Montréal, 16 avril 2006 • No 175

 

OPINION

 

Philippe Texier habite aux Éboulements, dans le Charlevoix.

 
 

DE L'ÉGOÏSME FONDAMENTAL

 

« La solidarité n'existe pas: n'existe qu'une coalition d'égoïstes. Chacun reste avec les autres pour se sauver soi-même. »

 

-Francesco Alberoni

 
 

par Philippe Texier

 

          L’un des arguments que l’on entend le plus souvent de la part des adversaires de la philosophie libérale en général et du libertarianisme en particulier est le suivant: « Cette philosophie est pour les gens qui ne pensent qu’à eux! »

 

          C’est, selon ceux qui adhèrent à ce point de vue, la justification pour s'approprier les biens des uns (les riches) afin de les distribuer aux autres (les pauvres). Malheureusement, c'est bien mal comprendre la psychologie humaine que de croire que l’être humain ne peut être autre chose que purement égoïste. J’exprimerai cette règle de la façon suivante:

          Au moment de faire un choix, quel qu’il soit, l’être humain choisit, entre toutes les possibilités qui lui sont offertes, celle qu’il considère, à ce moment précis et à tord ou à raison, comme étant le meilleur choix pour lui.

          Personne, en aucune circonstance, ne choisit une voie qui n’est pas la meilleure pour lui au moment de son choix. Bien sûr, il peut se tromper à long terme. Son choix peut se révéler désastreux plus tard. Par exemple, un fumeur est aux prises avec un désir intense de fumer lorsqu’il sort de l’avion après un vol de plusieurs heures. Quels sont ses choix? En griller une tout de suite ou s'en passer. Ce fumeur pèse le pour et le contre de chacune de ses options et prend une décision selon ce qu’il croit être le meilleur choix pour lui, à ce moment précis. S’il décide de fumer, c’est parce qu’il pense qu'il en tirera plus d’avantage, à l’instant présent, que s’il décide de ne pas fumer.

          Il est clair qu’il est conscient des dangers pour sa santé en fumant, mais il décide qu’à ce moment, il préfère fumer parce que c'est ce qui lui plaît le plus ici et maintenant nonobstant les coûts potentiels dans l'avenir. Si jamais il développait un cancer du poumon, il pourrait regretter d’avoir fumé, mais au moment du choix, il a choisi ce qui lui apparaissait le mieux pour lui. Ces choix, ces décisions, se font extrêmement rapidement. Les pensées se succèdent à une vitesse telle qu’à moins d'une observation attentive du processus, celui-ci demeure opaque.

          L’être humain ne fait jamais rien d’autre que de rechercher son propre intérêt. « Bien voyons, dit-on. Et Mère Teresa, alors! » Très bien, analysons le comportement de Mère Teresa(1). Un bon matin, tôt le matin, disons vers quatre heures alors que Mère Teresa dort sur son grabat, un pauvre misérable frappe à sa porte. Mère Teresa se réveille et se demande si elle va poursuivre son sommeil ou si elle ne va pas se « sacrifier » pour aider ce pauvre gueux. Comme on l'a dit, ci-dessus, ce processus de réflexion se déroule tellement rapidement que la bonne soeur n’en n’a même pas conscience elle-même! Nous savons tous qu’elle quittera sa couche pour porter secours à cet être humain dans le besoin – sinon, elle ne serait pas en voie d'être canonisée! « Qu’elle est humaine », diront certains! Mais quels sont ses véritables choix?

          Si elle avait décidé de demeurer couchée et de roupiller jusqu’à la messe de six heures, comment se serait-elle sentie? Elle se serait sentie coupable! Et c'est pour ne pas se sentir coupable qu’elle s'est levée. Entre la culpabilité et la privation de sommeil, elle a choisi de manquer de sommeil (c’est d’ailleurs ce qui fait que les parents se lèvent la nuit pour leurs enfants…). Pour Mère Teresa, les raisons abondent pour préférer se lever au lieu de demeurer couchée: plaire au Bon Dieu ou ne pas déplaire au Bon Dieu; peur de l’Enfer ou désir d’aller au Ciel; ou encore, besoin de donner l’exemple. Mère Teresa ne fait que ce qu’elle croit être son meilleur choix pour elle à ce moment. Dans le fond, elle n’a aucun mérite puisqu’elle ne fait que ce qu’elle pense être le meilleur pour elle!

          Dans chaque situation où l’être humain a un choix à faire, il fait l’analyse du pour ou du contre et choisit égoïstement le meilleur choix pour lui. Jeanne d’Arc a préféré se faire brûler que d’abjurer une seconde fois sa foi et risquer ainsi d’aller en Enfer(2) Les Iraquiens qui se font exploser le font parce qu’ils croient que c'est plus avantageux(3) pour eux de mourir en héros que de continuer à vivre en ayant l’impression d’être des lâches (à leurs propres yeux, mais aussi aux yeux des autres).
 

« Dans chaque situation où l’être humain a un choix à faire, il fait l’analyse du pour ou du contre et choisit égoïstement le meilleur choix pour lui. »


          Revenons brièvement aux comportements dits altruistes. Les parents affirment qu’ils aiment leurs enfants plus qu’eux-mêmes et qu’ils seraient prêts à mourir pour eux. (Selon mon expérience, cette affirmation est le fait de parents de jeunes enfants. Quand les enfants sont petits, on les mangerait; quand ils sont grands, on regrette de ne pas l’avoir fait.)

          Demandez à cette mère comment elle se sentirait si elle allait au cinéma avec des amies en laissant toute seule à la maison sa fillette de trois mois. Elle dira qu’elle ne ferait pas cela, que c'est inconcevable, inacceptable, qu’elle ne serait pas capable de faire cela. Évidemment qu’elle serait capable de le faire. C’est physiquement possible. De nombreuses mères le font. (La Direction de la protection de la jeunesse leur enlève leur enfant, mais ça, c'est une autre histoire.) Donc, la plupart des mères décident de ne pas abandonner leur enfant. Elles éliminent ce choix parce qu’il n'est pas bon pour elles. Elles ressentiraient beaucoup trop de culpabilité, sans compter le rejet par leur famille, la DPJ, etc. Je le répète, on ne fait que ce que l’on considère être bon pour soi. Tant mieux si, comme dans l’exemple de la mère, les avantages des deux coïncident. Mais ce n'est pas toujours le cas. Et c’est ce qui nous amène au fond du problème de l’altruisme ou de la solidarité dont les gens de gauche se vantent.

          La vraie solidarité ne peut-être que libre et volontaire. Une solidarité forcée n'est pas une solidarité. Supposons que, par souci de prudence, j’ai accumulé une tonne de provisions alimentaires, des vêtements, du carburant, etc., et qu’il y ait un cataclysme dans ma région – crise du verglas, tremblement de terre ou autre sinistre d’envergure. Quel serait un comportement vraiment solidaire ou altruiste? Ce serait évidemment de distribuer à mes voisins une partie de mes réserves. Si je ne le fais pas, c'est parce que je crois qu’il m’est plus avantageux de garder ces réserves, quitte à passer pour un sans-coeur, un égoïste, bref, pour un être inhumain. Et si je fais cette distribution, c’est uniquement parce que je préfère me passer de mes réserves en espérant un plus grand avantage, en obtenant, par exemple l’approbation des autres.

          Supposons que je décide de ne pas distribuer mes réserves. Dans ce contexte, il est possible que mes voisins se regroupent, forment une milice et viennent chez moi pour me les soutirer. Évidemment, ils me feront des menaces avec leurs armes à feu. Ils auront le nombre pour eux, ils auront créé la « loi » et l’appliqueront sans aucune culpabilité – pour eux, à ce moment, ils jugeront que c'est la meilleure chose à faire. Serais-je solidaire dans ces circonstances? Bien sûr que non puisque si j’avais le choix je ne distribuerais pas mes biens.

          C’est pourtant le type de société dans laquelle nous vivons actuellement. Une majorité s'arroge le droit de siphonner des biens à une minorité sous prétexte de solidarité. Mais pourquoi cette majorité pose-t-elle ces gestes? Par égoïsme bien sûr. « Oui, mais lors des élections nous choisissons des partis qui maintiennent le système, nous sommes donc volontaires pour payer des impôts, nous sommes donc solidaires par gouvernement interposé! »

          Quand un électeur décide de voter pour tel ou tel parti, c’est toujours et uniquement parce qu’il pense que ce sera bon pour lui et pour aucune autre raison. Une personne dont le revenu est au-dessus de la moyenne et qui vote pour un parti qui prône la redistribution de la richesse n’est pas logique. Il n’a qu’à distribuer lui-même son propre argent aux pauvres et n’a pas besoin qu’un gouvernement le fasse à sa place. C’est comme si je participais moi-même à la milice qui viendrait me soutirer mes réserves.

          Un « bourgeois » qui choisit de voter pour un parti de gauche, le fait parce qu’il pense que c'est la meilleure chose pour lui, toutes considérations confondues. Ce ne peut pas être pour des considérations altruistes puisqu’il pourrait alléger les disparités entre les riches et les pauvres par lui-même. Mon hypothèse c'est que le bourgeois de gauche se valorise de sa pseudo générosité. Il se considérerait « cheap » s’il votait autrement. Cela n’empêche pas ces bobos(4) de consommer des vins, des fromages et des portos dont la seule valeur permettrait de creuser un puit dans un village africain. Sans compter, bien sûr, les voitures hybrides à consommation réduite, mais à coût d’achat faramineux.

          Les motivations profondes qui font en sorte que l’on va voter pour un parti, qui, objectivement, va nous nuire économiquement, sont multiples: la jalousie (si je ne peux pas me payer de yacht, personne d’autre ne devrait pouvoir le faire); la bonne conscience (je suis riche, mais au moins, moi, je suis généreux), l’hypocrisie (je dis que je vote à gauche, mais je vote à droite); les avantages personnels (je travaille dans l’industrie du cinéma et cette industrie a besoin de subventions); et bien d’autres raisons encore.

          Par contre, un pauvre qui vote pour un parti de gauche agit logiquement: il espère tirer quelques avantages personnels à une éventuelle distribution. Quant à la classe moyenne, elle surestime la richesse des nantis et espère que ceux-ci vont alléger son fardeau fiscal.

          En conclusion, je ne crois pas que les uns soient méritoires et les autres, non. Les riches veulent demeurer riches et les pauvres le devenir. Les riches ne veulent pas que l’on touche à leurs biens et les pauvres, en se regroupant, veulent les obtenir. Le seul paradoxe apparent qui demeure, c'est celui des riches qui supportent la démarche des pauvres. Ceux-ci pourraient faire disparaître ce paradoxe en distribuant eux-mêmes leurs biens, mais ils ne le font pas! Pourquoi? Parce qu’ils choisissent à la fois, malgré la contradiction inhérente à ce geste, le confort matériel de leurs richesses et le confort moral de leurs actions politiques.

 

1. Bien que d’origine yougoslave, Mère Teresa, née Agnes Gonxha, passa la plus grande partie de sa vie en Inde où elle décéda en 1997 après avoir reçu le prix Nobel de la paix.
2. Elle abjura une première fois et se rétracta. Elle refusa d’abjurer une seconde fois.
3. Sourate 37 versets 38/39 à 47/49: « …excepté les dévoués serviteurs d'Allah. Ceux-là auront une attribution connue, des fruits. Ils seront honorés dans les Jardins du Délice sur des lits se faisant face. On leur fera circuler des coupes d'une boisson limpide, claire, volupté pour les buveurs, ne contenant pas l'ivresse, inépuisable. Près d'eux seront des vierges aux regards modestes, aux yeux grands et beaux, et qui seront comme des perles cachées. » L’histoire des 72 vierges est plus difficile à repérer dans l’abondante littérature islamique. C’est dans les hadiths que l’on apprend qu’il y aurait 72 vierges au paradis: « La plus petite récompense qui attend ceux qui ont droit au royaume des cieux est une résidence où se trouvent 80 000 serviteurs et 72 épouses, sur lesquels s’élève un dôme décoré de perles, d’aigues-marines et de rubis, aussi vaste que s’il s’étendait d’Al Jabiyah à Sanaa. » Certains islamistes prudes affirment que l’on aurait dû utiliser le terme de « anges » au lieu de vierges.
4. Bobos: nouveau mot provenant de la contraction de bourgeois et de bohème. Voir le Petit Larousse, édition 2001, pour illustration.

 

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