En sociologie, il y a cent ans, il y avait deux courants
méthodologiques. L’un, représenté par Émile Durkheim, soutenait que
la société existait en soi et qu’il existait une telle chose que la
conscience collective. L’autre, représenté par Gabriel de Tarde,
partait de l’idée que tout phénomène social devait être expliqué par
des actions et des pensées individuelles, et résultait de
l’interaction entre les individus. C’est Durkheim qui a fini par
s’imposer dans la sociologie française, et Tarde est aujourd’hui
malheureusement complètement oublié.
Mais tout comme le
marxisme, le nationalisme, le féminisme radical, et toutes les
idéologies qui se fondent sur des identités collectives mythifiées,
la sociologie durkheimienne n’a rien de scientifique. Il est
complètement absurde de parler de la société et de phénomènes
sociaux en faisant abstraction des individus qui la composent. Seul
l’individualisme méthodologique permet une explication rationnelle
de ces phénomènes.
On peut parler
d’« efforts collectifs » si on réfère aux efforts entrepris par des
individus qui collaborent entre eux pour atteindre un objectif
commun, tout en cherchant à avancer leur intérêt individuel. La
civilisation (et donc le progrès social) est fondée sur les échanges
et la coopération volontaire entre les individus, et les
libertariens n’ont aucun problème avec ça. Ils ne font pas la
promotion de l’égoïsme et du chacun-pour-soi, mais bien de la
liberté. La différence fondamentale avec les partisans des
idéologies collectivistes est que lorsqu’eux parlent d’efforts
collectifs, ils comprennent les efforts entrepris sous l’effet de la
coercition de l’État, ou dans le but d’atteindre des objectifs
collectivistes qui s’imposeront à tous. Dans ce cas, il n’y a pas de
progrès social selon les libertariens, mais plutôt l’imposition des
intérêts de certains aux autres. Tous ce qui est réalisé avec des
fonds publics – c’est-à-dire avec de l’argent enlevé de force aux
individus – entre dans cette dernière catégorie.
Vous mentionnez dans votre article «
Les libertariens
sont-ils à droite? » que les libertariens sont ni à droite, ni à
gauche. Or, très souvent, les libertariens sont associés avec le
conservatisme ou une politique de droite. Pensez-vous que les gens
ont tort de faire cette association? Est-ce que les libertariens ont
tort de s’allier à la droite?
Les gens n’ont pas tort
de faire cette association, puisque depuis quelques décennies, les
libertariens ont en effet eu plus tendance à collaborer avec des
conservateurs qu’avec des socialistes. Les gens de droite semblent
mieux comprendre et apprécier les vertus du libre marché, alors que
les gens de gauche le combattent et souhaitent toujours plus
d’intervention étatique.
Mais les libertariens ont
aussi beaucoup d’affinités avec les gens de gauche. Ils défendant
par exemple la légalisation totale des drogues, de la prostitution,
et la liberté de faire ce qu’on veut avec son corps, à partir de la
notion de base de « propriété de soi ». Si on ne fait de mal à
personne, on devrait faire ce qu’on veut, c’est aussi simple que
cela. Les conservateurs ont au contraire tendance à vouloir imposer
leurs valeurs morales à tous.
D’un autre côté, le
puritanisme et l’intolérance ne se retrouvent pas uniquement à
droite. Les gauchistes de nos jours mettent de l’avant plusieurs
valeurs « politiquement correctes » qu’ils cherchent eux aussi à
imposer à tous en se servant de l’État. Et les conservateurs, même
s’ils défendent en théorie plus de libre marché, sont souvent aussi
interventionnistes que les gouvernements de gauche lorsqu’ils sont
au pouvoir. George W. Bush a par exemple fait croître
considérablement l’État fédéral américain – et pas seulement à cause
des dépenses militaires – alors que sous Clinton, il avait un peu
diminué en termes relatifs.
Bref, les libertariens
ont certaines choses en commun, et beaucoup de positions
divergentes, autant avec la droite qu’avec la gauche. Pour des
raisons stratégiques, ils ont plutôt tendance à s’allier avec des
conservateurs en ce moment, et je crois que cela est inévitable.
Mais à plus long terme, je pense qu’il faudra développer une plus
grande autonomie comme mouvement et prendre nos distances avec
toutes les tendances étatistes. Cela sera probablement plus facile à
réaliser si nous devenons un courant philosophique et politique
majeur.
Pourquoi croyez-vous qu’il n’existe pas de parti politique
représentatif de la position libertarienne au Canada?
En fait, il en existe un,
le Parti
libertarien du Canada. Mais il est minuscule, désorganisé, et ne
compte qu’une poignée de militants. Cela est dû en partie au fait
que les libertariens qui veulent s’impliquer en politique ont
justement eu tendance à se joindre à des partis de droite plus
influents, le Parti réformiste, l’Alliance canadienne ou le Parti
conservateur par exemple. On peut au moins avoir une influence sur
la politique canadienne en joignant ces partis, même en étant une
faction parmi d’autres.
Une autre raison est
qu’il est extrêmement difficile de faire de la politique, dans un
système démocratique, sans faire des promesses à tout un chacun. Les
partis qui ont du succès sont ceux qui réussissent à « acheter », de
façon crédible, des « clientèles électorales », en leur promettant
des subventions, des privilèges, des programmes, des protections,
des transferts, etc. Comme les libertariens s’opposent à tout cela,
parce qu’ils croient en un État minimal qui ne redistribue rien et
qui offre la même liberté et les mêmes droits pour tous, ils ne sont
pas très compétitifs dans le jeu électoral. Ou bien ils tiennent un
discours qui apparaît négatif parce qu’il vise uniquement à
démanteler l’État, ou bien ils font des compromis et alors ils
contredisent leur philosophie. Même aux États-Unis, le Parti
libertarien est le 3e parti en importance mais ne recueille que 2 ou
3% des voix.
Vous dites dans «
La
démocratie, c’est le socialisme »: « Ce qu’il nous faut, c’est
plus d’entrepreneurs libertariens, pas plus de politiciens
libertariens. » Faut-il entendre par ce propos qu’une société ne
change pas vraiment par le biais de la politique?
Dans un régime
démocratique, les politiciens doivent répondre aux demandes des
électeurs s’ils veulent être populaires et se faire élire. La
meilleure stratégie est de faire des promesses à des groupes
d’intérêt qui sont bien organisés et qui se font entendre (les
syndicats, les grosses entreprises, les lobbys divers), et de faire
payer la note par la masse des contribuables qui n’est représentée
par aucun groupe de pression. Cela engendre une tendance à la
croissance de l’État, comme on l’a vu tout au long du 20e siècle.
S’opposer à cette
tendance et à cette dynamique démocratique n’est possible que si
l’opinion publique est prête à l’accepter. Si les idées
libertariennes étaient bien comprises et largement répandues au sein
de la population, si des groupes de pression défendant les
contribuables étaient influents, il serait plus facile pour un
politicien de défendre ces idées et de connaître le succès. Il faut
changer la nature des débats, influencer le « climat d’opinion »,
avant que les politiciens puissent changer leur discours.
Voilà pourquoi avant de
penser faire de la politique, il faut faire comprendre aux élites,
puis à la population en général, que l’étatisme est néfaste alors
que la liberté est le fondement de la prospérité et de la
civilisation. Il faut plus de journalistes, de penseurs, de
professeurs, de commentateurs, d’artistes, d’avocats, de gens dans
tous les milieux pour défendre ces idées.
Les socialistes font leur
propagande dans les médias et les milieux académiques depuis 150
ans, et ils ont bien réussi à imposer leurs idées un peu partout.
Les libertariens doivent faire la même chose s’ils veulent réussir à
influencer la politique à plus long terme. Ils doivent créer des
publications, des think tanks. Je pense que c’est rapidement
en train de se produire. La tournure des débats a beaucoup changé
par exemple au Québec au cours des dernières années. Plus les idées
libertariennes seront influentes, plus les politiciens pourront se
permettre de les défendre et de les mettre en oeuvre, sans risquer
d’être trop impopulaires.
Si ce n’est un parti politique qui changera le système actuel,
selon vous, comment arriverons-nous à une société libertarienne?
Comme je viens de le
mentionner, il faut d’abord faire un travail d’éducation auprès du
public et des décideurs et faire avancer ces idées dans tous les
domaines. Ce n’est pas nécessairement un parti libertarien qui
changera le système actuel, mais sous la pression de l’opinion
publique, n’importe quel parti pourrait adopter des mesures visant à
réduire le rôle de l’État. Dans certains pays comme la
Nouvelle-Zélande ou les Pays-Bas, des partis sociaux-démocrates ont
fait des réformes bien plus ambitieuses que celles de partis
conservateurs ou libéraux ailleurs.
À plus long terme, je
pense que c’est l’évolution économique et technologique qui fera la
différence et nous rapprochera d’une société libertarienne. Internet
est ainsi en train de créer un monde où le contrôle de l’information
devient pratiquement impossible, alors qu’il y a à peine quelques
décennies, un gouvernement pouvait museler tous les médias sur son
territoire en empêchant à sa population d’avoir accès à d’autres
sources. L’avancement des moyens de transport et de la technologie
médicale aura un impact similaire. Lorsqu’on pourra facilement,
rapidement et à un coût raisonnable aller se faire soigner dans un
autre pays (le « tourisme médical » est un phénomène qui a déjà fait
son apparition), le monopole public sur la santé ne pourra plus être
maintenu. Il s’effondrera devant la concurrence étrangère, qui était
impossible jusqu’à récemment à cause des coûts et des difficultés
que cela pose. Et que dire d’avoir accès, par des réseaux de
communication ultrasophistiqués, à n’importe quel service
d’éducation dans le monde? Nos écoles et universités publiques ne
pourront plus maintenir leur monopole non plus.
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