Montréal, 15 octobre 2006 • No 197

 

LIBRE EXPRESSION

 

Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du Québécois Libre.

 
 

LA THÉORIE BIDON
DES RETOMBÉES ÉCONOMIQUES

 

par Gilles Guénette

 

          À toutes les fois qu’il est question de la survie d’un événement majeur ou de la faisabilité d’un projet d’envergure au Québec, il est question d’injections de fonds publics. Vous travaillez fort pour gagner votre paie, d’autres travaillent aussi fort pour s’en approprier une part. C’est comme si plus rien n'était entrepris dans la Belle Province sans au préalable une assurance de la participation de l’État.

 

          Comment les promoteurs réussissent-ils à convaincre les hommes de l’État, qui à leur tour réussissent à nous convaincre du bien-fondé de ces injections? Ils utilisent l’argument massue: les retombées économiques. Ainsi, un dollar « investi » par l’État en rapporterait deux – ou trois, ou quatre, c’est selon. Fabuleux! Après la multiplication des pains, voici la multiplication des billets. On se demande pourquoi les politiciens n’investissent pas partout tout le temps!
 

Ce que l’on voit, ce que l’on ne voit pas

          Dans sa chronique du Journal de Montréal du 17 août dernier, Nathalie Elgrably expliquait que c’est la pensée de Frédéric Bastiat qui l’inspire. Elle rappelait que, selon l’économiste français décédé en 1850, « il ne suffit pas de considérer les effets immédiats d’une politique sur un groupe donné de la société (“ce que l’on voit”), il faut également considérer les conséquences de cette politique à plus long terme et sur l’ensemble de la collectivité (“ce que l’on ne voit pas”). » Pour illustrer son propos, elle donnait l’exemple des festivals:
 

          [O]n entend dire fréquemment que l’État devrait financer les festivals, car ils sont créateurs d’emplois. La tenue d’un festival exige effectivement l’embauche de travailleurs: c’est ce que l’on voit. Or, il faut également tenir compte du fait que, pour financer le festival, l’État a prélevé des impôts, réduisant ainsi le pouvoir d’achat des contribuables. Leurs moyens devenant plus limités, les consommateurs dépenseront moins, ce qui occasionnera assurément une baisse de la demande pour d’autres biens, et donc des pertes d’emplois: c’est ce que l’on ne voit pas, mais qui est tout aussi concret. Ainsi, alors que l’ensemble de la population se contente de voir les emplois créés dans le cadre du festival, l’économiste, qui ajoute à son analyse ce que l’on ne voit pas, conclura au mieux à une redistribution des emplois.

          On entend effectivement dire que l’État se doit de financer les festivals, car ils sont créateurs d’emplois. Mais c’est plus souvent la carte des « retombées économiques » que jouent les promoteurs pour vendre l’idée qu’un « investissement » public dans leur événement serait rentable. Mme Elgrably ne mentionnait pas les retombées économiques dans sa chronique, mais y consacre un chapitre dans son excellent livre La face cachée des politiques publiques.
 

Une version contemporaine de l’alchimie

 

          À l’instar des alchimistes qui cherchaient à transmuter des éléments de base en or, certains économistes keynésiens tentent de convertir des dépenses en revenus. Aujourd’hui, le calcul des retombées économiques est aux yeux de certains économistes ingénus ce que la pierre philosophale était à l’alchimiste. La seule différence entre l’alchimie et le calcul des retombées économiques est que la première est généralement reconnue comme n’étant rien de plus qu’une vaste fumisterie, tandis que la seconde est encore perçue comme une approche fiable et rigoureuse qui semble jouir d’une notoriété et d’une reconnaissance mondiale. (Elgrably, p. 116)

          Et la façon dont fonctionne cette « approche fiable et rigoureuse » est plutôt simple. Imaginez un projet de construction de piscine publique d’une valeur de 100 000 $. Les deux tiers de la somme serviront aux salaires, tandis que le reste servira à l’achat de matériaux. Première étape: nier la dépense pour la transformer en revenus – 75 000 $ iront aux travailleurs, 25 000 $, aux fournisseurs. « Ainsi, les amateurs de retombées économiques ne diront plus que la piscine coûte 100 000 $, mais plutôt qu’elle génère directement et indirectement des revenus de 100 000 $. »

          Mais là ne s’arrête pas la supercherie. Il faut après tout créer des retombées. Entre en jeu l’« effet induit ». Comme le projet de piscine va générer des revenus directs et indirects de 100 000 $ aux travailleurs et fournisseurs qui vont participer à sa construction, ces derniers vont ensuite dépenser leur paie de diverses façons. Après impôts, il faut donc s’attendre à ce qu’ils « se procurent des biens et services pour une valeur de 70 000 $, une somme que la méthode des retombées économiques va s’empresser de travestir en un revenu équivalent pour les commerçants. »

          Ces commerçants, on s’en doute, vont à leur tour dépenser leurs sous, générant ainsi autant de nouveaux revenus qui vont s’ajouter à la rentabilité de notre piscine. « En additionnant tous les revenus gagnés, nos calculs indiqueront que la dépense initiale de 100 000 $ génère des retombées économiques de 330 000 $ et nous en concluons joyeusement que la construction de la piscine est rentable. »
 

« On le voit, n’importe quel projet, aussi saugrenu soit-il, n’importe quel événement peut être qualifié de "rentable" et ainsi faire l’objet d’une aide publique. Il s’agit de bien mélanger les données, de saupoudrer d’un peu d’"effet induit" et hop! vos fonds sont débloqués. »


          On le voit, n’importe quel projet, aussi saugrenu soit-il, n’importe quel événement peut être qualifié de « rentable » et ainsi faire l’objet d’une aide publique. Il s’agit de bien mélanger les données, de saupoudrer d’un peu d’« effet induit » et hop! vos fonds sont débloqués.
 

If you build it, they will come

          Le calcul des retombées économiques est peut-être bidon, mais peut-on en dire autant de l’activité économique qu’entraîne un projet ou un événement? Quand trois paliers déboursent quelques centaines de milliers de dollars pour financer un festival comme celui du jazz à Montréal, on nous dit que les retombées économiques qu’entraîne cet investissement sont plus importantes que l’investissement lui-même.

          On explique le phénomène de multiplication par le fait que des centaines de milliers de festivaliers vont se rendre sur le site du festival et vont y dépenser des centaines de milliers de dollars. Les commerçants de l’endroit feront des profits. L’État engrangera des taxes. Et les fonds publics investis rapporteront le double ou le triple en retombées de toutes sortes…

          On tient pour acquis, dans cette équation, que s’il n’y avait pas de festival de jazz à Montréal, les consommateurs resteraient à la maison à regarder leur argent dormir. Alors que c’est faux. Ils feraient tout simplement autre chose. S’il n’y avait pas de FIJM, ils iraient au cinéma, au restaurant, au théâtre, au concert… ce ne sont certainement pas les occasions de sorties qui manquent dans une grande métropole. L’argent que les consommateurs dépensent lors d’un événement comme le FIJM se dépenserait quand même. Il ne se dépenserait peut-être pas au centre-ville de Montréal, mais il se dépenserait.

          Peut-être même qu’il se dépenserait en région! Car si ce ne sont pas les occasions de sorties qui manquent à Montréal, peut-on en dire autant en région? Si le Festival western de St-Tite n’existait pas, y aurait-il plus de 400 000 visiteurs dans la petite municipalité dans l’espace de 10 jours? Sans doute pas. Ces milliers de visiteurs, qui ne seraient pas venus n’eut été du festival, dépensent chaque année des milliers de dollars là-bas. Ne s’agit-il pas de retombées économiques? D’argent neuf pour la municipalité?

          Oui et non. La municipalité n’attirerait sans doute pas autant de monde sans festival – 400 000 personnes qui visitent un endroit durant dix jours, en plus de la population locale, c’est du monde. Mais qui dit que sans fonds publics l’événement n’existerait pas? Il suffit de visiter la rubrique « Partenaires » sur le site du festival pour se rendre compte que si on ne réussit pas à boucler son budget avec autant de commanditaires, on a un sérieux problème de gestion… (Pour ce qui est de l'État, il récolterait ses taxes que l'argent soit dépensé à St-Tite ou à Montréal.)

          Finalement, qu’en est-il des touristes qui visitent la province? Ils n’auraient peut-être pas choisi le Québec comme destination touristique n’eut été de tous ses festivals. Comme ils ne font que passer au Québec, l’argent qu’ils dépensent ici est de l’« argent frais », non?

          En fait, l’Américain, avant de traverser la frontière, de la même façon que vous achetez des dollars américains avant de vous rendre aux États-Unis, achète des dollars canadiens. Les dépenses qu’il va effectuer en sol canadien, il va les payer avec des dollars canadiens qu’il aura achetés aux USA. Ces dollars canadiens ont sans doute appartenu à des touristes canadiens (ou à des entreprises d’ici) qui se sont procuré des dollars américains pour diverses raisons. Plus de 80% de nos exportations sont effectuées vers les États-Unis. L’Oncle Sam est notre plus important partenaire économique. Les billets vont s’échanger – tout comme le sont les produits et services des deux côtés de la frontière. Il n’y aura pas plus de « retombées » ici que là-bas, mais simplement des ventes plus élevées pour le festival, qui sont l'équivalent de l'exportation d'un produit.
 

Retombées ou déplacements?

          L’État subventionne des festivals en disant que les retombées économiques que ces « investissements » entraînent sont plus importantes que les dépenses. Ces investissements sont bien souvent si minimes que les festivals pourraient s'en passer sans trop de difficulté – le Festival des films de Montréal a fonctionné deux ans sans subventions. S’ils sont minimes, pourquoi s’en faire alors? Parce que l’État subventionne des dizaines et des dizaines d’événements culturels en plus de la santé, de l’éducation, des infrastructures, du transport en commun, des entreprises de l’aéronautique, des garderies à 7$, des programmes de réinsertion sociale, etc. Additionnez toutes les interventions de l’État et vous obtenez des contribuables surtaxés.

          En finançant le Festival international de jazz de Montréal par exemple, l’État subventionne en fait les restaurateurs, les hôteliers, les propriétaires de bars et de boutiques du centre-ville. Car c’est dans les tiroirs-caisses de ces commerces que se retrouvent les « retombées économiques » dont parlent les promoteurs de festivals. L’État prend des sous dans nos poches pour les faire « retomber » dans les poches de commerçants. En ont-ils plus besoin que vous et moi? Vous avez moins d’argent à dépenser là où vous le souhaiteriez; l’hôtelier, le restaurateur, le vendeur de bijoux, le promoteur de spectacles, eux, font des profits.

          Les fonds publics que l’État investit dans des festivals, s’il les laissait dans les poches des contribuables, entraîneraient autant de retombées économiques. Ils entraîneraient une activité économique répondant davantage aux attentes des principaux intéressés, parce que fondée sur une demande réelle. Lorsque l’État subventionne un festival, il ne crée pas de la richesse, il ne fait que déplacer de l’argent d’un secteur à un autre – tout en prenant bien soin d’en retenir un peu au passage. Lorsqu’on dit que la tenue de tel ou tel événement occasionne des retombées économiques de tant de milliers de dollars, il faut simplement lire que les promoteurs de tel ou tel événement ont réussi à convaincre l’État de diriger des fonds publics vers eux.

 

Suggestions de lecture
 

• Yvan Stringer, « Le mirage des retombées économiques », dans L'analyse coûts-avantage. Défis et controverses, Gilles Gauthier et Marie Thibault éd., Paris, Économica, 1993, chapitre 10, p. 342.
• Dennis Coates & Brad R. Humphreys, « The Growth Effects of Sport Franchises, Stadia and Arenas », University of Maryland, Baltimore County, June 11, 1998.
• Nathalie Elgrably, « Quand les retombées ne sont pas économiques! », La face cachée des politiques publiques, Montréal, Les Éditions Logiques - IEDM, mars 2006, p. 115.
• « Méthodologie de l’évaluation des retombées économiques », Investissement Québec, octobre 1998.

 

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