L'opération prit toute son ampleur lorsqu'elle fut
relayée par les journaux. Ainsi, Libération
citait dans un long article (« OPA ultralibérale sur
l'agrégation d'économie », 24 février 2004)
l'opinion de Thomas Piketty, directeur d'études à l'EHESS,
selon laquelle « on est en face d'un énorme
scandale » (sic), tandis que Le Monde du 26
février 2004 publiait un très long article sous le
titre « Des universitaires jugent le jury
d'agrégation 2004 d'économie trop libéral et peu
compétent ». Il est particulièrement surprenant que
des journaux qui prétendent toujours à la
respectabilité se soient permis d'entrer dans ce
genre de campagne.
Celle-ci s'est déroulée peu de temps après que le
jury a rendu publique la liste des candidats qui
étaient autorisés à poursuivre le concours après une
première leçon qui consistait à examiner et à
discuter les travaux des candidats. Or, parmi la
quarantaine de candidats admis à passer l'épreuve de
la deuxième leçon (sur un nombre initial d'une
centaine), les journaux en question présentaient
comme particulièrement choquant le fait que six
d'entre eux puissent être considérés comme
libéraux(3). Sans doute voulaient-ils suggérer,
conformément aux diktats de la pensée dominante,
qu'en étant libéraux ces candidats – de même
d'ailleurs que des membres du jury – prouvaient
ipso facto qu'ils étaient incompétents. Dans
tout pays normal, on aurait considéré que cette
proportion de libéraux parmi les admissibles au
concours était étonnamment faible. A-t-on besoin de
rappeler en effet que les libéraux ont bien souvent
contribué de manière décisive au progrès de la
science économique et que cela est particulièrement
vrai en France? Malheureusement, l'inculture de
notre temps est telle que l'on a oublié (ou que l'on
feint d'oublier?) de grands auteurs comme Turgot,
Bastiat ou Jean-Baptiste Say – dont l'influence
en-dehors de la France a été considérable – ou comme
Menger, Böhm-Bawerk, Mises ou Hayek (membres, parmi
bien d'autres, de « l'École autrichienne »), ou
encore comme Milton Friedman, James Buchanan, George
Stigler, Gary Becker ou Ronald Coase(4). Il faut
vraiment être dans un pays aussi profondément
antilibéral que la France pour arriver à faire
avaler à l'opinion publique l'idée qu'être libéral vous
disqualifie comme économiste. Car tel est bien le
message qui a été diffusé par les médias. Le fait
que certains membres du jury puissent être qualifiés
de libéraux signifiait évidemment qu'ils n'étaient
pas compétents… Il y a eu là une accusation très
grave et très choquante portée contre le jury et son
président(5).
Même si je souhaite, au passage, rendre hommage aux
qualités éminentes des membres de ce jury, à leur
intégrité sans failles, à leur courage, à leur
capacité de travail, à leur dévouement et, bien sûr,
à leur immense compétence, le présent texte n'a pas
pour but de les défendre contre les graves
accusations qu'ils ont subies(6). Au demeurant, nous
n'avons pas à nous justifier devant ces jurys
populaires autoproclamés. Ce qui nous importe, c'est
d'essayer d'apporter un éclairage sur certains
aspects de la société française d'aujourd'hui à
partir de ces événements révélateurs, qu'il s'agisse
du fonctionnement des universités, de la tyrannie de
la pensée unique ou du rôle des médias.
En ce qui concerne ce dernier aspect, la campagne de
presse a commencé par l'article de Libération.
Ce dernier prenait appui, en particulier, sur le
message déjà cité de deux enseignants, les
déclarations d'un quelconque professeur du
secondaire de Marseille, particulièrement mal placé
pour juger de la compétence de ce jury, ou encore
celles d'un maître de conférences courageusement
anonyme de l'Université Paris-Dauphine (qui s'est
d'ailleurs avéré ultérieurement être un candidat
recalé au terme de la première leçon)(7). Il n'y
avait aucune urgence à faire paraître un article sur
le concours d'agrégation de sciences économiques –
alors même qu'il était en train de se dérouler et au
risque de le perturber gravement – sans avoir pu
prendre contact avec les membres du jury. Les
journalistes auraient eu tout le temps nécessaire
pour se renseigner, le concours d'agrégation devant
durer encore plusieurs mois. Mais une fois la
machine lancée, elle ne s'arrête plus: un journal
crée un prétendu événement et tous emboîtent le pas
aveuglément. Et c'est ainsi que l'on a vu s'emparer
ensuite de cette affaire Charlie-Hebdo,
France Inter, Paris-Match, France
Culture, etc. Dans la France d'aujourd'hui, il
suffit qu'une poignée d'individus, bien entraînés à
exercer le terrorisme intellectuel et bien appuyés
par leurs réseaux, lance une campagne de
désinformation pour qu'ils obtiennent tous les
relais médiatiques en une traînée de poudre…
Mais revenons aux problèmes universitaires et plus
spécifiquement au concours d'agrégation des
disciplines juridiques, économiques, de gestion et
de sciences politiques. On peut évidemment
s'interroger sur les justifications de ce concours
qui constitue, par comparaison avec ce qui existe
dans d'autres pays, une certaine étrangeté, relevant
sans doute de « l'exception française ». En réalité
ce qui est en cause, c'est le système universitaire
français. La France est en effet probablement le
seul pays, tout au moins parmi les pays développés,
dans lequel subsiste un complet monopole de l'État
dans le domaine des universités (même si une
certaine concurrence existe avec les grandes écoles
dont beaucoup sont d'ailleurs publiques). Bien
évidemment, la justification essentielle que l'on
donne à cette situation est celle de la
« démocratisation de l'enseignement » et celle de
« l'égalité des chances ». Seul un système public et
centralisé permettrait à tous d'obtenir un
enseignement de qualité, laïc et impartial. En
réalité, les faits que nous avons rappelés montrent
combien il est illusoire de croire que la liberté de
pensée – ce bien si précieux dont la préservation
devrait être la mission première de l'université –
est garantie dans un système centralisé public.
Il existe en effet, dans un tel système, des moyens
multiples et souvent peu visibles de mettre en place
des procédures pour éliminer ou marginaliser ceux
qui ont l'outrecuidance de penser « autrement ». Le
fonctionnement du CNU, déjà cité, en est un exemple,
de même que celui des commissions de spécialistes
chargées du recrutement du personnel enseignant des
universités: l'adoption d'un scrutin de liste – qui
conduit nécessairement à la politisation – est la
négation même de la substance d'une université qui
devrait être fondée sur le respect de la
personnalité de chaque professeur, alors que les
procédures actuelles ne donnent pas d'autre
existence à chacun que celle de membre de clans
antagonistes et favorisent la prise de contrôle de
tout le système par les tenants d'un groupe
idéologique organisé. La création de nouveaux
diplômes ou filières, soumise aux diktats des
organes ministériels, ou encore la distribution des
crédits de recherche illustrent la même dérive.
Cette situation de monopole a donc des conséquences
graves. En favorisant la domination d'un mode de
pensée, elle appauvrit le débat intellectuel qui
devrait précisément être la caractéristique des
institutions universitaires. Elle rend par ailleurs
l'innovation plus difficile puisque le producteur
d'idées nouvelles est, par nature, quelqu'un qui
dérange le consensus établi. Dans le système
français ce dernier aura beaucoup de mal à être
sélectionné, à maintenir une position, à obtenir les
moyens humains et matériels du développement de ses
idées, à créer une école de disciples. Il sera alors
tenté soit de renoncer à une carrière universitaire,
soit de s'exiler. Dans un système d'universités
concurrentielles, des positions de pouvoir locales
peuvent certes exister dans chaque université. Mais
la concurrence crée une diversité telle que chacun
peut trouver le lieu de son épanouissement
intellectuel. Il est donc clair que la suppression
du monopole, c'est-à-dire l'introduction de la
concurrence dans le domaine de l'enseignement
supérieur, est une nécessité vitale pour la France,
faute de quoi la diversité intellectuelle et
l'esprit d'innovation vont continuer à se flétrir.
Si par miracle un tel changement était introduit, le
concours d'agrégation du supérieur n'aurait
évidemment plus sa place dans le système
universitaire français.
Mais le jugement que l'on peut porter sur ce
concours est probablement différent si on le resitue
dans le contexte actuel d'un système centralisé et
public. Certes on peut imaginer diverses solutions
pour combiner des décisions prises au niveau de
chaque université et un contrôle centralisé du
recrutement et des carrières. Mais, compte tenu de
la situation que nous avons décrite, en particulier
du caractère monolithique d'un organisme centralisé
comme le CNU, il paraît préférable de maintenir le
concours d'agrégation. On peut certes discuter des
modalités pratiques de ce concours, qui est
extrêmement lourd à la fois pour les candidats et
pour les membres du jury. Mais l'expérience prouve
qu'il permet malgré tout, dans son organisation
actuelle, d'évaluer de manière très satisfaisante
les qualités que l'on peut attendre d'un professeur
des universités, à la fois chercheur et enseignant.
Par ailleurs, en assurant une rotation de ceux qui
sont chargés d'assurer le recrutement des nouveaux
professeurs, il permet de maintenir une diversité
particulièrement nécessaire dans le système
centralisé actuel. Les membres des jurys ne sont pas
recrutés en fonction de leur adhésion à un
quelconque syndicat, mais en fonction de leur
personnalité et de leur compétence.
Qu'il nous soit permis pour terminer d'exprimer un
souhait: la contestation partisane et haineuse du
jury d'agrégation de sciences économiques a été
évidemment mal ressentie par ses membres, mais aussi
par beaucoup de candidats au concours. Elle aurait
cependant joué un rôle utile si elle pouvait
conduire les hommes et les femmes de bonne volonté,
quels que soient leurs orientations, leurs choix
méthodologiques, leurs spécialités, à comprendre
qu'une société humaine ne peut vivre que dans le
respect mutuel. Cela est particulièrement vrai au
sein de l'université qui devrait être par excellence
le lieu du débat d'idées et de la confrontation
pacifique et honnête des idées contraires –
contribuant ainsi à forger les jeunes esprits en
formation à l'indépendance intellectuelle, à
l'esprit critique et au refus du prêt à penser –,
c'est-à-dire un lieu où l'on défend avec vigueur et
rigueur ce que l'on croit, mais dans un esprit de
tolérance à l'égard de ceux qui ne partagent pas les
mêmes convictions et les mêmes analyses.
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