Il est tout d’abord primordial de rappeler qu’en matière d’OPA, les
intérêts en jeu ne sont en rien ceux de la nation mais ceux des
dirigeants, des actionnaires et des salariés d’une entreprise
privée. Plus précisément, seuls les actionnaires de l’entreprise
cible – c’est-à-dire ses propriétaires, ceux qui ont pris le risque
de parier sur elle et qui supportent donc, contrairement aux hommes
politiques, les conséquences des décisions prises – doivent pouvoir
juger s’il est bon ou non d’apporter leurs titres à l’offre. Eux
seuls sont en effet en mesure d’apprécier le prix relatif proposé
par l’initiateur, au regard de leur perception des performances et
du management actuels et des projets mis en avant par l’acheteur
potentiel. Les gouvernants – qui ont leurs propres objectifs
(notamment gagner la prochaine élection) et leurs propres
contraintes (notamment médiatiques) – n’ont en conséquence aucune
légitimité à intervenir pour bloquer ou influencer leurs choix.
Dans un tel climat de
défiance, il semble également utile de se remémorer combien les
offres publiques sont un outil indispensable au bon fonctionnement
d’une économie de marché dynamique. Elles permettent en effet
d’ajuster au mieux les moyens de production et constituent un moyen
particulièrement efficace d’incitation des managers en place
à bien gérer leur entreprise, afin de satisfaire l’intérêt des
actionnaires et d’éviter qu’ils ne cèdent aux tentations d’offreurs
potentiels. Elles contribuent par ailleurs à une meilleure
régulation du marché en permettant à des gestionnaires plus
compétents de se substituer à des dirigeants moins performants. Il
n’existe donc pas d’OPA « hostiles » aux actionnaires. Elles ne le
sont, éventuellement, que pour le management, car si une OPA est
lancée, c’est précisément parce que les acquéreurs potentiels
estiment qu’ils peuvent mieux gérer l’entreprise. Mais certains
dirigeants ne respectent pas cette règle, pourtant très saine, du
jeu des affaires et, refusant le risque de voir les actionnaires
séduits par la démarche « amicale » d’une autre équipe et d’une
autre stratégie, en appellent aux pouvoirs publics et invoquent la
fibre nationale pour ne soutenir, en réalité, que leurs propres
petits intérêts.
Et quand l’État accepte
de jouer les chevaliers blancs, il renoue avec les mauvais instincts
de l’économie dirigée. Les puissants (hommes politiques et
dirigeants de grandes entreprises, qui sont souvent d’anciens
camarades de promotion) s’unissent, en effet, contre les intérêts
des actionnaires, bafouant ainsi au passage les principes les plus
élémentaires du capitalisme: le respect des droits de propriété et
la prise en charge individuelle des risques. Par son intervention,
l’État nounou, vers lequel certains patrons accourent pour obtenir
sa bienveillante protection, agit également contre les intérêts des
salariés et des consommateurs. Les offres publiques permettent en
effet aux sociétés se rapprochant d’augmenter la rentabilité du
capital et la productivité et d’offrir, in fine, aux
consommateurs de meilleurs produits à un meilleur prix. Et quand une
entreprise prospère, elle se retrouve en situation de maintenir
voire de créer des emplois et d’augmenter la rémunération de ses
salariés. Il n’y a donc rien de dangereux ni de scandaleux à ce
qu’une entreprise, cotée en bourse, puisse être la cible potentielle
d’autres sociétés françaises ou étrangères.
Le combat du premier
ministre pour rassembler toutes les « énergies autour d'un véritable
patriotisme économique » ne manquera pas, à l’inverse, d’entretenir
les Français dans l’idée fausse que les offres publiques sont
périlleuses, que les firmes étrangères nous sont hostiles et que
l’État peut et doit tout faire pour nous prémunir contre ces
risques. Alors que l’État-providence s’effrite et que leur pouvoir
risque bien de sombrer dans les profondeurs des déficits et des
dettes publiques, les gouvernants cherchent en réalité une occasion
légitime de jouer les premiers rôles. Et, la promesse plus grosse
que le ventre, ils vont parfois très loin. Quand ils
constitutionnalisent le principe de précaution et créent un « droit
au risque zéro »; quand ils exploitent le « filon » des victimes
médiatiques et alimentent les tensions communautaires ou quand ils
tentent de « mettre à l’abri » quelques fleurons « français », qui
n’ont – quand on regarde la composition de leur capital – plus
grand-chose de « français », la logique est la même: on nous prend
par la main et on nous déresponsabilise, car la protection incite à
la démission autant que la concurrence invite au dépassement de soi.
La liberté ne peut être présumée coupable plus longtemps.
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