Ce serait effectuer une
lecture superficielle des événements de la fin de l’ère
Lochner que de prétendre qu’elle s’est achevée uniquement à
cause de l'occasion inattendue qu’eut le président
Roosevelt de remplacer sept juges durant son deuxième
mandat. Évidemment, le rôle dominant de l’exécutif dans la
procédure de nomination des juges peut susciter des
critiques, probablement justifiées. Par contre, le déclin de
l’interprétation constitutionnelle fondée sur la propriété
est attribuable à des facteurs plus profonds et subtils.
D’une part, l’affirmation que les rédacteurs de la
Constitution américaine souhaitaient véritablement enchâsser
les principes du libéralisme classique est assez discutable.
Bien que la Déclaration d’indépendance soit
contemporaine de la publication du traité Enquête sur la
nature et les causes de la richesse des nations d’Adam
Smith (1723-1790), la Révolution américaine consistait
surtout en un rejet de l’autorité royale et du pouvoir
central plutôt qu’en une ode aux vertus du libre marché. Il
est significatif que Thomas Jefferson ait choisi
l’expression « pursuit of happiness » à la place de
« property », craignant que cette dernière expression soit
interprétée comme une référence au système féodal(9).
Historiquement, des valeurs républicaines plutôt que
libérales seraient donc à l’origine du Bill of Rights.
D’autre part, il est
également important de signaler que le quatorzième
amendement visait d’abord à abolir l’esclavage dans
l’ensemble des États américains et non à rendre le droit
naturel applicable à l’action législative de ces derniers.
L’interprétation quelque peu créative de la Cour suprême à
cet égard devenait donc difficilement justifiable à une
époque où les mouvements progressistes acquéraient de
l’importance et où l’orthodoxie économique du libéralisme
classique était sérieusement remise en question. La crise
économique de 1929, largement perçue comme étant le résultat
de l’échec du capitalisme, porta un dur coup à la
philosophie libérale.
La chute de l’ère
Lochner |
La popularité du message interventionniste de l’économiste
britannique John Maynard Keynes (1883-1946), dans sa
Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie
(1936), n’eut pas que des conséquences dans la pensée
économique. Pendant l’ère Lochner, la Cour suprême
considérait que des mesures favorisant les travailleurs au
détriment des employeurs, par exemple le salaire minimum,
constituaient un fardeau que l’État plaçait sur les
entrepreneurs afin de leur transférer la responsabilité de
s’occuper des plus démunis(10).
La Cour trouvait illégitime que des parties privées n’ayant
commis aucun tort à la collectivité soient forcées de
remplir les responsabilités qui incombaient en fait au
gouvernement.
En 1937, une autre
décision marquante fut rendue, indiquant la chute de l’ère
Lochner. Il s’agit de West Coast Hotel v.
Parrish(11),
où la Cour suprême opéra un virage complet dans sa
perception des relations de travail. Loin de considérer les
employeurs comme des victimes innocentes, elle estime
désormais que le fait pour un employeur de ne pas accorder
un salaire raisonnable oblige la communauté à payer pour
assurer la survie des travailleurs, ce qui serait « a
subsidy for unconscionable employers »(12).
Le langage des juges change radicalement à propos des
libertés économiques, qui ne sont plus considérées absolues
et qui doivent céder le pas à des limitations utilitaristes:
« There is no absolute freedom to do as one wills or to
contract as one chooses. The guaranty of liberty does not
withdraw from legislative supervision that wide department
of activity which consists of the making of contracts, or
deny to government the power to provide restrictive
safeguards. Liberty implies the absence of arbitrary
restraint, not immunity from reasonable regulations and
prohibitions imposed in the interests of the community. »
Ce changement de mentalité ne s’imposa pas soudainement. À
l’intérieur de la profession juridique, l’activisme
judiciaire de l’ère Lochner a été confronté depuis le
début à d’autres écoles de pensée qui rejetaient le droit
naturel d’inspiration libérale: « All these writers agreed
on the fundamental step of dismissing notions of natural law
limits on governmental policies and methods as
transcendental nonsense »(13).
Les critiques provenaient notamment de la jurisprudence
sociologique (O.W. Holmes, L. Brandeis et R. Pound) ainsi
que de l’école réaliste (K. Llwellyn, J. Frank, F. Cohen)
qui insistaient sur l’importance de prendre en compte les
preuves de faits sociaux et de ne pas décider uniquement sur
la base des principes juridiques. Les
oppositions à la doctrine libérale classique, venant autant
de la discipline économique que juridique, ont provoqué un
changement idéologique renversant l’orthodoxie de la Cour
suprême sans que des manoeuvres constitutionnellement
douteuses aient besoin d’être utilisées.
D’autre part, en
analysant de façon détaillée la jurisprudence de l’ère
Lochner et des années la précédant, on constate
qu’une incertitude persiste quant à la portée du quatorzième
amendement. Bien qu’à première vue l’interprétation de type
Lochner semble conférer une force absolue à la
liberté économique, il faut admettre que la Cour suprême a
toujours reconnu le pouvoir (présumé conforme au due
process) des États de porter atteinte à la liberté en
vertu de leur souveraineté (« police powers »). Le principe
énoncé dans Lochner n’est pas que la propriété privée
et la liberté contractuelle sont illimitées, mais seulement
« [that] efforts to redistribute resources and paternalistic
measures were constitutionally out of bounds »(14).
Malgré cette exception, les police powers
permettaient des mesures visant à préserver la sécurité, la
santé, la morale et le bien commun.
Dans cette optique, il faut reconnaître que les arguments
utilitaristes à l’encontre du droit naturel libéral ont
toujours été acceptés par les tribunaux américains, même si
certains objectifs de redistribution furent rejetés pendant
un moment. Par conséquent, l’ère Lochner semble
davantage l’expression jurisprudentielle d’une mentalité
conservatrice que du libéralisme classique à l’état pur. Or,
le conservatisme n’étant pas une doctrine aux principes
substantiels bien définis(15),
il n’est pas étonnant que l’analyse confuse qu’elle provoque
tende à s’effondrer. Pourtant, même après la chute de
Lochner, si les droits rigoureusement protégés se sont
déplacés des libertés économiques vers les libertés
politiques, le raisonnement utilitariste (de tendance
sociale-démocrate plutôt que conservatrice) est resté
identique.
Depuis cette époque, la
société américaine est captive d’une confusion entre la
liberté des anciens et celle des modernes, pour reprendre
les termes de Benjamin Constant (1776-1830): « La liberté
individuelle, je le répète, voilà la véritable liberté
moderne. La liberté politique en est la garantie; la liberté
politique est par conséquent indispensable. Mais demander
aux peuples de nos jours de sacrifier comme ceux d'autrefois
la totalité de leur liberté individuelle à la liberté
politique, c'est le plus sûr moyen de les détacher de l'une
et quand on y serait parvenu, on ne tarderait pas à leur
ravir l'autre. »(16)
En écartant la propriété
privée de l’analyse des libertés individuelles et en se
concentrant indûment sur le partage égalitaire du pouvoir
social entre les citoyens, les tribunaux américains ont
fragilisé les fondements du libéralisme classique. La leçon
que nous devons retenir de cet épisode historique est que
même protégée par les meilleurs instruments procéduraux,
aucune idéologie ne résistera au passage des saisons si elle
n’est pas implantée solidement dans la tradition
intellectuelle d’un pays. Une constitution, même écrite et
rigide, ne réussira pas à façonner la société qui vénère
déjà une autre statue.
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