Heureusement, exorde et conclusion, tout cela est faux,
parce que, derrière la moitié du phénomène qu'on voit,
il y a l'autre moitié qu'on ne voit pas.
On ne voit pas le franc
épargné par Jacques Bonhomme et les effets nécessaires de
cette épargne.
Puisque, par suite de son
invention, Jacques Bonhomme ne dépense plus qu'un franc en
main-d'oeuvre, à la poursuite d'une satisfaction déterminée,
il lui reste un autre franc.
Si donc il y a dans le
monde un ouvrier qui offre ses bras inoccupés, il y a aussi
dans le monde un capitaliste qui offre son franc inoccupé.
Ces deux éléments se rencontrent et se combinent.
Et il est clair comme le
jour qu'entre l'offre et la demande du travail, entre
l'offre et la demande du salaire, le rapport n'est nullement
changé.
L'invention et un
ouvrier, payé avec le premier franc, font maintenant l'oeuvre
qu'accomplissaient auparavant deux ouvriers.
Le second ouvrier, payé
avec le second franc, réalise une oeuvre nouvelle.
Qu'y a-t-il donc de
changé dans le monde? Il y a une satisfaction nationale de
plus, en d'autres termes, l'invention est une conquête
gratuite, un profit gratuit pour l'humanité.
De la forme que j'ai
donnée à ma démonstration, on pourra tirer cette
conséquence:
« C'est le capitaliste qui recueille tout le fruit
des machines. La classe salariée, si elle n'en
souffre que momentanément, n'en profite jamais,
puisque, d'après vous-même, elles déplacent
une portion du travail national sans le diminuer,
il est vrai, mais aussi sans l'augmenter. »
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Il n'entre pas dans le plan de cet opuscule de résoudre
toutes les objections. Son seul but est de combattre un
préjugé vulgaire, très dangereux et très répandu. Je voulais
prouver qu'une machine nouvelle ne met en disponibilité un
certain nombre de bras qu'en mettant aussi, et forcément,
en disponibilité la rémunération qui les salarie. Ces bras
et cette rémunération se combinent pour produire ce qu'il
était impossible de produire avant l'invention; d'où il suit
qu'elle donne pour résultat définitif un accroissement de
satisfaction à travail égal.
Qui recueille cet
excédant de satisfactions?
Qui? c'est d'abord le
capitaliste, l'inventeur, le premier qui se sert avec succès
de la machine, et c'est là la récompense de son génie et de
son audace. Dans ce cas, ainsi que nous venons de le voir,
il réalise sur les frais de production une économie,
laquelle, de quelque manière qu'elle soit dépensée (et elle
l'est toujours), occupe juste autant de bras que la machine
en a fait renvoyer.
Mais bientôt la
concurrence le force à baisser son prix de vente dans la
mesure de cette économie elle-même. Et alors ce n'est plus
l'inventeur qui recueille le bénéfice de l'invention; c'est
l'acheteur du produit, le consommateur, le public, y compris
les ouvriers, en un mot, c'est l'humanité.
Et ce qu'on ne voit
pas, c'est que l'Épargne, ainsi procurée à tous les
consommateurs, forme un fonds où le salaire puise un
aliment, qui remplace celui que la machine a tari.
Ainsi, en reprenant
l'exemple ci-dessus, Jacques Bonhomme obtient un produit en
dépensant deux francs en salaire. Grâce à son invention, la
main-d'oeuvre ne lui coûte plus qu'un franc.
Tant qu'il vend le
produit au même prix, il y a un ouvrier de moins occupé à
faire ce produit spécial, c'est ce qu'on voit; mais
il y a un ouvrier de plus occupé par le franc que Jacques
Bonhomme a épargné: c'est ce qu'on ne voit pas.
Lorsque, par la marche
naturelle des choses, Jacques Bonhomme est réduit à baisser
d'un franc le prix du produit, alors il ne réalise plus une
épargne; alors il ne dispose plus d'un franc pour commander
au travail national une production nouvelle. Mais, à cet
égard, son acquéreur est mis à sa place, et cet acquéreur,
c'est l'humanité. Quiconque achète le produit le paye un
franc de moins, épargne un franc, et tient nécessairement
cette épargne au service du fonds des salaires: c'est
encore ce qu'on ne voit pas.
On a donné, de ce
problème des machines, une autre solution, fondée sur les
faits.
On a dit: La machine
réduit les frais de production, et fait baisser le prix du
produit. La baisse du produit provoque un accroissement de
consommation, laquelle nécessite un accroissement de
production, et, en définitive, l'intervention d'autant
d'ouvriers ou plus, après l'invention, qu'il en fallait
avant. On cite, à l'appui, l'imprimerie, la filature, la
presse, etc.
Cette démonstration n'est
pas scientifique.
Il faudrait en conclure
que, si la consommation du produit spécial dont il s'agit
reste stationnaire ou à peu près, la machine nuirait au
travail. – Ce qui n'est pas.
Supposons que dans un
pays tous les hommes portent des chapeaux. Si, par une
machine, on parvient à en réduire le prix de moitié, il ne
s'ensuit pas nécessairement qu'on en consommera le
double.
Dira-t-on, dans ce cas,
qu'une portion du travail national a été frappée d'inertie?
Oui, d'après la démonstration vulgaire. Non, selon la
mienne; car, alors que dans ce pays on n'achèterait pas un
seul chapeau de plus, le fonds entier des salaires n'en
demeurerait pas moins sauf; ce qui irait de moins à
l'industrie chapelière se retrouverait dans l'Économie
réalisée par tous les consommateurs, et irait de là salarier
tout le travail que la machine a rendu inutile, et provoquer
un développement nouveau de toutes les industries.
Et c'est ainsi que les
choses se passent. J'ai vu les journaux à 80 FR., ils sont
maintenant à 48. C'est une économie de 32 FR. pour les
abonnés. Il n'est pas certain; il n'est pas, du moins,
nécessaire que les 32 FR. continuent à prendre la direction
de l'industrie du journaliste; mais ce qui est certain, ce
qui est nécessaire, c'est que, s'ils ne prennent cette
direction, ils en prennent une autre. L'un s'en sert pour
recevoir plus de journaux, l'autre pour se mieux nourrir, un
troisième pour se mieux vêtir, un quatrième pour se mieux
meubler.
Ainsi les industries sont
solidaires. Elles forment un vaste ensemble dont toutes les
parties communiquent par des canaux secrets. Ce qui est
économisé sur l'une profite à toutes. Ce qui importe, c'est
de bien comprendre que jamais, au grand jamais, les
économies n'ont lieu aux dépens du travail et des salaires.
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