J’ai parlé, dans une de mes chroniques du Western
Standard(3),
de James Watson, le lauréat Nobel qui a découvert la
structure de l’ADN. Watson, qui est maintenant un vieil
homme, est demeuré le bon vivant qu’il a toujours été. À 39
ans, il a épousé une étudiante de 19 ans. James Watson est
loin d’être le conservateur typique qui ne jure que par la loi et
l’ordre. Pourtant, il est favorable à une base d’ADN où
chacun serait obligé de fournir son échantillon: « Si on
prenait les empreintes génétiques de tout le monde,
explique-t-il, vous n’y perdriez que votre liberté de
commettre des crimes. » Cette observation bien naïve ne
tient pas compte du fait que le nombre de crimes (sans autre
victime que l’État) augmenterait avec la facilité de leur
répression.
De même pour les cartes d’identité efficaces aux mains de
l’État. Le danger prend tout son sens quand on réalise que
la technologie des RFID (« Radio Frequency Identification
Devices ») imbriqués dans une carte d’identité permettrait
déjà de la lire à distance(4).
Des policiers pourraient, par exemple, scanner une foule de
fêtards
(ou de manifestants) et obtenir un relevé immédiat de
l’identité de ses membres et des informations individuelles
stockées dans leurs bases de données. On entrevoit déjà le
moment où les RFID et les cartes qui en contiennent pourront
être suivis par satellite.
Un pit-bull qui vous veut du bien |
Imaginez que l’on ait mis au point, pour vous protéger, vous
et vos concitoyens, un pit-bull d’acier grand de trois
étages. Le pit-bull peut résister à une bombe atomique même:
il est indestructible et invincible. Il est programmé pour
obéir à ses protégés: chaque quatre ans, il leur présente
trois CD, chacun rempli de dizaines de mesures diverses,
souvent difficilement compréhensibles et dont les
conséquences sont impossibles à prévoir, et il demande à
l’électorat de voter pour le programme qu’il préfère. Il
s’engage gentiment à respecter les voeux du peuple
souverain. Accepteriez-vous de vous mettre sous la
protection du pitt-bull de trois étages? Serait-il plus ou
moins dangereux si des papiers d’identité efficaces lui
permettaient de contrôler les allées et venues de tout le
monde?
Le peu de crainte que
suscite le pit-bull qui nous protège actuellement est un
symptôme troublant de l’état actuel de l’opinion. Il semble
que les banques et compagnies de cartes de crédit ne mettent
pas de photos sur les cartes bancaires et cartes de crédit
parce que les mêmes personnes qui ne craignent pas les
papiers d’identité étatiques refusent les cartes d’identité
privées. Or, les dernières sont bien inoffensives en
comparaison des premiers, puisque les identifiants privés
sont diversifiés et instables: vous pouvez annuler votre
carte American Express et mettre fin à son numéro quand vous
le voulez.
Comme le monde n’a pas changé! |
Les laissez-passer, surtout pour les petites gens, sont
courants dans l’histoire humaine. Dans son Narrative of
the Life of Frederick Douglass, an American Slave, Written
by Himself (1845), l’auteur parle de son projet de fuite
vers le nord et exprime ses craintes: « Any one having a
white face, and being so disposed, could stop us, and
subject us to examination. . . . When I get there [in
Pennsylvania], I shall not be required to have a pass; I can
travel without being disturbed. »
En France, la carte d’identité obligatoire avait été
instituée par le Maréchal Pétain. La loi du 27 octobre 1940
« instituant la Carte d’identité de Français »(5)
est précédée d’intéressantes justifications: « Le défaut
d’existence d’une carte d’identité officielle et unique pour
tous les actes, si nombreux, de la vie courante des Français
est une lacune de notre organisation administrative. […]
Cette diversité même [des autres cartes existantes] engendre
des gênes, des difficultés, des discussions fréquentes, elle
crée la confusion, empêche tout contrôle réel, et,
cependant, en dépit d’un tel choix, nombreuses sont les
personnes, notamment les femmes, qui, au moment de justifier
de leur identité, sont prises au dépourvu. » Le prétexte de
la commodité des citoyens n’a pas vieilli – non plus que
celui de l’état de guerre dont le gouvernement de Vichy se
servait également pour justifier la carte d’identité
obligatoire.
Il n’est pas impossible
que, en Amérique et au Canada, nous devions nos libertés –
ou ce qui nous en reste – à l’impossibilité, qui a longtemps
eu cours, de faire appliquer des contrôles administratifs
quand on n'a pas les moyens d’identifier les individus dans le
cours de leurs activités ordinaires. Comment imposer le
fichage du permis d’armes à feu quand il n’y avait pas de
moyen d’identifier l’assujetti et de le suivre quand il
déménage? Et comment pourrait-on songer à imposer le projet
d’un permis de parent (qui circule dans les cercles
universitaires américains depuis 25 ans) si on ne peut pas
facilement croiser les parents et les enfants dans les
fichiers gouvernementaux, ou contrôler un parent suspect
dans la rue?
Comme le monde n’a pas
changé! À peine trois siècles après les Lumières, on revit
de nouveau la censure d’opinions politiquement indésirables,
des guerres de religion, une ignorance populaire restée
égale à elle-même (regardez les campagnes électorales!), des
chasses aux sorcières qui soulèvent les applaudissements de
la foule, et le désir d’une partie importante de la
population d’être sous la douce dépendance de l’État – ce
que James Buchanan appelle le « parentalisme »(6).
Je crains parfois que le
combat contre les papiers d’identité étatiques en soit un
autre que nous ayons perdu. Pourtant, c’est un combat
important car les papiers d’identité étatiques sont
terriblement représentatifs de la tyrannie montante.
Celle-ci sera différente des anciennes tyrannies sur un
point: elle sera terriblement efficace.
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