– R.: On voit bien que tu n'as pas été élevé en Europe. Tu
n'as peut-être jamais lu le Moniteur industriel? Il
t'aurait appris ceci: « Tout le temps épargné est une perte
sèche. Ce n'est pas de manger qui importe, c'est de
travailler. Tout ce que nous consommons, si ce n'est pas le
produit direct de notre travail, ne compte pas. Veux-tu
savoir si tu es riche? Ne regarde pas à tes satisfactions,
mais à ta peine. » Voilà ce que le Moniteur industriel
t'aurait appris. Pour moi, qui ne suis pas un théoricien, je
ne vois que la perte de notre chasse.
– V.: Quel étrange renversement d'idées! Mais...
– R.: Pas de mais. D'ailleurs, il y a des raisons
politiques pour repousser les offres intéressées du perfide
étranger.
– V.: Des raisons politiques!
– R.: Oui. D'abord, il ne nous fait ces offres que parce
qu'elles lui sont avantageuses.
– V.: Tant mieux, puisqu'elles nous le sont aussi.
– R.: Ensuite, par ces trocs, nous nous mettrons dans sa
dépendance.
– V.: Et lui dans la nôtre. Nous aurons besoin de son
gibier, lui de nos légumes, et nous vivrons en bonne amitié.
– R.: Système! Veux-tu que je te mette sans parole?
– V.: Voyons; j'attends encore une bonne raison.
– R.: Je suppose que l'étranger apprenne à cultiver un
jardin et que son île soit plus fertile que la nôtre.
Vois-tu la conséquence?
– V.: Oui. Nos relations avec l'étranger cesseront. Il ne
nous prendra plus de légumes, puisqu'il en aura chez lui
avec moins de peine. Il ne nous apportera plus de gibier,
puisque nous n'aurons rien à lui donner en échange, et nous
serons justement alors comme tu veux que nous soyons
aujourd'hui.
– R.: Sauvage imprévoyant! Tu ne vois pas qu'après avoir tué
notre chasse en nous inondant de gibier. Il tuera notre
jardinage en nous inondant de légumes.
– V.: Mais ce ne sera jamais qu'autant que nous lui
donnerons autre chose, c'est-à-dire que nous
trouverons autre chose à produire avec économie de
travail pour nous.
– R.: Autre chose, autre chose! Tu en viens
toujours là. Tu es dans le vague, ami Vendredi; il n'y a
rien de pratique dans tes vues.
La lutte se prolongea longtemps et laissa chacun, ainsi
qu'il arrive souvent, dans sa conviction. Cependant,
Robinson ayant sur Vendredi un grand ascendant, son avis
prévalut, et quand l'étranger vint chercher la réponse,
Robinson lui dit:
« Étranger,
pour que votre proposition soit acceptée, il faudrait
que nous fussions bien sûrs de deux choses: La première,
que votre île n'est pas plus giboyeuse que la nôtre; car
nous ne voulons lutter qu'à armes égales. La
seconde, que vous perdrez au marché. Car, comme dans
tout échange il y a nécessairement un gagnant et un
perdant, nous serions dupes si vous ne l'étiez pas.
Qu'avez-vous à dire? » |
« Rien, dit l'étranger. » Et ayant éclaté de rire, il
regagna sa pirogue.
– Le conte ne serait pas mal, si Robinson n'était pas si absurde.
– Il ne l'est pas plus que le comité de la rue Hauteville.
– Oh! c'est bien différent. Vous supposez tantôt un homme seul, tantôt,
ce qui revient au même, deux hommes vivant en communauté. Ce n'est pas
là notre monde; la séparation des occupations, l'intervention des
négociants et du numéraire changent bien la question.
– Cela complique en effet les transactions, mais n'en change pas la
nature.
– Quoi! vous voulez comparer le commerce moderne à de simples trocs?
– Le commerce n'est qu'une multitude de trocs; la nature propre du troc
est identique à la nature propre du commerce, comme un petit travail est
de même nature qu'un grand, comme la gravitation qui pousse un atome est
de même nature que celle qui entraîne un monde.
– Ainsi, selon vous, ces raisonnements si faux dans la bouche de
Robinson ne le sont pas moins dans la bouche de nos protectionnistes?
– Non; seulement l'erreur s'y cache mieux sous la complication des
circonstances.
– Eh bien! arrivez donc à un exemple pris dans l'ordre actuel des faits.
– Soit. En France, vu les exigences du climat et des habitudes, le drap
est une chose utile. L'essentiel est-il d'en faire ou d'en
avoir?
– Belle question! Pour en avoir, il faut en faire.
– Ce n'est pas indispensable. Pour en avoir, il faut que quelqu'un le
fasse, voilà qui est certain; mais il n'est pas d'obligation que ce soit
la personne ou le pays qui le consomme, qui le produise. Vous n'avez pas
fait celui qui vous habille si bien; la France n'a pas fait le café dont
elle déjeune.
– Mais j'ai acheté mon drap, et la France son café.
– Précisément, et avec quoi?
– Avec de l'argent.
– Mais vous n'avez pas fait l'argent, ni la France non plus.
– Nous l'avons acheté.
– Avec quoi?
– Avec nos produits qui sont allés au Pérou.
– C'est donc en réalité votre travail que vous échangez contre du drap
et le travail français qui s'est échangé contre du café.
– Assurément.
– Il n'est donc pas de nécessité rigoureuse de faire ce qu'on consomme?
– Non, s'il on fait autre chose que l'on donne en échange.
– En d'autres termes, la France a deux moyens de se procurer une
quantité donnée de drap. Le premier, c'est de le faire; le second, c'est
de faire autre chose, et de troquer cet autre chose à
l'étranger contre du drap. De ces deux moyens, quel est le meilleur?
– Je ne sais pas trop.
– N'est-ce pas celui qui, pour un travail déterminé, donne une
plus grande quantité de drap?
– Il semble bien.
– Et lequel vaut mieux, pour une nation, d'avoir le choix entre ces deux
moyens ou que la loi lui en interdise un, au risque de tomber justement
sur le meilleur?
– Il me paraît qu'il vaut mieux pour elle avoir le choix, d'autant qu'en
ces matières elle choisit toujours bien.
– La loi, qui prohibe le drap étranger, décide donc que si la France
veut avoir du drap, il faut qu'elle le fasse en nature, et qu'il
lui est interdit de faire cette autre chose avec laquelle elle
pourrait acheter du drap étranger?
– Il est vrai.
– Et comme elle oblige à faire le drap et défend de faire l'autre
chose précisément parce que cette autre chose exigerait moins
de travail (sans quoi elle n'aurait pas besoin de s'en mêler), elle
décrète donc virtuellement que, par un travail déterminé, la France
n'aura qu'un mètre de drap en le faisant, quand, pour le même travail,
elle en aurait eu deux mètres en faisant l'autre chose.
– Mais, pour Dieu! quelle autre chose?
– Eh! pour Dieu! qu'importe? Ayant le choix, elle ne fera autre chose
qu'autant qu'il y ait quelque autre chose à faire.
– C'est possible; mais, je me préoccupe toujours de l'idée que
l'étranger nous envoie du drap et ne nous prenne pas l'autre chose,
auquel cas nous serions bien attrapés. En tout cas, voici l'objection,
même à votre point de vue. Vous convenez que la France fera cette autre
chose à échanger contre du drap, avec moins de travail que si elle eût
fait ce drap lui-même.
– Sans doute.
– Il y aura donc une certaine quantité de son travail frappée d'inertie.
– Oui, mais sans qu'elle soit moins bien vêtue, petite circonstance qui
fait toute la méprise. Robinson la perdait de vue; nos protectionnistes
ne la voient pas ou la dissimulent. La planche naufragée frappait aussi
d'inertie, pour quinze jours, le travail de Robinson, en tant
qu'appliqué à faire une planche, mais s'en l'en priver. Distinguez donc
entre ces deux espèces de diminution de travail, celle qui a pour effet
la privation et celle qui a pour cause la satisfaction.
Ces deux choses sont fort différentes et, si vous les assimilez, vous
raisonnez comme Robinson. Dans les cas les plus compliqués, comme dans
les cas les plus simples, le sophisme consiste en ceci: Juger de
l'utilité du travail par sa durée et son intensité, et non par
ses résultats; ce qui conduit à cette police économique: Réduire
les résultats du travail dans le but d'en augmenter la durée et
l'intensité.
|