III. La place de l'École autrichienne dans
l'évolution de l'économie |
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1. « L'École autrichienne » et l'Autriche |
Quand les professeurs allemands attachèrent l'épithète « autrichien »
aux théories de Menger et à ses deux successeurs et continuateurs les
plus anciens, ils utilisaient cet adjectif dans un sens péjoratif. Après
la bataille de Koniggrätz – 1866, où les Prussiens de Guillaume 1er
remportèrent une victoire nette contre l'armée autrichienne –, la
qualification d'une chose comme autrichienne avait toujours cette
coloration désobligeante à Berlin, ce « quartier général du Geist »
comme l'avait appelé Herbert Spencer de façon sarcastique[17].
Mais l'insulte recherchée eut un effet de boomerang. Rapidement, la
désignation « École autrichienne » fut célèbre dans le monde entier.
Bien entendu, la pratique consistant à attacher une étiquette nationale
à un courant de pensée est nécessairement trompeuse. Seuls très peu
d'Autrichiens – et de non-Autrichiens d'ailleurs – savent quelque chose
en économie, et le nombre d'Autrichiens que l'on pourrait qualifier
d'économistes est encore plus réduit, aussi généreux que
l'on puisse être en conférant ce titre. De plus, au sein des économistes
nés autrichiens certains d'entre eux ne travaillaient pas dans la lignée
de ce qu'on appelait l'« École autrichienne ». Les plus connus étaient
les mathématiciens Rudolf Auspitz et Richard Lieben, puis plus tard
Alfred Amonn et Joseph Schumpeter. D'un autre côté, le nombre des économistes étrangers se consacrant à poursuivre les travaux inaugurés
par les « Autrichiens » était en croissance régulière. Il arriva parfois
au début que les tentatives de ces économistes britanniques, américains,
ou d'autres nationalités non autrichiennes, durent faire face à une
opposition dans leur propre pays et qu'ils furent ironiquement appelés
« Autrichiens » par leurs critiques. Mais après quelques années, toutes
les idées fondamentales de l'École autrichienne furent à tout prendre
acceptées comme partie intégrante de la théorie économique. Au moment de
la mort de Menger (1921), personne ne distinguait plus aucune École
autrichienne du reste de l'économie. L'appellation « École
autrichienne » devint le nom attribué à un chapitre important de
l'histoire économique; ce n'était plus le nom d'une secte particulière
défendant des doctrines différentes de celles des autres économistes.
Il y avait, bien sûr, une exception. L'interprétation des causes et du
déroulement des cycles économiques que l'auteur de ces lignes a fourni,
tout d'abord dans la Théorie de la monnaie et du crédit[18]
et finalement dans son traité L'Action humaine[19]
sous le nom de théorie monétaire du cycle économique, fut appelée par
certains auteurs « théorie autrichienne du cycle économique ». Comme
toutes les étiquettes nationales de ce type, on peut également critiquer
cet usage. La théorie monétaire est une continuation, un élargissement
et une généralisation d'idées initialement développées par l'école
britannique de la Currency school et de certains ajouts qui lui
furent faits par des économistes ultérieurs, parmi eux le Suédois Knut
Wicksell.
Comme il est devenu inévitable de se référer à cette dénomination
nationale, l'« École autrichienne », on peut ajouter quelques mots sur
le groupe linguistique auquel appartenaient les économistes autrichiens.
Menger, Böhm-Bawerk et Wieser étaient des autrichiens allemands: ils
parlaient allemand et écrivaient leurs livres en allemand. Il en est de
même de leurs étudiants les plus éminents – Johann von Komorzynski, Hans
Mayer, Robert Meyer, Richard Schüller, Richard von Strigl et Robert
Zuckerkandl. En ce sens, l'oeuvre de l'École autrichienne fait partie de
la philosophie et de la science allemandes. Mais parmi les étudiants de
Menger, de Böhm-Bawerk et de Wieser, il y avait aussi des Autrichiens
n'étant pas de langue allemande. Deux d'entre eux se sont distingués par
des contributions de premier plan: le Tchèque Franz Cuhel et Karel
Englis.
2. La portée historique de la querelle des méthodes |
L'état particulier de la situation idéologique et politique allemande au
cours du dernier quart du dix-neuvième siècle engendra le conflit entre
deux écoles de pensée dont sortirent la Methodenstreit (querelle
des méthodes) et l'appellation « École autrichienne ». Mais
l'antagonisme qui se manifesta au cours de ce débat ne se confine pas à
une période ou à un pays précis. Il est éternel. La nature humaine étant
ce qu'elle est, il est inévitable dans toute société où la division du
travail et son corollaire, l'échange sur le marché, ont atteint une
intensité telle que l'existence de chacun dépend du comportement des
autres. Dans une telle société, chacun est servi par ses semblables et,
inversement, est à leur service. Les services sont rendus volontairement:
afin qu'un homme fasse une chose pour moi, je dois lui offrir quelque
chose qu'il préfère à l'abstention de faire cette chose. Le système
tout entier est construit autour de ce caractère volontaire des services
échangés. Des conditions naturelles inexorables empêchent l'homme de se
consacrer à une jouissance insouciante de son existence. Mais son
intégration dans la communauté de l'économie de marché est spontanée, et
résulte de ce qu'il comprend qu'il n'y a pas de meilleure (ni en
l'occurrence d'autre) méthode de survie possible pour lui.
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