Enfin, une dernière précaution: lorsque je défends des
positions libertariennes radicales (suppression de tout rôle pour
l'État), je ne prétends pas définir un programme politique
immédiatement applicable. Je pense seulement que c'est mon devoir
d'intellectuel de pousser le raisonnement jusqu'à son extrême limite
et de s'interroger sur la manière dont un problème quelconque
pourrait être résolu sans l'intervention de la contrainte étatique.
Le libertarien, par conséquent, donne la direction à suivre, il
fournit une boussole, mais pas forcément un programme de
gouvernement. Dans le monde trop politisé où nous sommes (du fait,
précisément, de l'omnipotence de l'État), on a du mal à comprendre
cette différence entre un programme politique et une réflexion
théorique. Elle est pourtant essentielle et il conviendrait de
comprendre qu'il n'y a rien de plus pratique que la théorie (la
« bonne » théorie évidemment), car elle donne un sens à l'action.
1. Comment décririez-vous dans quelques mots
le libertarianisme?
Le « libertarianisme » est fondé sur une distinction essentielle
– mais trop souvent oubliée – celle qui existe entre une action
volontaire et une action contrainte. Fondé sur une vision
individualiste de la société, il montre donc comment chacun
d'entre nous peut atteindre au mieux ses propres objectifs dans
une société d'où toute contrainte serait supprimée et où chacun
respecterait les droits de propriété des autres (ce qui pose
évidemment le problème de la définition des droits de propriété
légitimes: en un mot est légitime l'appropriation qui résulte
d'un acte de création). Les libertariens montrent comment une
société d'hommes libres peut ainsi fonctionner grâce à l'« ordre
spontané » (selon l'expression de Friedrich Hayek) qui
s'instaure du fait des interrelations entre ses membres.
2. Pourquoi êtes-vous un libertarien? / Comment l'êtes-vous
devenu?
Je suis libertarien pour une double raison:
• Une raison
normative: je pense que la liberté individuelle est pour chacun
le bien ultime que nous devons rechercher, de telle sorte qu'il
est important de comprendre comment une société d'hommes libres
peut fonctionner;
• Une raison scientifique: comme l'a bien expliqué la philosophe
américaine Ayn Rand, on peut comprendre la société en partant de
l'individu, on ne peut pas comprendre l'individu en partant de
la société (c'est-à-dire d'une vision collectiviste arbitraire). |
Je suis devenu libertarien progressivement (en
dépit d'une éducation dans les écoles d'État qui n'était évidemment
pas individualiste), à partir du début de mes études d'économie. J'y
ai découvert que l'on pouvait comprendre le fonctionnement d'un
système économique à partir – et à partir seulement – d'hypothèses
simples et réalistes sur le comportement individuel (en
particulier l'hypothèse selon laquelle l'homme est rationnel,
c'est-à-dire qu'il essaie d'atteindre au mieux ses objectifs dans un
monde de rareté). Je suis donc devenu un « libéral classique »
(proche de Milton Friedman ou de Robert Mundell), puis j'ai
découvert l'« École autrichienne » (Hayek, Mises, Rothbard, etc.),
j'ai compris que c'était mon vrai univers intellectuel et j'ai
adhéré à sa méthodologie individualiste (qui me semble correcte du
point de vue scientifique et cohérente avec ce que nous savons de la
nature humaine).
3. À présent, quelle serait la réforme clé qui, une fois
appliquée, mènera à un degré significatif de liberté?
Quel est le problème? C'est l'État. Il faut donc le diminuer, lui
enlever ses moyens d'action, en particulier sa capacité à prélever
des impôts. Malheureusement, l'État dispose d'un instrument
formidable: il peut exercer la contrainte et il a même le monopole
de la contrainte légale. C'est pourquoi il peut facilement grandir,
se maintenir, résister à tous les efforts pour le restreindre. C'est
pourquoi, malgré tous leurs efforts, les libertariens n'ont pas
trouvé la formule magique pour restreindre (ou supprimer…) l'État.
C'est pourquoi aussi, ils comptent beaucoup sur la libre formation
des esprits et la Semaine libertarienne en Roumanie (14-21 octobre) a pour cela un
rôle considérable à jouer.
Ceci dit, il faut trouver un moyen de concurrencer l'État, de
montrer que les initiatives privées permettent de mieux résoudre les
problèmes, de mieux satisfaire les citoyens. On peut alors imaginer
une disposition par laquelle tout citoyen pourrait attaquer les
monopoles étatiques auprès des tribunaux. Actuellement et
paradoxalement, il existe dans tous les pays (et dans l'Union
européenne) une législation qui est censée empêcher les monopoles.
Mais elle s'attaque seulement aux pseudo-monopoles privés (qui ne
peuvent jamais exploiter durablement les consommateurs), alors que
les seuls véritables monopoles – les monopoles publics – sont
protégés par la loi! Mais si l'on arrivait efficacement à lutter
contre les monopoles publics, par exemple grâce au système
judiciaire, encore faudrait-il éviter que ces derniers bénéficient
d'un privilège en obtenant un financement public (c'est-à-dire un
financement obtenu par la contrainte). De ce point de vue un système
de « vouchers » (bons d'éducation, de santé, etc..) permet
aux citoyens de choisir entre producteurs publics et privés.
4. Quels sont les plus grands obstacles aujourd’hui pour
mettre en pratique les principes libertariens?
Compte tenu de ce que je viens de dire, le plus grand obstacle est
d'ordre intellectuel et culturel. Si un grand nombre de citoyens
demandaient à retrouver leur liberté de décider, les hommes de
l'État, soucieux d'être réélus, seraient bien obligés de leur donner
satisfaction. Une difficulté vient aussi du fait que les transitions
sont souvent difficiles – on doit le savoir dans un pays comme la
Roumanie – car l'apprentissage de la liberté ne peut pas être
immédiat. Seule la conviction que la libéralisation est
nécessairement utile à moyen ou long terme permet de surmonter cet
obstacle.
5. La majorité des libertariens, même ceux de tendance anarcho-capitaliste,
travaillent pour l'État (comme professeurs par exemple). Cet aspect,
ne présente-t-il pas une contradiction par rapport aux convictions
professées?
Je ne suis pas sûr que la majorité des libertariens travaillent pour
l'État. Je suis en effet frappé de voir que, dans beaucoup de pays,
les thèses libertariennes sont particulièrement bien appréciées et
connues – même dans leurs aspects les plus sophistiqués – par des
hommes d'affaires et des professionnels. Cela se comprend, car ils
connaissent les réalités de la vie et le libertarianisme est fondé,
comme je l'ai dit, sur des principes réalistes, conformes à la
nature humaine. Bien au contraire, beaucoup d'enseignants vivent
dans un monde purement imaginaire.
Il est vrai, par ailleurs, qu'un libertarien comme moi est
fonctionnaire en tant que professeur d'une université française. Je
ne vois pas de contradiction dans cette situation. En effet, l'État
français dispose d'un monopole absolu et très regrettable pour les
universités, de telle sorte que, pour exercer le métier qui est ma
passion, je suis bien obligé d'être fonctionnaire. Mais je
souhaiterais qu'il en soit autrement. Je préférerais, certes, que la
concurrence existe dans le domaine universitaire et que je puisse
choisir mon employeur. J'ajouterai que ce monopole public rend la
vie difficile pour les libertariens. Ainsi, lorsque j'ai été nommé
pour présider le jury d'un concours de recrutement de professeurs
d'économie pour toutes les universités françaises, j'ai été l'objet
d'une campagne de presse et médiatique terrifiante, car on trouvait
anormal qu'un libéral puisse être chargé de cette tâche. Au lieu de
nous reprocher de travailler « pour » l'État, il faudrait donc nous
féliciter – nous, les libertariens – de ne pas nous conduire en
esclaves dociles de notre maître.
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