Montréal, 2 juillet 2006 • No 182

 

LIVRE

 

 Mathieu Bédard est étudiant québécois à la Faculté d'économie appliquée d'Aix-Marseille III.

 
 

LE LIBÉRALISME AMÉRICAIN
D'ALAIN LAURENT: ANALYSE INCOMPLÈTE
ET MÉMOIRE SÉLECTIVE

 

par Mathieu Bédard

 

          Le dernier livre d’Alain Laurent, La philosophie libérale (Les Belles Lettres, 2002), était censé s’adresser aux néophytes et aux curieux, mais il était pour le moins confus et trompeur, et traduisait le mépris et l’ignorance économique de l’auteur (voir « La philosophie libérale d'Alain Laurent: un bouquin à déconseiller », le QL, no 99). Son nouveau bouquin, Le libéralisme américain. Histoire d’un détournement se veut un recensement des sophismes politiques d'auteurs qui se prétendent à tort libéraux.

 

          M. Laurent y analyse les déformations idéologiques qu’a dû subir le liberalism américain pour aujourd’hui symboliser tout l’inverse du libéralisme classique; ce qu’on appelle la social-démocratie. Dans cette foulée, il nous présente l’histoire de l’évolution lexicale et idéologique récente du libéralisme sous toutes ses formes de part et d’autre de l’Atlantique. Il relève somme toute assez bien le défi, sauf que l’ouvrage est handicapé par les mêmes problèmes qui poussaient le directeur du QL, il y a déjà quatre ans, à ne pas recommander son précédent livre, notamment un manque de rigueur flagrant (par exemple, on peut lire le titre du célèbre livre de Hayek The Road to Serfdom au moins à une trentaine de reprises dans Le libéralisme américain; seul problème, à chaque fois il est rebaptisé The Road *OF* Serfdom…).

Liber divisio

 

          Ce que M. Laurent fait admirablement bien, c’est recenser les publications traitant directement de la sémantique libérale; le livre retrace l’apparition et l’évolution des différentes contrefaçons appelées à tort liberalism. La première partie de son ouvrage est une belle réussite.

          Ce qu’il fait moins bien, c’est analyser l’évolution des différents courants du libéralisme classique en soulignant la confusion entourant les différentes variantes. En tentant de définir les termes pour éclaircir la sémantique libérale, Alain Laurent met toute son énergie à créer des scissions qui n'ont pas lieu d'être dans le libéralisme. À la lecture de ce nouvel ouvrage, on en vient à croire qu'il rêve de diviser le libéralisme en plusieurs factions irréconciliables – un peu comme chez les communistes où on peut à la fois se vanter d'être « paléo-syndicalo-léniniste » et détester les « néo-anarcho-chomskyistes radicaux »...

 


Alain Laurent (2006) Le libéralisme américain. Histoire d’un détournement, Les Belles Lettres, 272 pages.

          L’erreur de M. Laurent, c’est de traiter ces différents courants en tant qu’idéologies différentes, tels autant d’utopies constructivistes distinctes. Alors que pour bien comprendre les différents courants, il faut reconnaître que le libéralisme classique est exempt d’idéologie au sens idéaliste du terme. Alain Laurent commet cette erreur, il compare et oppose ce qui en fait sont différentes interprétations de la liberté.

« Murray Rothbard entré en hérésie anarcho-capitaliste »

          Ce qui saute aux yeux, à la lecture de cette collection de faux libéralismes, c’est que la plupart ont pour point commun l’appel à l’utilisation d’instruments issus du collectivisme pour des fins utilitaristes. Logiquement, si l’on soustrait toutes ces mesures socialisantes au libéralisme, on obtient ce que Rothbard appelait l’anarcho-capitalisme. Eh bien pas pour M. Laurent! Pour lui, les libertariens cessent d’être libéraux parce qu’ils… le sont trop. Il y aurait selon lui un seuil maximal au libéralisme qu’il ne faut pas dépasser. Et la propriété privée telle que l’entendent les économistes en fait partie.

          On peut critiquer l'anarcho-capitalisme de diverses façons. La plupart de ses principes resteront probablement toujours inappliqués car irréalisables politiquement dans nos démocraties dérivant vers le socialisme. Il est aussi vrai que le terme est assez peu élégant et rend peu justice à la pensée de Rothbard; on eut mieux fait de dire « capitalisme d’ordre spontané ». Mais M. Laurent affirme que l’anarcho-capitalisme est une perversion sans se justifier et qualifie Rothbard d’hérétique parmi les libéraux, ce qui est ridicule.
 

« M. Laurent affirme que l’anarcho-capitalisme est une perversion sans se justifier et qualifie Rothbard d’hérétique parmi les libéraux, ce qui est ridicule. »


          D’ailleurs, la façon dont est présentée la pensée de Rothbard dans Le libéralisme américain nous pousse à croire qu’il s’agit d’une trahison de l’héritage Mises-Hayek, alors qu’en fait, c’est une simple reformulation qui utilise une méthodologie identique – parfois avec des idées un peu plus radicales, mais toujours tout simplement libérale classique. Décidément résolu à tout faire pour salir Rothbard, M. Laurent nous fait sa biographie en insistant bien sur quelques points négligeables de son parcours et en le caricaturant comme un sympathisant communiste admirateur de l'URSS (par souci d’honnêteté, Rothbard aimait rappeler que les États-Unis avaient une politique extérieure beaucoup plus agressive et violente que celle des Soviétiques).

          La rédaction de ce bouquin aurait dû pousser M. Laurent à se questionner sur son très apparent soutien aux Cold Warriors de tout acabit. Il commet la même erreur que les Américains de cette époque, c'est-à-dire qu'il ne comprend pas la nature interventionniste de la Guerre froide et la multiplication législative et la dérive fiscale qui l’accompagnent. Pour voir la fin du communisme, il suffisait d’attendre qu’il implose puisque le calcul économique socialiste est impossible, et non pas sombrer dans une lutte tout aussi socialiste contre un système qui de toute façon n’est pas viable. Rothbard l’avait bien compris.

          Mais pourquoi tant d’efforts mis à discréditer Rothbard? Alain Laurent est un fan d'Ayn Rand (une simple recherche sur Google nous apprend qu'il est président d'un cercle d'Ayn Rand) et on peut croire qu’il se complaît à raviver la guéguerre qu’il y avait entre les deux auteurs. Peut-être faudrait-il l’informer qu'Ayn Rand et Murray Rothbard ne sont pas mutuellement exclusifs et qu'il est permis d'aimer les deux auteurs?

Et la terre de nos aïeux?

          C’est probablement par chauvinisme, mais je regrette qu’il n’y ait aucun passage sur l’utilisation du terme « libéralisme » au Canada. Souvent on voit en France des éditorialistes et journalistes, induits en erreur par le nom du Parti « libéral », tenir pour acquis que Jean Chrétien était un libéral classique, alors que son programme était en fait beaucoup plus près de celui des liberals américains. Ou encore que Pierre Elliott Trudeau, proche de Fidel Castro, avait beaucoup fait pour le capitalisme en Amérique du Nord. En fait, son « capitalisme » était beaucoup plus près de celui de Maurice Allais que de celui de Frédéric Bastiat.

          Je crois aussi que l’expérience du Parti libéral canadien aurait pu sensibiliser les libéraux français aux détournements que peut subir un parti dit « libéral » lorsque inévitablement infiltré par des carriéristes, et sur la contradiction profonde entre le libéralisme, qui cherche toujours à réduire la sphère du politique, et les partis politiques qui ont toujours avantage à l’étendre.

Sortir de la droite française

          Alain Laurent se trompe parfois d’ennemi, peut-être parce qu’il n’est pas familier avec l’analyse économique, ce qui l’amène à proposer de « rechercher d’autres moyens d’action afin de corriger des inégalités en capacités de négociation, des stratifications sociales issues de la concentration de la propriété et autre cas d’éventuelles dominations privées ». Mais il ne faut pas immédiatement rejeter ce « charabia d’illettré économique socialiste », comme Martin Masse qualifiait certains passages de La philosophie libérale, mieux vaut le reformuler.

          Car M. Laurent termine son livre en insistant – et il a bien raison – sur le caractère social et humain du libéralisme. Il en appelle à un « libéralisme de gauche », c'est-à-dire qui propose des solutions libérales aux grandes chimères sociales françaises. Je le rejoins sur cette idée. Je crois aussi que ceux qui veulent voir le libéralisme s’épanouir en France doivent parler un peu moins de sécurité et de religion pour plutôt rappeler aux gens que la liberté n’impose pas de quotas à l’immigration, ou encore qu’elle n’interdit pas aux personnes de même sexe d’unifier leur patrimoine ou d’acquérir des droits de parentalité.

          Les libéraux auraient dû célébrer la fin de l’esclavage début mai au lieu de bouder, même s’il est vrai que cette fête était un événement purement étatique, donc par définition illibérale.

          S’ils veulent un jour triompher, les partisans de la liberté doivent s’emparer des champs de bataille de la pensée marxiste malheureusement omniprésente et y proposer la société civile plutôt que l’État. Et peut-être ainsi rappeler à plusieurs générations d’hommes éduqués à la sauce social-démocrate que c’est la liberté le véritable humanisme…
 

 

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