerce ne lui était apparue encore
que comme une vague espérance de l'avenir.
Une circonstance insignifiante vint lui apprendre tout à coup
que son rêve prenait un corps,
que son utopie se réalisait
dans un pays voisin.
Il y avait un cercle à Mugron,
un cercle même où il se faisait beaucoup d'esprit:
« deux langues, dit Bastiat,
y suffisaient à peine. »
Il s'y faisait aussi de la politique,
et naturellement le fond en était une haine féroce contre l'Angleterre.
Bastiat,
porté vers les idées anglaises
et cultivant la littérature anglaise,
avait souvent des lances à rompre à ce propos.
Un jour, le plus anglophobe des habitués
l'aborde en lui présentant d'un air furieux
un des deux journaux que recevait le cercle:
« Lisez, dit-il,
et voyez comment vos amis nous traitent!... »
C'était la traduction d'un discours de R. Peel
à la Chambre des communes;
elle se terminait ainsi:
« Si nous adoptions ce parti,
nous tomberions,
comme la France,
au dernier rang des nations. »
L'insulte était écrasante,
il n'y avait pas un mot à répondre.
Cependant, à la réflexion,
il sembla étrange à Bastiat
qu'un Premier Ministre d'Angleterre
eût de la France une opinion semblable,
et plus étrange encore
qu'il l'exprimât en pleine Chambre.
Il voulut en avoir le coeur net,
et sur-le-champ il écrivit à Paris
pour se faire abonner à un journal anglais,
en demandant qu'on lui envoyât tous les numéros du dernier mois écoulé.
Quelques jours après,
The Globe and Traveller arrivait à Mugron;
on pouvait lire le discours de R. Peel en anglais;
les mots malencontreux comme la France n'y étaient pas,
ils n'avaient jamais été prononcés.
Mais la lecture du Globe fit faire à Bastiat
une découverte bien autrement importante.
Ce n'était pas seulement en traduisant mal
que la presse française égarait l'opinion,
c'était surtout en ne traduisant pas.
Une immense agitation se propageait sur toute l'Angleterre,
et personne n'en parlait chez nous.
La ligue pour la liberté du commerce
faisait trembler sur sa base la vieille législation.
Pendant deux ans,
Bastiat put suivre avec admiration
la marche et les progrès de ce beau mouvement;
et l'idée de faire connaître et peut-être imiter en France
cette magnifique réforme vint le mordre au coeur vaguement.
C'est sous cette impression
qu'il se décida à envoyer au Journal des Économistes
son premier article:
« Sur l'influence des tarifs anglais et français. »
L'article parut en octobre 1844.
L'impression en fut profonde dans le petit monde économiste;
les compliments et les encouragements arrivèrent en foule de Paris à Mugron.
La glace était rompue.
Tout en faisant paraître des articles dans les journaux,
et surtout cette charmante première série des Sophismes économiques,
Bastiat commence à écrire l'histoire de la Ligue anglaise,
et pour avoir quelques renseignements qui lui manquent,
se met en rapport avec R. Cobden.
Au mois de mai 1845,
il vient à Paris pour faire imprimer son livre de Cobden,
qui lui valut neuf mois plus tard le titre de
membre correspondant de l'Institut.
On l'accueille à bras ouverts,
on veut qu'il dirige le Journal des Économistes,
on lui trouvera une chaire d'économie politique,
on se serre autour de cet homme étrange
qui semble porter au milieu du groupe un peu hésitant des économistes
le feu communicatif de ses hardies convictions.
De Paris, Bastiat passe en Angleterre,
serre la main à Cobden et aux chefs des Ligueurs,
puis il va se réfugier à Mugron.
Comme ces grands oiseaux
qui essayent deux ou trois fois leurs ailes
avant de se lancer dans l'espace,
Bastiat revenait
s'abattre encore une fois dans ce nid tranquille de ses pensées;
et déjà trop bien averti
des agitations
et des luttes qui allaient envahir
sa vie livrée désormais à tous les vents,
donner un dernier baiser d'adieu
à son bonheur passé,
à son repos,
à sa liberté perdue.
Il n'était pas homme à se griser du bruit subit fait autour de son nom,
il se débattait contre les entraînements de l'action extérieure,
il eût voulu rester dans sa retraite
– ses lettres le prouvent à chaque page.
Vaine résistance à la destinée!
L'épée était sortie du fourreau pour n'y plus rentrer.
Au moins de février 1846, l'étincelle part de Bordeaux.
Bastiat y organise l'association pour la liberté des échanges.
De là il va à Paris, où s'agitaient, sans parvenir à se constituer,
les éléments d'un noyau puissant
par le nom, le rang et la fortune de ses principaux membres.
Bastiat se trouve en face d'obstacles sans nombre.
« Je perds tout mon temps,
l'association marche à pas de tortue »,
écrivait-il à M. Coudroy.
À Cobden:
« Je souffre de ma pauvreté;
si, au lieu de courir de l'un à l'autre à pied,
crotté jusqu'au dos,
pour n'en rencontrer qu'un ou deux par jour
et n'obtenir que des réponses évasives ou dilatoires,
je pouvais les réunir à ma table, dans un riche salon,
que de difficultés seraient levées!
Ah! ce n'est ni la tête ni le coeur qui me manquent;
mais je sens que cette superbe Babylone n'est pas ma place
et qu'il faut que je me hâte de rentrer dans ma solitude... »
Rien n'était plus original en effet que l'extérieur du nouvel agitateur.
« Il n'avait pas eu encore le temps
de prendre un tailleur et un chapelier parisiens,
raconte M. de Molinari
– d'ailleurs il y songeait bien en vérité!
Avec ses cheveux longs et son petit chapeau,
son ample redingote et son parapluie de famille,
on l'aurait pris volontiers pour un bon paysan
en train de visiter les merveilles de la capitale.
Mais la physionomie de ce campagnard
était malicieuse et spirituelle,
son grand oeil noir était lumineux,
et son front taillé carrément portait l'empreinte de la pensée.
Sancta simplicitas!
Qu'on ne s'y trompe pas, du reste:
il n'y a rien d'actif
comme ces solitaires lancés au milieu du grand monde,
rien d'intrépide comme ces natures repliées et délicates,
une fois qu'elles ont mis le respect humain sous leurs pieds,
rien d'irrésistible comme ces timidités devenues effrontées
à force de conviction. »
Mais quelle entreprise pour un homme
qui tombe du fond des Landes sur le pavé inconnu de Paris!
Il fallait
voir les journalistes,
parler aux ministres,
réunir les commerçants,
obtenir des autorisations de s'assembler,
faire et défaire des manifestes,
composer et décomposer des bureaux,
encourager les noms marquants,
contenir l'ardeur des recrues plus obscures,
quêter des souscriptions...
Tout cela à travers
les discussions intérieures des voies et moyens,
les divergences d'opinions,
les froissements des amours-propres.
Bastiat est à tout:
sous cette impulsion communicative,
le mouvement prend peu à
peu un corps et l'opinion s'ébranle à Paris.
La Commission centrale s'organise,
il en est le secrétaire;
on fonde un journal hebdomadaire,
il le dirige;
il parle dans les meetings,
il se met en rapport avec les étudiants et les ouvriers,
il correspond avec les associations naissantes
des grandes villes de la province,
il va faire des tournées et des discours
à Lyon,
à Marseille,
au Havre,
etc.;
il ouvre, salle Taranne,
un cours à la jeunesse des écoles;
et il ne cesse pas d'écrire pour cela:
« Il donnait à la fois,
dit un de ses collaborateurs, M. de Molinari,
des lettres,
des articles de polémique et
des variétés
à trois journaux,
sans compter des travaux plus sérieux
pour le Journal des Économistes.
Voyait-il le matin poindre un sophisme protectionniste
dans un journal un peu accrédité,
aussitôt il prenait la plume,
démolissait le sophisme
avant même d'avoir songé à déjeuner,
et notre langue comptait un petit chef-d'oeuvre de plus. »
Il faut voir dans les lettres de Bastiat le complément de ce tableau:
les tiraillements intérieurs,
les découragements,
les soucis de famille ou la maladie qui viennent tout interrompre,
les menées électorales,
la froideur ou l'hostilité soldée de la presse,
les calomnies qui vont l'assaillir jusque dans ses foyers.
On lui écrit de Mugron
« qu'on n'ose plus parler de lui qu'en famille,
tant l'esprit public y est monté contre leur entreprise... ».
Hélas!
qu'étaient devenus les lectures avec l'ami Coudroy et les bons mots
gascons du petit cercle!
Nous n'avons pas à apprécier ici le mérite ou les fautes
des tentatives libre-échangistes de 1846-1847.
Personne ne peut dire ce que fût devenu ce mouvement,
s'il n'eût été brusquement arrêté par la révolution de 1848.
Depuis ce moment-là,
l'idée a fait à petit bruit son chemin dans l'opinion
qu'elle a de plus en plus pénétrée.
Et quand est arrivé le traité avec l'Angleterre,
il a trouvé le terrain débarrassé des fausses théories,
et les esprits tout prêts pour la pratique.
Cette initiation, il faut le dire, manquait totalement alors:
aussi, à l'exception de quelques villes de grand commerce,
l'agitation ne s'est guère exercée
que dans un milieu restreint d'écrivains et de journalistes.
Les populations vinicoles,
si nombreuses en France et si directement intéressées
à la liberté des échanges,
ne s'en sont même pas occupées.
Bastiat, du reste,
ne s'est jamais abusé sur le succès immédiat;
il ne voyait
ni les masses
préparées,
ni même les instigateurs du mouvement
assez solidement ancrés sur les principes.
Il comptait « sur l'agitation même pour éclairer ceux qui la faisaient ».
Il déclarait à Cobden qu'il aimait mieux
« l'esprit du libre-échange que le libre-échange lui-même ».
Et c'est pour cela que tout en se plaignant un peu
d'être « garrotté dans une spécialité »,
il avait toujours soin, en réalité,
d'élargir les discussions spéciales,
de les rattacher aux grands principes,
d'accoutumer ses collègues à faire de la doctrine,
et d'en faire lui-même à tout propos
– comme il est facile de le voir
dans les deux séries des
sophismes économiques
et dans les articles où il commençait déjà à discuter
les systèmes socialistes.
En cela Bastiat ne s'est pas trompé.
Il a rendu un immense service à notre génération,
qui s'amusait à écouter les utopies de toute espèce
comme une innocente diversion aux romans-feuilletons.
Il a accoutumé le public à entendre traiter sérieusement
les questions sérieuses;
il a réuni autour d'un drapeau,
exercé par une lutte de tous les jours,
excité par son exemple,
dirigé par ses conseils et sa vive conversation,
une phalange jeune et vigoureuse d'économistes,
qui s'est trouvée à son poste de combat et sous les armes,
aussitôt que la Révolution de Février
a déchaîné l'arrière-ban du socialisme.
Quand le mouvement du libre-échange n'aurait servi qu'à cela,
il me semble que les hommes
qui, à différents titres, l'ont provoqué et soutenu
auraient encore suffisamment bien mérité de leur pays.
Après la Révolution de Février,
Bastiat se rallia franchement à la République,
tout en comprenant que personne n'y était préparé.
Comme dans l'agitation du libre-échange,
il comptait sur la pratique même des institutions
pour y mûrir et façonner les esprits.
Le département des Landes l'envoya comme député
à l'Assemblée constituante,
puis à la Législative.
Il y siégea à la gauche,
dans une attitude pleine de modération et de fermeté
qui, tout en restant un peu isolée,
fut entourée du respect de tous les partis.
Membre du Comité des Finances,
dont il fut nommé huit fois de suite vice-président,
il y eut une influence très marquée,
mais tout intérieure et à huis clos.
La faiblesse croissante de ses poumons
lui interdisait à peu près la tribune;
ce fut souvent pour lui une dure épreuve d'être ainsi cloué sur son banc.
Mais ces discours rentrés sont devenus les Pamphlets,
et nous avons gagné à ce mutisme forcé
des chefs-d'oeuvre de logique et de style.
Il lui manquait beaucoup des qualités matérielles de l'orateur;
et pourtant sa puissance de persuasion était remarquable.
Dans une des rares occasions où il prit la parole
– à propos des incompatibilités parlementaires –,
au commencement de son discours
il n'avait pas dix personnes de son opinion,
en descendant de la tribune il avait entraîné la majorité;
l'amendement était voté,
sans M. Billault et la commission
qui demandèrent à le reprendre,
et en suspendant le vote pendant deux jours,
donnèrent le temps de travailler les votes.
Bastiat a défini lui-même sa ligne de conduite
dans une lettre à ses électeurs:
« J'ai voté, dit-il,
avec la droite contre la gauche,
quand il s'est agi de résister
au débordement des fausses idées populaires.
– J'ai voté avec la gauche contre la droite,
quand les griefs légitimes de la classe pauvre et souffrante
ont été méconnus. »
Mais la grande oeuvre de Bastiat, à cette époque,
ce fut la guerre ouverte, incessante,
qu'il déclara
à tous ces systèmes faux,
à toute cette effervescence désordonnée
d'idées,
de plans,
de formules creuses,
de prédications bruyantes,
dont le tohu-bohu nous rappela pendant quelques mois
ce pays rabelaisien où les paroles dégèlent toutes à la fois.
Le socialisme, longtemps caressé par une grande partie de la littérature,
se dessinait avec une effrayante audace;
il y avait table rase absolue;
les bases sociales étaient remises en question comme les bases politiques.
Devant la phraséologie énergique et brillante
de ces hommes habitués sinon à résoudre,
du moins à remuer profondément les grands problèmes,
les avocats-orateurs,
les légistes du droit écrit,
les hommes d'État des bureaux,
les fortes têtes du comptoir et de la fabrique,
les grands administrateurs de la routine se trouvaient impuissants,
déroutés par une tactique nouvelle,
interdits comme les Mexicains
en face de l'artillerie de Fernand Cortès.
D'autre part, les catholiques criaient à la fin du monde,
enveloppant dans un même anathème l'agression et la défense,
le socialisme et l'économie politique,
« le vipereau et la vipère »(2).
Mais Bastiat était prêt depuis longtemps.
Comme un savant ingénieur,
il avait d'avance étudié les plans des ennemis,
et contre-miné les approches en creusant plus profondément qu'eux
le terrain des lois sociales.
À chaque erreur, de quelque côté qu'elle vienne,
il oppose un de ses petits livres:
à la doctrine Louis Blanc,
Propriété et Loi;
à la doctrine Considérant,
Propriété et Spoliation;
à la doctrine Leroux,
Justice et Fraternité;
à la doctrine Proudhon,
Capital et Rente;
au comité Mimerel,
Protectionnisme et Communisme;
au papier-monnaie,
Maudit Argent;
au manifeste montagnard,
L'État,
etc.
Partout on le trouve sur la brèche,
partout il éclaire et foudroie.
Quel malheur et quelle honte
qu'une association intelligente des défenseurs de l'ordre
n'ait pas alors répandu par milliers
ces petits livres
à la fois si profonds et si intelligibles pour tous!
Dans cette lutte
– où il faut dire, pour être juste,
que notre écrivain se trouva entouré et soutenu dignement
par ses collègues du libre-échange –,
Bastiat apporta dans la polémique une sérénité
et un calme bien remarquables à cette époque de colère et d'injures.
Il s'irritait bien un peu contre l'outrecuidance
de ces despotiques organisateurs,
de ces « pétrisseurs de l'argile humaine »;
il s'attristait profondément de cet entraînement vers les réformes sociales
qui compromettait les réformes politiques encore si mal assises;
mais d'un autre côté il ne méconnaissait pas
le côté élevé de ces aspirations égarées:
toutes les grandes écoles socialistes, disait-il,
ont à leur base une puissante vérité...
Le tort de leurs adeptes, c'est de ne pas savoir assez,
et de ne pas voir que le développement naturel de la société
tend bien mieux que toutes leurs organisations artificielles
à la réalisation de chacune de leurs formules...
Magnifique programme qui indique aux économistes
le vrai terrain de la pacification des esprits.
Sa correspondance avec R. Cobden
nous a révélé l'action pleine de grandeur
que Bastiat cherchait à exercer en même temps sur la politique extérieure.
Mais une autre préoccupation l'obsédait,
toujours plus vive à mesure que sa santé s'affaiblissait.
Il avait dans la tête, depuis longtemps,
« un exposé nouveau de la science »
et il craignait de mourir sans l'avoir formulé.
Il se recueillit enfin pendant trois mois
pour écrire le premier volume des Harmonies.
Puisque cette oeuvre, tout incomplète qu'elle soit,
est le dernier mot de Bastiat,
qu'on nous permette de chercher à définir
l'esprit et la tendance de sa doctrine.
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