La société qu’il imagine
est alors une société progressivement libérée du monopole de
la violence (de l’État moderne, en particulier), dans
laquelle les rapports se développent sur une base
volontaire, sans qu’aucune aristocratie
politico-bureaucratique puisse s’imposer au-dessus des
citoyens et en ignorer les préférences et les droits. Il
s’agit d’un regard sur la réalité qui préserve des traits
« visionnaires » et continue à se nourrir d’études et de
recherches.
Aujourd’hui, il est tout
à fait évident qu’existe une convergence entre ses thèses et
celles des auteurs libertariens les plus cohérents. À cet
égard, il est à remarquer qu’un élève de Leoni, Mario
Stoppino, a souligné que dans La Liberté et le Droit
et dans les autres textes du philosophe turinois il y avait
« une tendance presque anarchiste », évidemment en sens
libéral: au point que parfois « il semble s’orienter vers
des positions "libertariennes", dans le sens du
libertarianism américain, par exemple d’un Rothbard »(1).
Et il est vrai que,
comparé à Hayek, Leoni est bien plus radical. Mieux: comme
Hayek lui-même l’a mis en évidence dans une conférence à
Pavie quelques mois après la mort de Leoni(2),
l’auteur de Law, Legislation, and Liberty s’approcha
de l’idée d’un droit évolutif principalement à cause des
critiques que son ami italien lui avait adressées dans ses
commentaires aux thèses – complètement différentes –
exposées dans The Constitution of Liberty(3).
À ce propos, il faut dire
que les critiques adressées par Leoni à la législation sont
étroitement liées à sa forte conscience des mécanismes réels
qui marquent la logique politique. Et dans La Liberté et
le Droit, il développe des analyses très ponctuelles sur
la nature du « politique », en soulignant la tension qui
oppose l’État démocratique moderne et le libéralisme
classique. Un objectif fondamental de Leoni est d’attirer
l’attention sur les contradictions internes à la logique
démocratique, qu’il examine à plusieurs reprises, par
exemple à partir des écrits d’Anthony Downs en défense de la
règle majoritaire.
Downs élabore sa
réflexion en s’appuyant sur la thèse que dans une
démocratie, tous les individus (électeurs) ont le même poids
et que la meilleure solution est celle qui « sacrifie » les
choix du plus petit nombre de personnes. Mais Leoni montre
que égalité de chances et règle majoritaire
sont incompatibles, parce que dans le jeu démocratique les
vainqueurs obtiennent tout (le contrôle du gouvernement) et
ceux qui ont perdu n’obtiennent rien.
Leoni développe son
analyse en remarquant que la logique représentative qui est
typique des démocraties s’est imposée à la suite de la
collectivisation de la vie sociale. L’escamotage de
la prétendue égalité des électeurs se transforme dans la
domination de certains individus sur les autres, et les
causes de cette dynamique sont à retrouver dans option
collectiviste originelle de la démocratie moderne et, bien
plus en arrière, dans la logique du principe de
souveraineté. C’est l’agrégation même de la vie sociale sous
des institutions monopolistiques et hiérarchisées qui ouvre
la route aux ordres politiques antilibéraux, effectivement
dominés par des petits groupes.
Dans un des passages les
plus caractéristiques de sa réflexion, Leoni utilise
Lawrence Lowell et son image d’un voyageur qui rencontre une
bande de pillards qui lui proposent de voter sur le destin
de son argent(4).
La « collectivité » qui va se constituer à ce moment-là,
composée par le voyageur et les voleurs, voit le premier se
trouver dans une position minoritaire (parce qu’il veut
défendre son capital) et ses droits n’ont aucune valeur
vis-à-vis de la volonté du groupe majoritaire. Et ces
considérations de Leoni – qui peuvent paraître étranges (et
il vrai qu’en général les brigands ne prétendent pas à une
« légitimation » démocratique de ce genre pour leurs
agressions) – montrent que l’auteur de La Liberté et le
Droit partageait la thèse libertarienne sur l’origine
substantiellement criminelle des institutions d’État.
D’autre parte, les pages
de Leoni sur la domination des gouvernants s’insèrent dans
une tradition à l’intérieur de laquelle ont occupé une
position importante des auteurs italiens comme Gaetano Mosca
et Vilfredo Pareto, mais dans laquelle ne manquent pas des
protagonistes éminents du libéralisme classique(5).
Cela apparaît très clairement, par exemple, dans les
Lezioni di Dottrina dello Stato, où Leoni oppose la
relation économique et la relation hégémonique. Sa thèse est
que, par définition, la première « satisfait les exigences
de l’individu », tandis que la deuxième est un rapport
typiquement « disproductif », et pour cette raison elle se
situe « au-dehors de l’économie »(6).
Quand il définit le
rapport « disproductif » (et en italien aussi il s’agit d’un
néologisme), Leoni prend l’exemple d’un orgue de Barbarie
joué dans la rue, mais qui dérange un professeur en train
d’étudier dans la calme de son bureau. Si celui-ci décide de
sacrifier un peu d’argent en demandant à cet homme d’aller
ailleurs, il est évident que cette interaction peut être
appréciée seulement par un des deux acteurs (le joueur de
l’orgue de Barbarie); le professeur, au contraire, paye pour
éviter de subir une « invasion » musicale (une immissio,
une nuisance) et donc une atteinte à ses droits.
L’État est alors
hégémonique et « disproductif » par excellence, en vivant
d’impôts et de menaces. Selon l’avis de Leoni, d’autre part,
il faut toujours se rappeler – même si cela peut paraître
une tautologie – que « l’impôt est précisément quelque chose
qui est "imposé" »(7).
Pour cette raison il arrive à condamner l’existence du
monopole étatiste de la violence, en s’appuyant sur
l’évidence que, « à la racine même de tout rapport
d’imposition fiscale, il y a cet élément disproductif, au
moins en puissance, même quand l’impôt veut être le paiement
d’un service (que le contribuable pourrait ne pas désirer) »(8).
En plus, dans les
démocraties modernes on propage facilement l’illusion tout à
fait immorale qu’on puisse tirer des avantages des rapports
de domination et être donc dans le groupe de ceux qui
oppriment, et non dans le groupe de ceux qui sont opprimés.
L’objectif est d’être avec les bénéficiaires (les
tax-consumers) plutôt qu’avec les victimes (les
tax-payers). Les lobbies (professionnels,
syndicaux, territoriaux, religieux, culturels, etc.) tirent
leur force de leur capacité de mobiliser une large partie de
la société et du rôle qu’ils jouent dans le partage des
ressources collectives.
C’est cette même logique
de la participation croissante des individus à la vie
publique qui, en d’autres termes, rend de plus en plus
autoritaires les ordres politiques contemporains.
Mais il est également
vrai que le pouvoir public ne se serait pas facilement
imposé sans s’appuyer sur des croyances de nature mythique
et irrationnelle. À propos de l’élection des représentants
Leoni parle de « procédures cérémonieuses et presque
magiques »(9),
en soulignant que la théorie démocratique présuppose que les
élus possèdent une « mystérieuse intuition »(10)
capable de les faire devenir interprètes de la volonté des
électeurs. À plusieurs reprises Leoni fait référence « au
culte convenu que notre époque voue aux vertus de la
démocratie "représentative" »(11)
et il ne renonce pas à citer la fameuse opinion de Herbert
Spencer sur la superstition du droit divin des majorités(12).
Selon un préjugé
aujourd’hui largement accepté, les systèmes démocratiques
annuleraient la distance entre le souverain et les citoyens:
la connexion entre le « représentant » et le « représenté »
serait très étroite grâce à la fiction qui voit dans les
élus les interprètes de la volonté générale et du bien
commun. Mais Leoni est loin d’être optimiste sur ce sujet.
Sa thèse est que dans les
systèmes politiques contemporains la représentation ne
subordonne pas les hommes politiques aux citoyens, en
premier lieu parce que la relation n’est pas individuelle ni
volontaire. En plus, ceux qui participent aux élections ne
sont pas appelés à s’exprimer face à des objectifs définis,
mais ils se trouvent à choisir hommes et/ou partis qui
proposent des visions très générales. Ce qui nous est offert
est un « paquet » complet, avec des idées qui peuvent nous
plaire et d’autres que – au contraire – nous n’aimons pas.
Et il n’y a pas la possibilité de retirer le mandat, ce qui
permet au parlementaire, qui devrait interpréter les
volontés de ceux qui l’ont investi de cette fonction, de se
libérer immédiatement de tout lien et d’acquérir sa vie
propre, sans rendre compte à ses représentés (comme tous les
professionnels doivent le faire, s’ils ne veulent pas perdre
leur charge).
L’importance du thème de
la représentation vient exactement de toutes ces
perversions. Encore une fois, Leoni développe une réflexion
sur l’histoire pour mettre en évidence les limites des
systèmes juridiques en vigueur, qui ont accepté en tant que
donné insurmontable le recours à la coercition. Le
changement des institutions politiques – du Moyen-Âge à
l’époque contemporaine – lui paraît plus une involution
qu’un progrès.
Leoni rappelle que dans
le passé les choses étaient largement différentes et que
« en 1221, l’évêque de Winchester, "appelé à consentir une
taxe de scutagium, refusa de payer, après que le
conseil se fut acquitté de la subvention, au motif qu’il
n’était pas d’accord, et le chancelier de l’Échiquier a
retenu sa plainte" »(13).
Dans les siècles qui ont précédé le triomphe de l’État
moderne, nous rappelle Leoni, les représentants étaient
étroitement liés aux représentés, au point que quand en 1295
Edouard 1er a appelé les délégués élus des villages, des
comtés et des villes, « les gens convoqués par le roi à
Westminster étaient conçus comme des mandataires de leurs
communautés »(14).
Il remarque aussi qu’à l'origine le principe no taxation
without representation était interprété dans le sens
qu’aucun prélèvement ne pouvait être légitime sans le direct
consentement de l’individu taxé.
Leoni consacre aussi une
attention particulière à examiner de manière détaillée les
modalités avec lesquelles, dans nos systèmes représentatifs,
les décisions majoritaires sont prises et comment la
classe politique implique et cointéresse une large
partie de la société.
Contre l’avis de Thomas
Hobbes, en effet, ce n’est pas dans la société libre qu’il y
a le bellum omnium contra omnes, mais plutôt à
l’intérieur de l’État démocratique. C’est le système
représentatif des intérêts, qui conduit à une guerre
légale de tous contre tous, qui produit une logique
d’exploitation et de parasitisme généralisés. Et on ne peut
pas croire à l’argument – vraiment naïvement optimiste – de
Downs, selon lequel ces comportements politiques seraient
censurés par les élections. Les choses sont tout à fait
différentes, parce que les électeurs s’opposent au système
des lobbies et des groupes d’intérêt de manière très
abstraite, et ils sont conduits à le défendre chaque fois
qu’il s’agit de sauvegarder leurs propres avantages
personnels ou de groupe.
Si les décisions
collectives impliquent la coercition et si une société est
d’autant plus libre qu’on réduit le recours à la violence
injustifiée, la solution consiste à restreindre le rôle de
la politique et de la démocratie, de manière à faire
s’accroître l’espace réservée aux négociations de marché.
Leoni sait bien que la législation (la loi écrite,
imposée par un souverain ou un parlement, et qui tend à se
concevoir comme indépendante de tout genre d’évolution et
interprétation) a joué un rôle décisif dans l’expansion du
pouvoir public.
À une époque où l’État
moderne est de plus en plus en crise – comme la chute du
communisme l’a bien montré –, il n’est pas surprenant que la
théorie de Leoni soit en train d’être redécouverte. Surtout
parce que cet auteur a eu l’intelligence d’entrelacer
l’adhésion à la golden rule (à des principes libéraux
bien définis et objectifs) et la sagesse d’un droit évolutif
qui doit suivre l’histoire, résoudre les problèmes,
s’adapter aux différentes situations.
Avec ses études sur les
désastres de l’interventionnisme et sur la faillite de la
planification juridique, Bruno Leoni a ouvert des pistes de
recherche du plus grand intérêt. C’est à nous que revient la
tâche d’approfondir ses idées et de développer ses
intuitions.
|