Montréal, 12 novembre 2006 • No 201

 

OPINION

 

Jean-Hugho Lapointe est avocat. Il détient un certificat en administration des affaires de l'Université Laval.

 
 

LA FORMULE RAND
ET LA LIBERTÉ D'ASSOCIATION

 

« Caged birds accept each other but flight is what they long for. »

 

-Tennessee Williams (Camino Real)

 
 

par Jean-Hugho Lapointe

 

          Le sujet de l’association forcée d’employés à un syndicat, notamment par le truchement de la formule Rand, soulève fréquemment débats et passions. Suite à un certain nombre de questions posées par des lecteurs forcés à la syndicalisation mais souhaitant ne pas l’être, je propose ici un sommaire informatif ponctué de commentaires éditoriaux sur les politiques d’association forcée qui se sont cristallisées au Canada au cours des dernières décennies.

 

I - Introduction

          La formule Rand est une mesure, législative ou contractuelle, exigeant de l’employeur qu’il prélève à la source des cotisations syndicales de tous les salariés couverts par une accréditation syndicale, que ceux-ci souhaitent faire partie du syndicat ou non. Datant des années 1940, cette mesure, à l’origine élaborée par le juge Ivan Rand agissant comme arbitre dans un conflit de travail, devait être une sorte de compromis entre les intérêts syndicaux et la nécessité de protéger la liberté d’association des Canadiens. En effet, la formule Rand ne force pas l’employé à être membre du syndicat – elle ne l’oblige qu’à participer à son financement. D’aucuns trouveront la distinction bien farfelue, mais plusieurs esprits sensibles aux philosophies collectivistes y voient une différence importante.

          Ce texte n’aboutit pas à une conclusion heureuse pour les salariés canadiens syndiqués de force et souhaitant voler de leurs propres ailes. Mais quelques notes d’espoir sont permises. Je propose de revoir et de discuter de l’état de la liberté d’association en traitant de deux arrêts essentiels de la Cour suprême du Canada en la matière.

          Le premier de ces deux arrêts, Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario(1), rendu en 1991, a traité de la compatibilité de la formule Rand avec la protection de la liberté d’association prévue à la Charte canadienne des droits et libertés. La majorité de la Cour devait y conclure que la formule Rand peut violer la liberté d’association, selon l’usage qui est fait des cotisations prélevées, mais que cette violation peut se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique (test de l’article 1). Cet arrêt demeure l’autorité principale quant à la constitutionnalité de la formule Rand.

          Le second, R. c. Advance Cutting & Coring Ltd(2), rendu en 2001, devait aller encore plus loin en se posant les mêmes questions à l’égard d’une loi forçant toute personne souhaitant travailler dans la construction au Québec à adhérer à l’un des cinq syndicats identifiés dans la loi.

          Avant de poursuivre, il est utile de présenter au préalable les principales dispositions législatives qui nous serviront à comprendre le débat en l’espèce.
 

II - La Loi

          La Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée le 10 décembre 1948 par les Nations Unies, devait consacrer la liberté d’association comme étant une liberté fondamentale de la personne, selon le concept qui avait toujours guidé les sociétés libres jusqu’alors:
 

20. 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion et d’association pacifiques.

20. 2. Nul ne peut être obligé de faire partie d’une association.

          La Charte canadienne des droits et libertés est le texte autour duquel s’articulera le débat. Son fonctionnement général veut que les droits et libertés qu’elle protège ne puissent être restreints ou violés par le gouvernement, à moins que ce ne soit déterminé comme étant justifiable dans le cadre d’une société libre et démocratique (test de l’article 1):
 

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

          La Charte protège la plupart des libertés fondamentales de la personne humaine, exception faite de son droit à la propriété. Cet « oubli » de Trudeau, demandé par les gouvernements provinciaux et par le Nouveau Parti démocratique (NPD) à l’époque, servira bien la formule Rand. La Charte protège néanmoins la liberté d’association:
 

2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes:


a. liberté de conscience et de religion;
b. liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;
c. liberté de réunion pacifique;
d. liberté d’association.

          La rédaction de la Charte s’avèrera malheureuse car elle aura autorisé certains à croire que la liberté d’association pouvait ne pas inclure la liberté de refuser de s’associer. Pourtant, ce débat ne s’est jamais posé à l’égard des autres libertés: la liberté de refuser de les utiliser n’a jamais été remise en question (par exemple, refuser d’adhérer à une religion). Quoi qu’il en soit, la rédaction de la Charte a, dans le cas de la liberté d’association, ouvert une porte à la tentative d’inventer un concept de liberté que l’on ne serait pas libre de refuser d’utiliser (bref, une sorte d’oxymoron constitutionnel).
 

III – L’arrêt Lavigne

          Dans l’affaire Lavigne, un professeur dans un collège communautaire ontarien, tenu de verser des cotisations au syndicat en vertu d’une clause de précompte obligatoire (formule Rand) permise par la loi, s’est opposé à certaines dépenses faites par le syndicat, comme des contributions ou des dons au NPD, au syndicat national des mineurs du Royaume-Uni, ou encore à un syndicat de travailleurs de la santé du Nicaragua (!). L’appel à la Cour suprême devait amener celle-ci à se pencher sur la question à savoir si la formule Rand porte atteinte de façon inacceptable à la liberté d’association prévue à la Charte(3).

i – Les juges majoritaires

          Les juges La Forest, Sopinka et Gonthier (motifs rédigés par La Forest), appuyés partiellement par la juge McLachlin (aujourd’hui juge en chef), devaient conclure que la formule Rand viole l’alinéa 2 d) de la Charte parce qu’elle entrave la liberté de ne pas s’associer à autrui, mais seulement dans la mesure où les sommes sont dépensées à des fins qui ne sont pas essentiellement reliées au processus des relations de travail. Ils devaient toutefois conclure que la restriction imposée à Lavigne était justifiée en vertu de l’article premier de la Charte.

          Avant d’en arriver à cette conclusion, les juges devaient d’abord déterminer si l’alinéa 2 d), qui protège la liberté d’association, protégeait également la liberté d’un individu de ne pas s’associer.

          Citant la Cour dans une autre affaire ayant requis d’interpréter la nature fondamentale de la liberté d’association, les juges majoritaires font écho à Alexis de Tocqueville:
 

          Après la liberté d’agir seul, la plus naturelle de l’homme est celle de combiner ses efforts avec les efforts de ses semblables et d’agir en commun(4).

          Les juges majoritaires, poursuivant leurs motifs:
 

          L’essence de la liberté est la protection de l’aspiration à l’épanouissement et à l’accomplissement personnels, laquelle ne peut être réalisée qu’en association avec autrui.

          Ayant pris connaissance des motifs des juges dissidents, les juges majoritaires émettent l’opinion suivante:
 

          Il importe de reconnaître que bien qu’il soit vrai, comme le dit le juge Wilson dans ses motifs, à la p. 251, que « la liberté d’association vise à protéger la poursuite collective d’objectifs communs », cette protection sert en fin de compte à promouvoir des aspirations individuelles. L’association n’est qu’« une extension de la liberté individuelle » (traduction)(5).

          Les juges se posent ensuite la question principale, à savoir si la protection de cet intérêt collectif et de l’intérêt individuel préexistant exige que la liberté de ne pas être forcé de s’associer soit reconnue en vertu de l’alinéa 2 d) de la Charte. La réponse complète mérite d’être ici reproduite:
 

          À mon avis, la réponse est nettement affirmative. L’association forcée étouffera la possibilité pour l’individu de réaliser son épanouissement et son accomplissement personnel aussi sûrement que l’association volontaire la développera. De plus, la société ne saurait s’attendre à obtenir des contributions intéressantes de groupes ou d’associations qui ne représentent pas vraiment les convictions et le libre choix de leurs membres. Au contraire, on peut s’attendre à ce que ces groupes et associations aient, dans l’ensemble, un effet négatif sur le développement de la société en général. On n’a qu’à penser à la stagnation sociale historique en Europe de l’Est et au rôle qu’ont joué dans la création et le maintien de cette stagnation les syndicats « libres », les mouvements pacifistes et les organisations culturelles constituées par le pouvoir officiel, pour comprendre l’effet dévastateur que l’association forcée peut avoir sur le corps politique. La reconnaissance de la liberté de l’individu de ne pas s’associer est la contrepartie nécessaire d’une association constructive conforme aux idéaux démocratiques.

          Le juge La Forest indiquait ensuite que cette reconnaissance était conforme à la conception de la liberté garantie par la Charte, et référait à cet égard à une affaire précédente où le juge Dickson s’était notamment exprimé ainsi:
 

          Si une personne est astreinte par l’État ou par la volonté d’autrui à une conduite que, sans cela, elle n’aurait pas choisi d’adopter, cette personne n’agit pas de son propre gré et on ne peut pas dire qu’elle est vraiment libre(6).

          Concluant sur ce sujet, les juges majoritaires tiennent les propos suivants:
 

          Il est évident que la liberté d’association qui ne comporterait pas la liberté de ne pas être forcé de s’associer ne serait pas véritablement une « liberté » au sens de la Charte. [...]

          Cette conception dualiste du droit d’association sert à reconnaître le potentiel souvent négligé de coercition que comporte l’association. La tyrannie gouvernementale peut se manifester non seulement dans les contraintes imposées à l’association, mais également dans l’association forcée. Il n’y a rien d’illogique à reconnaître ce fait. [...]

          Il ne s’ensuit pas forcément, toutefois, que l’al. 2 d) de la Charte nous protège contre toute association que nous pourrions souhaiter éviter.

          Les juges déterminaient ensuite si le versement obligatoire de cotisations syndicales viole le droit de Lavigne de ne pas être forcé d’adhérer à une association:
 

          L’importance du versement obligatoire de cotisations s'apprécie peut-être le mieux à la lumière du contexte historique dans lequel a évolué cette liberté. Personne n'aurait laissé entendre que les dissidents qui, pendant des années, se sont opposés au paiement de la dîme au profit de l'Église établie approuvaient cette Église lorsqu'ils versaient à contrecoeur leur argent au pasteur local. Et pourtant, on a fini par reconnaître qu'être forcé à supporter financièrement la religion d'autrui, particulièrement lorsqu'elle est en opposition avec l'existence de sa propre religion, constituait une violation de la conscience des gens. Bien que cet argument ait été largement avancé en termes de liberté religieuse, je crois que le raisonnement qui le sous-tend peut s'appliquer de façon plus générale.

          Ceci amenait les juges majoritaires à conclure que l’apport financier à une organisation peut en soi constituer un acte d’association au sens de la Charte.

          Les juges majoritaires ont donc fait un travail louable quant à définir et redécouvrir ce que constitue la liberté d’association au sens entendu par une société libre plutôt que par une société collectiviste. Nous devons certainement retenir leur reconnaissance du caractère individuel fondamental de cette liberté.

          Étrangement, la consécration de la philosophie classique à la base de la liberté d’association ne devait toutefois pas servir aux juges dans leur prise de décision. Les juges majoritaires se sont plutôt aventurés sur une piste leur permettant de sauver la formule Rand malgré son incompatibilité établie avec la liberté d’association – une piste voulant grosso modo que tout compte fait, l’association forcée est acceptable lorsque le syndicat ne s’engage pas à astreindre ses membres à contribuer à des causes qui vont au-delà des préoccupations immédiates de l’unité de négociation. Approchant leur conclusion, ils devaient aller à contresens de leurs prémisses:
 

          Et d’après ce que j’ai dit, il est évident que je conviens que, dans la mesure où la formule Rand établit un mécanisme de versement des cotisations au syndicat aux fins de négociation collective, elle n’enfreint pas la liberté d’association.

          On se demande comme l’exemple de la dîme donné précédemment peut s’arrimer avec cette conclusion.
 

« En laissant passer des violations aussi importantes à la liberté d’association justifiées par des préoccupations comme "le besoin de préserver la paix industrielle", non seulement accepte-t-on de présumer que la paix industrielle n’est possible qu’en autorisant la coercition syndicale, mais on néglige qu’une paix maintenue par la force n’est jamais une véritable paix. »


          Ayant posé cette théorie, les juges majoritaires concluaient que les dons du syndicat en l’espèce n’étaient pas suffisamment reliés aux préoccupations de l’unité de négociation et qu’ils violaient donc la liberté d’association de Lavigne, mais que cette violation était justifiée en vertu de l’article premier de la Charte. Ils devaient donc finalement rejoindre les juges dissidents quant à la décision et au résultat concret, bien qu’ils aient divergé sur le fond.

ii – Les juges minoritaires

          Les juges Wilson et L’Heureux-Dubé (motifs rédigés par Wilson), appuyés essentiellement par le juge Cory, concluaient que la formule Rand ne viole pas l’alinéa 2 d) de la Charte parce que la Charte ne protègerait pas la liberté de ne pas s’associer.

          Citant l’ancien juge en chef Dickson dans une autre affaire(7), les juges minoritaires expliquent ainsi le rôle de la liberté d’association:
 

          La liberté d’association, c’est la liberté de s’unir dans la poursuite d’un objectif commun ou pour promouvoir une cause commune.

          Aucune mention d’une obligation quelconque de s’unir jusqu’ici. Poursuivant dans leur référence au juge Dickson:
 

          À mon sens, la garantie constitutionnelle de la liberté d’association vise à reconnaître la nature sociale profonde des entreprises humaines et à protéger l’individu contre tout isolement imposé par l’État dans la poursuite de ses fins.

          Il est dommage que ceci n’ait pas attiré l’attention de la Cour, mais on aurait déjà dû admettre, à ce stade, que l’adhésion forcée à un groupe constitue nécessairement un isolement imposé à l’individu dans la poursuite de ses fins qui ne sont pas partagées par le groupe et qui ne sont réalisables que dans l’environnement contrôlé par celui-ci.

          Quoi qu’il en soit, sur la foi de certains passages de jurisprudence sélectionnés, les juges minoritaires déterminaient que le but visé par la liberté d’association est de « protéger la poursuite collective d’objectifs communs ». Les juges majoritaires rectifiaient heureusement cette interprétation dans leurs motifs en reconnaissant que cette protection sert en fin de compte des aspirations individuelles (voir ci-haut).

          S’il n’en avait tenu qu’aux juges dissidents dans Lavigne, le caractère individualiste de la liberté d’association aurait donc été entièrement évacué pour ne donner protection qu’à la poursuite d’objectifs communs. Pourtant, il semble que la facette individualiste ou « égoïste » du besoin d’association ou de non-association ne saurait être remise en question lorsque l’on va au-delà des textes et que l’on s’attarde à la réalité des personnes elles-mêmes. Comme le philosophait Francesco Alberoni, « La solidarité n’existe pas: n’existe qu’une coalition d’égoïsmes. Chacun reste avec les autres pour se sauver soi-même »(8).

iii – Remarques

          Que l’arrêt Lavigne ait consacré qu’une personne cherche à s’associer pour servir ses aspirations propres plutôt que celles des autres était une victoire en soi pour la liberté au Canada, malgré le résultat auquel devait mener la décision. Pour plusieurs, le fait même qu’il ait pu y avoir un débat corsé à savoir si la liberté de s’associer inclut la liberté de ne pas s’associer peut être troublant. Mais dans un contexte où le socialisme et le collectivisme ont fait d’aussi importantes avancées depuis les dernières décennies, et où les fondements sur lesquels s’appuient la liberté et la civilisation ont été progressivement oubliés parallèlement à ces avancées, rien ne saurait être pris pour acquis et ce gain dans Lavigne doit être considéré comme important.
 

IV – L’arrêt Advance Cutting

          Dans l’affaire Advance Cutting, la Loi sur la construction du Québec était soumise à l’appréciation de la Cour suprême, et plus particulièrement ses dispositions exigeant que toute personne souhaitant obtenir un certificat de compétence en construction au Québec (nécessaire pour travailler sur un chantier) devienne membre de l’un des cinq groupes syndicaux identifiés à la loi. Les appelants ont fait valoir que cette obligation est inconstitutionnelle car portant atteinte au droit de non-association reconnu comme faisant partie de la liberté d’association protégée par l’alinéa 2 d) de la Charte.

          Huit des neuf juges confirmaient l’opinion de la majorité dans Lavigne et se dire d’avis que la liberté d’association comprend la liberté de ne pas s’associer. Seule la juge L’Heureux-Dubé devait poursuivre dans la voie de la dissidence rendue dans Lavigne.

          La Cour déterminait ensuite, à cinq contre quatre, que la Loi sur la construction viole la liberté d’association protégée par la Charte. Toutefois, toujours à cinq contre quatre (le juge Iacobucci « changeant de camp » sur ce point), elle déterminait que cette violation se justifiait en vertu de l’article 1 et déclarait la loi valide constitutionnellement.

i – Les juges majoritaires

          Les juges Lebel, Gonthier et Arbour (motifs rédigés par Lebel), au dispositif desquels souscrivaient les juges Iacobucci et L’Heureux-Dubé, ont proposé, dans leurs motifs, une analyse du contexte historique de la construction au Québec et du syndicalisme dans cette industrie que l’on ne peut aborder ici, faute d’espace.

          Abordant ensuite la liberté d’association elle-même, ils confirmaient la nature individuelle de cette liberté:
 

          Notre Cour est d’avis que, même si le droit d’association représente un phénomène social qui crée un lien entre des personnes, il revient d’abord à l’individu. Ce droit favorise l’accomplissement de soi en permettant à la personne de développer ses qualités en tant qu’être sociable. Le fait de se livrer à des activités légales avec d’autres est protégé par la Constitution. L’analyse est axée sur l’individu, non sur le groupe.

          Les juges convenaient toutefois que si violation à la liberté d’association il y a, la loi est justifiée en vertu de l’article premier de la Charte.

          Ceci étant dit, tout comme dans Lavigne, l’affaire Advance Cutting a amené la Cour à se pencher sur l’argument de la coercition idéologique que peut entraîner l’adhésion ou la contribution forcée à des syndicats. Le débat tenu mérite que l’on s’y intéresse:
 

          Pour tirer une telle conclusion, il faudrait que notre Cour prenne connaissance d’office de la présumée tendance idéologique des syndicats québécois. [...]

          La participation des syndicats aux débats politiques et sociaux est un fait bien connu et bien documenté, et pourrait faire l’objet de la connaissance d’office. [...]

          Prendre connaissance d’office du fait que les syndicats québécois ont une idéologie constante, appuient continuellement une cause ou une politique particulière et cherchent à imposer cette idéologie à leurs membres semble prêter beaucoup plus à controverse.

ii - Les juges dissidents

          On pourra reprocher aux juges majoritaires d’avoir été timides sur ce sujet. Les juges dissidents, à savoir la juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache et Binnie (motifs rédigés par Bastarache) l’étaient beaucoup moins et ont abordé la question de face. Référant à l'auteur canadien David Wright(9):
 

          Il affirme que les syndicats ont joué un rôle important dans l’évolution du Nouveau Parti démocratique et du Parti Québécois, que leur objet transcende la négociation collective au nom des membres et que l’un de leurs buts fondamentaux est la représentation politique des membres.

          Référant ensuite aux auteurs Jean Boivin et Jacques Guilbault(10):
 

          Au-delà de son rôle de parti souverainiste, qui est d’ailleurs sa principale raison d’être, le Parti Québécois ne s’est pas caché pour affirmer son « préjugé favorable aux travailleurs » sans pour autant être un véritable parti travailliste, comme c’est le cas du Labor Party en Angleterre ou même du NPD au Canada. Cet aspect du programme politique du PQ, en plus de s’expliquer par les traditionnelles raisons électoralistes, correspond à la réalité sociologique de ce parti qui, nous l’avons déjà dit, s’appuie largement sur les mouvements populaires et les militants syndicaux de toutes les centrales.

          Toujours selon les juges dissidents, l’exercice du pouvoir par le PQ depuis 1976 a permis de vérifier l’ampleur de ce « préjugé favorable aux travailleurs », et a amené les diverses organisations syndicales à préciser leur véritable orientation idéologique. Plus loin, rappelant qu’être membre d’un groupe a un sens et jugeant utile de citer à nouveau Boivin et Guilbault:
 

          Le discours politique actuel de la FTQ se situe dans la même perspective que la social-démocratie vers laquelle tend le PQ, même si formellement aucun lien d’affiliation ne réunit ces deux organisations. [...]

          Par ailleurs, s’il est plutôt facile de comprendre la sorte de régime économique dont la CSN et la CEQ ne désirent pas (le capitalisme), il est cependant beaucoup plus ardu de connaître le type de société souhaité. [...]

          Si la CSD ne cherche pas à détruire le système capitaliste dans lequel elle vit, elle désire quand même y apporter de profondes modifications [...] (11).

          Les juges dissidents concluaient que la loi amenait donc une forme de coercition qui ne peut pas être totalement séparée de la conformité idéologique. Leurs propos étaient sans équivoque quant à la nature générale de la loi. Rappelant ces termes du juge Dickson:
 

          Le travail est l’un des aspects les plus fondamentaux de la vie d’une personne, un moyen de subvenir à ses besoins financiers et, ce qui est tout aussi important, de jouer un rôle utile dans la société. L’emploi est une composante essentielle du sens de l’identité d’une personne, de sa valorisation et de son bien-être sur le plan émotionnel(12).

          Ils tiraient ensuite les conclusions suivantes:
 

          Dans cette affaire, il y a manifestement atteinte à la liberté de ne pas s’associer. [...] C’est un cas manifeste de coercition gouvernementale, où les travailleurs du secteur de la construction au Québec sont forcés de se regrouper en quelques syndicats désignés et approuvés par le gouvernement. [...]

          Des travailleurs peuvent être absolument contre l’adhésion syndicale pour différentes raisons, mais ils doivent faire abstraction de leurs croyances et convictions, qu’elles soient de nature morale, religieuse ou politique, s’ils veulent travailler dans le secteur de la construction au Québec. Ce sont les seuls travailleurs à être ainsi touchés. [...]

          Comme je l’ai dit, la conformité idéologique entre en jeu surtout parce que les membres des associations participent par nécessité à un régime d’association forcée et de contrôle étatique des possibilités d’emploi, et l’appuient indirectement. C’est un cas où les droits démocratiques des travailleurs sont retirés. être forcé d’accepter un régime restreignant de façon importante le principe démocratique en matière de relations du travail et d’y participer constitue une forme de coercition qui ne peut pas être totalement séparée de la conformité idéologique. Si le législateur prévoyait qu’une personne devait être membre d’un parti politique donné pour avoir un emploi dans la fonction publique du Canada, la situation serait analogue. Certains prétendraient qu’on n’est pas obligé de croire et qu’il suffit d’être membre, mais, comme je l’ai affirmé au par. 16, je pense qu’il y aurait toujours une conformité idéologique évidente.

          Les juges prenaient notamment la peine de préciser qu’en l’espèce, les dispositions contestées de la loi ne visaient pas à protéger le public en garantissant la compétence des travailleurs, le certificat de compétence ayant principalement pour but de maintenir la priorité d’embauche.

iii - La juge Claire L’Heureux-Dubé

          Dans Advance Cutting, faisant fi d’Alexis de Tocqueville ou de la Déclaration universelle des droits de l’homme, la juge L’Heureux-Dubé persiste et signe dans sa vision strictement collectiviste de la nature de la liberté d’association. Réitérant sa dissidence dans Lavigne, elle ajoute notamment ce qui suit à son exposé:
 

          Il existe une raison additionnelle pour laquelle la « poursuite collective d’objectifs individuels » n’entre pas dans le cadre de l’analyse de la liberté d’association. L’interaction des individus entraîne un élément de synergie dans la société. La simple addition d’objectifs individuels ne suffit pas. La société est plus que la somme de ses parties. Autrement dit, une rangée de taxis n’équivaut pas à un autobus.

          Il est étrange que cette remarque inspirante de la juge l’ait amenée à se conforter dans l’idée que la liberté d’association ne comporte pas de facette individualiste. On doit être d’accord avec elle pour affirmer que l’interaction entre individus entraîne un élément de synergie dans la société et crée un ordre supérieur à ce qui existerait sans interaction humaine. Mais on doit refuser sa vision comme quoi les seules interactions productives en ce sens sont celles réalisées par le truchement d’associations, et d’autant plus lorsque ces interactions ou associations sont forcées et non libres.

          Ce sont justement les simples additions d’objectifs individuels qui, amenant les individus à poser des actions ou à interagir en vue de les atteindre dans un cadre de coopération volontaire, créent la grande société et la civilisation que nous connaissons. Pour reprendre Adam Smith une énième fois, « Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger qu'il faut espérer notre souper, mais de leur propre intérêt »(13).

iv - Remarques

          On peut regretter que la Cour n’ait pas accordé plus d’importance aux propos qu’elle tenait elle-même dans Lavigne, alors qu’elle indiquait à fort juste titre que « l’association forcée étouffera la possibilité pour l’individu de réaliser son épanouissement et son accomplissement personnels aussi sûrement que l’association volontaire la développera ». En laissant passer des violations aussi importantes à la liberté d’association justifiées par des préoccupations comme « le besoin de préserver la paix industrielle », non seulement accepte-t-on de présumer que la paix industrielle n’est possible qu’en autorisant la coercition syndicale, mais on néglige qu’une paix maintenue par la force n’est jamais une véritable paix.
 

V - Marx et Hayek

          C’est Karl Marx qui, dans Le Capital, nous invitait à ne considérer que les possibilités collectives qu’offre l’association:
 

          En agissant conjointement avec d'autres, dans un but commun, et d'après un plan concerté, le travailleur efface les bornes de son individualité, et développe sa puissance comme espèce.

          Ces écrits, sur lesquels repose toujours la philosophie syndicale, sont intéressants en ce qu'ils placent bien le débat qui doit s'articuler autour de la liberté d'association. On ne peut effectivement nier qu'une fois associées, des personnes peuvent réaliser des objectifs qu'elles n'auraient pas pu réaliser individuellement. En ce sens, les bornes de l'individualité sont dépassées, et Marx et de Tocqueville se rejoignaient à cet égard.

          Toutefois, ce que Marx et les groupes syndicaux omettent, sciemment ou naïvement, et ce qui explique pourquoi la Cour suprême devrait tempérer l’importance qu’elle accorde aux possibilités collectives qu’offre l’association lorsqu’elle examine la nature de la liberté d’association et les justifications légitimes à sa violation, c'est que le groupe ne peut permettre d'effacer que les bornes priorisées par le groupe et non les autres.

          Le professeur Hayek remarquait avec justesse que bien qu’un individu peut voir son intérêt principal être promu et avancé par le groupe dont il est membre, ce seul intérêt organisable peut être moins important pour lui que la somme de tous ses autres intérêts(14). Ainsi, pour un individu qui ne partage qu'une seule priorité avec le groupe, même sa plus importante, le groupe devient un instrument de confinement lorsqu'il l'empêche de poursuivre ses autres aspirations.

          De dire que le groupe permet de dépasser les bornes de l'individualité ne sera donc vrai que pour certains (ceux qui ont le plus d'intérêt dans les priorités poursuivies par le groupe) et faux pour les autres. De tenir la philosophie marxiste comme une vérité absolue qui ne saurait être questionnée dénature le débat lorsque vient le temps d’établir les fins à poursuivre en définissant le cadre de protection de la liberté d’association.

          La science économique, trop souvent négligée par les tribunaux comparativement aux sciences sociales, pourtant abstraites et incertaines, mérite d’être effleurée l’espace de quelques lignes. Résumant sa pensée et celle d’auteurs l’ayant précédé, Hayek expliquait (sans limiter son commentaire aux seuls syndicats) que règle générale, contrairement à la croyance populaire souvent induite en erreur par l’usage de mots tels que « collectif » et « social », les intérêts particuliers des groupes organisés vont habituellement à l’encontre des intérêts de la société prise dans son ensemble:
 

          It is only through the efforts of the marginal producers who can earn a living by rendering their services much below the value which the consumers would be prepared to pay if the total supply were smaller, that we are assured of plenty and that the chances of all are improved. The collective interests of the organized groups, on the other hand, will always be opposed to this general interest and aim at preventing those marginal individuals from adding to the total supply(15).

          Ce principe s’applique bien au contrôle de l’offre et de la demande de la main-d’oeuvre par des groupes organisés, comme dans l’affaire Advance Cutting. Ainsi, les certificats de compétence en construction, utilisés pour contrôler l’entrée sur le marché du travail dans ce secteur, promeuvent peut-être bien les intérêts des groupes syndicaux dans la construction, mais ils ne servent pas nécessairement les intérêts de la société en général.
 

VI - Conclusion

          La Cour suprême a accepté et confirmé que la liberté d’association revient d’abord à l’individu, qu’elle sert en fin de compte à promouvoir des aspirations individuelles. C’est dans l’analyse du test de l’article 1, lorsqu’elle examine la valeur des justifications invoquées par les gouvernements pour expliquer les mesures violatrices de la liberté d’association que sont la formule Rand et l’adhésion forcée à des syndicats, que la Cour tend à reléguer aux oubliettes les principes fondamentaux qu’elle consacre pourtant sur le fond avec éloquence. L’intérêt des syndicats (et des politiciens, certains diront) finit par l’emporter sur la Charte et, incidemment, sur l’individu.

          Il n’était pas possible de traiter ici en profondeur du test de l’article 1. Observons qu’il reste essentiellement à convaincre la Cour de faire le pont entre la théorie et la pratique, ou à convaincre nos gouvernements de ne pas agir en fonction des campagnes électorales et de refuser de sacrifier la liberté de tous et chacun au profit des intérêts de groupes organisés qui peuvent les appuyer ponctuellement. Comme on l’a vu, les intérêts des groupes organisés vont souvent à l'encontre des intérêts de la société prise dans son ensemble.

          Dans Advance Cutting, la stabilité d’emploi supposément garantie par le régime s’opère forcément au détriment des chercheurs d’emploi. Et globalement, chacun d’entre nous, riches et moins riches, afin de permettre au gouvernement d’assurer la syndicalisation complète de l’industrie de la construction et d’éviter que des entreprises non-syndiquées puissent y compétitionner, a renoncé à la possibilité de prix plus abordables sur les habitations.

          Il reste une longue route à parcourir au Canada avant que la liberté ne l’emporte dans le domaine des relations de travail. La formule Rand semble pratiquement intouchable tant que le syndicat ne distribue pas l’argent de ses membres au Nicaragua. Une pierre a toutefois été posée lorsque la nature individuelle de la liberté d’association a été reconnue et, à long terme, en construisant sur ces principes fondamentaux, on peut envisager un jour où, au Canada, il sera possible pour toute personne souhaitant gagner honnêtement sa vie d’occuper son emploi en s’associant à d’autres lorsqu’elle le souhaite, sans être forcée de supporter des activités contraires à ses valeurs lorsqu’elle ne le souhaite pas.

 

1. [1991] 2 R.C.S. 211.
2. [2001] 3 R.C.S. 209.
3. D’autres questions relatives à la liberté d’expression de Lavigne étaient également soulevées, que nous ne pouvons aborder ici.
4. De la Démocratie en Amérique, t. I.
5. Tiré de « Freedom of Association and Freedom of Expression », (1964), par Thomas Emerson, 74 Yale L.J.1, p. 4.
6. R.c. Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 R.C.S. 295, pp. 336 et 337.
7. Renvoi relatif au Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, p. 334.
8. Alberoni, Francesco, Vie publique et vie privée, 2000, Pocket.
9. Wright, David, « Unions and Political Action: Labour Law, Union Purposes and Democracy » (1998), 24 Queen’s L.J.1.
10. Boivin, Jean et Jacques Guilbault, « Les relations patronales-syndicales au Québec » (1982), Gaëtan Morin, Chicoutimi, pp. 85-86.
11. Idem, pp. 87-89.
12. Idem note 7, p. 368.
13. Smith, Adam, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776.
14. Hayek, Friedrich A., Law, Legislation and Liberty vol. 3 - The Political Order of a Free People, University of Chicago Press, 1979, p. 90.
15. Idem, note 12, pp. 90-91.

 

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