1. Le temps comme facteur praxéologique |
La notion de changement implique la notion de
succession dans le temps. Un univers rigide, éternellement immuable
serait hors du temps, mais il serait mort. Les concepts de changement et
de temps sont indissolublement liés. L'action vise à un changement et
par conséquent elle est de l'ordre du temps. La raison humaine est même
incapable de concevoir les idées d'existence intemporelle, d'action
intemporelle.
Qui agit, distingue le temps avant l'action, le temps absorbé par
l'action, et le temps après l'action accomplie. Il ne peut être neutre à
l'égard du temps qui s'écoule.
La logique et les mathématiques traitent d'un système idéal de pensée.
Les relations et implications de leur système sont coexistantes et
interdépendantes. Nous pouvons aussi bien les dire synchrones ou hors du
temps. Un esprit parfait pourrait les saisir toutes en une seule pensée.
L'impuissance de l'homme à faire cela a pour conséquence de transformer
l'exercice de la pensée même en une action, procédant pas à pas d'un
état moins satisfaisant de cognition insuffisante, à un état plus
satisfaisant de meilleure compréhension. Mais l'ordre temporel dans
lequel la connaissance s'acquiert ne doit pas être confondu avec la
simultanéité logique de la totalité des parties d'un système aprioriste
de déductions. Au sein d'un tel système, les notions d'antériorité et de
conséquence sont uniquement métaphoriques. Elles ne se rapportent pas au
système, mais à l'action par laquelle nous le saisissons. Le système en
lui-même n'implique ni la catégorie de temps ni celle de causalité. Il y
a correspondance fonctionnelle entre les éléments, mais il n'y a ni
causes ni effets.
Ce qui différencie, au point de vue de l'épistémologie, le système
praxéologique du système logique est précisément qu'il comporte les deux
catégories de temps et de causalité. Le système praxéologique est, lui
aussi, aprioriste et déductif. En tant que système, il est hors du
temps. Mais le changement est l'un de ses éléments. Les notions d'avant
et après, de cause et d'effet figurent parmi ses constituantes.
Antériorité et conséquence sont des concepts essentiels pour le
raisonnement praxéologique. De même est essentielle l'irréversibilité
des événements. Dans le cadre du système praxéologique, toute référence
à quelque correspondance fonctionnelle n'est ni plus ni moins
métaphorique et source de méprise, que la référence à l'antériorité et
la conséquence, dans le cadre du système logique(1).
2. Passé, présent et futur |
C'est
l'agir qui fournit à l'homme la notion de temps,
et le rend conscient de l'écoulement du temps. L'idée de temps est une
catégorie praxéologique.
L'action est toujours dirigée vers le futur; elle est, essentiellement
et nécessairement, toujours une projection et une action pour un avenir meilleur.
Son but est toujours de rendre les circonstances futures plus
satisfaisantes qu'elles ne seraient sans l'intervention de l'action. Le
malaise qui pousse l'homme à agir est causé par l'insatisfaction qu'il
éprouve en imaginant la situation future telle qu'elle se développerait
si rien n'était fait pour la modifier. Dans n'importe quel cas, l'action
ne peut influer que sur l'avenir, non pas sur le présent dont chaque
infime fraction de seconde tombe dans le passé. L'homme prend conscience
du temps quand il projette de convertir un état de choses moins
satisfaisant en un futur état plus satisfaisant.
Pour la méditation contemplative, le temps est simplement durée, « la
durée pure, dont l'écoulement est continu, et où l'on passe, par
gradations insensibles, d'un état à l'autre. Continuité réellement vécue »(2). Le « maintenant » du présent est continuellement transféré au
passé et n'est retenu que par la mémoire. En réfléchissant au passé,
disent les philosophes, l'homme devient conscient du temps(3).
Néanmoins, ce n'est pas le souvenir qui fournit à l'homme les catégories
du changement et du temps, mais la volonté d'améliorer ses conditions de
vie.
Le temps, comme nous le mesurons par divers procédés mécaniques, est
toujours du passé, et le temps comme concept employé par les philosophes
est toujours ou bien du passé ou bien de l'avenir. Le présent est, ainsi
considéré, simplement une ligne frontière idéale séparant le passé du
futur. Mais dans l'optique praxéologique, il y a entre le passé et le
futur une zone de présent réel. L'action comme telle est dans le présent
réel parce qu'elle utilise l'instant et en incorpore la réalité(4). Plus
tard, la réflexion rétrospective discerne, dans l'instant écoulé, avant
tout l'action et les conditions que cet instant offrait à l'action. Ce
qui ne peut plus désormais être fait ou consommé parce que l'occasion en
a disparu distingue le passé du présent. Ce qui ne peut pas encore être
fait ou consommé, parce que les conditions de l'entreprise, ou l'époque
de sa maturité, ne sont pas encore atteintes, distingue le futur du
passé. Le présent offre à l'agir des occasions et des tâches pour
lesquelles il était jusqu'alors trop tôt, et pour lesquelles ensuite il
sera trop tard.
Le présent, en tant que durée, est la continuation des circonstances et
occasions données pour l'action. Toute espèce d'action requiert des
circonstances spéciales, auxquelles il lui faut s'ajuster en fonction
des objectifs cherchés. Le concept de présent est par conséquent
différent selon les divers champs d'action. Il ne se rapporte aucunement
aux diverses méthodes pour mesurer le passage du temps par des
mouvements spatiaux. Le présent englobe tout ce qui, du temps écoulé,
subsiste effectivement, c'est-à-dire ce qui importe pour l'action. Le
présent fait contraste, suivant les diverses actions que l'on projette,
avec le Moyen Âge, le XIXe siècle, l'année dernière ou le mois, ou le
jour, mais tout autant avec l'heure, la minute ou la seconde passée. Si
quelqu'un dit: « Maintenant, Zeus n'est plus objet d'adoration », le
présent auquel il pense n'est pas le même que pour l'homme au volant
d'une voiture qui pense: « Maintenant, il est encore trop tôt pour
tourner. »
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