Montréal, 10 décembre 2006 • No 205

 

OPINION

 

Pascal Salin est professeur d'économie à l'Université Paris-Dauphine et auteur, notamment, de Libéralisme (Paris, Odile Jacob, 2000). M. Salin était président du jury d'agrégation de sciences économiques 2003-2004.

 
 

UN CAS EXEMPLAIRE DE TERRORISME INTELLECTUEL: L'OFFENSIVE CONTRE UN JURY DE L'AGRÉGATION DE SCIENCES ÉCONOMIQUES

 

par Pascal Salin

 

          Une stupéfiante tempête d'accusations s'est déchaînée dans les milieux universitaires et dans les médias au début de l'année 2004 contre le jury de l'agrégation de sciences économiques que j'avais alors l'honneur de présider. À cette époque, nous avons estimé de manière unanime, les membres du jury et moi-même, qu'il ne convenait pas d'entrer dans cette polémique, d'une part pour ne pas troubler davantage la nécessaire sérénité du concours, déjà mise à mal aux dépens des candidats qui se présentaient alors devant nous, d'autre part et surtout parce qu'un jury légitimement et légalement constitué n'a pas plus à se justifier et à se défendre que le président de tribunal qui serait confronté à des vociférations émanant du public d'une audience. Mais nous nous sentons maintenant libres d'exprimer notre opinion à l'égard de ces événements. Certes, ils ne mériteraient pas qu'on les évoque s'ils ne concernaient que nos propres personnes. Mais il nous a semblé qu'ils étaient suffisamment symboliques de certaines pratiques de notre époque pour justifier qu'on les rappelle et qu'on essaie d'en tirer quelques conclusions utiles.

 

          Contrairement aux autres disciplines – pour lesquelles les sections spécialisées du Conseil National des Universités (CNU) jouent un rôle prépondérant –, le recrutement des professeurs des disciplines juridiques, économiques, de gestion et de sciences politiques s'opère principalement par l'intermédiaire d'un concours d'agrégation de l'enseignement supérieur. Dans chacune de ces disciplines, un concours est organisé tous les deux ans et les épreuves se déroulent sur plusieurs mois. Les candidats sont tous nécessairement titulaires d'un doctorat, ce titre étant considéré partout dans le monde comme indispensable à l'accès au titre de professeur. Une partie importante des candidats enseignent déjà en tant que maîtres de conférences dans les universités. Le ministre de l'Éducation nationale nomme le président du jury et celui-ci propose au ministre les noms des membres du jury. Il est de tradition constante que le président du jury soit alternativement un professeur d'une université parisienne et un professeur d'une université de province. Mais dans tous les cas on choisit en principe le professeur le plus ancien dans le grade le plus élevé. Ma nomination comme président correspondait parfaitement à ces critères et elle a donc été effectuée conformément aux règles légales et traditionnelles.

          L'application de ces règles a conduit au fil du temps à la désignation de présidents de jury dont les orientations et les spécialisations étaient variées. De par sa nature, le concours d'agrégation – au-delà des critiques qu'on peut éventuellement lui adresser – comporte donc le grand mérite de permettre l'expression de sensibilités variées, contrastant ainsi, comme nous le verrons, avec le caractère très monolithique du CNU, l'organe chargé de gérer les carrières des professeurs et des maîtres de conférences. Mais en France, pays où il existe une « pensée dominante » très forte et où le système d'enseignement universitaire est très centralisé, la diversité potentielle reste malgré tout très limitée. C'est ce qui est apparu lors de la nomination d'un président de jury aux convictions libérales bien connues. Cela était sans doute insupportable pour un certain nombre de « bien-pensants » qui considèrent que la démocratie est une bonne chose à condition de leur donner le pouvoir; que la tolérance est une vertu, mais ne peut pas être invoquée en faveur de ceux qui ne pensent pas comme eux; et qu'il vaut mieux combattre leurs opposants par tous les moyens plutôt que de procéder sereinement à des débats d'idées(1). Ils sont tellement certains de posséder à la fois la vérité et le sens de la justice qu'ils considèrent comme parfaitement justifiés tous les procédés – même les plus odieux – qui leur permettent de disqualifier ceux qui ont le malheur (et le courage) de penser autrement. Et pour assurer le triomphe de la caste dominante, ils savent pouvoir compter sur tout un réseau de complicités dans différents domaines qui se soutiennent mutuellement, à l'image des solides et terrifiantes constructions de l'époque soviétique: le monde politique, le monde universitaire et le monde médiatique s'unissent ainsi pour sauvegarder leur emprise sur les idées, les privilèges ou les carrières professionnelles.

          Le coup d'envoi des hostilités a été donné, dès le début du concours, par l'adoption d'une motion par la section des sciences économiques du CNU (à une voix de majorité et à un moment où certains membres du CNU, à l'esprit notoirement libre, étaient absents). Il y était dit en particulier que la composition de ce jury « ne répond pas aux attentes de la profession des enseignants-chercheurs. Il lui semble notamment que la représentation du caractère pluriel des sciences économiques n'y soit pas pleinement assurée » et que le CNU « regrette la déconsidération qui pourrait ainsi affecter notre profession ». Ce faisant, le CNU sortait totalement de son rôle puisqu'il a pour seule mission de gérer les carrières des professeurs et des maîtres de conférences et qu'il n'a nullement vocation à se prononcer sur la composition d'un jury de concours – qui, par définition, est souverain – ou d'en contrôler les décisions. Et il faut probablement voir un étrange et inquiétant déclin du sens du Droit dans le fait que le président et le bureau de la section des sciences économiques du CNU n'aient pas cru nécessaire de s'opposer au vote de cette motion. Les institutions sont dévoyées et la liberté est menacée à partir du moment où ceux qui devraient être les garants des règles décident de les ignorer ou de les modifier au service de leur cause ou de leurs intérêts. Et l'on ne peut pas s'empêcher, devant une situation de ce genre, de penser à la fameuse phrase du député socialiste Laignel prononcée à l'Assemblée nationale au début des années quatre-vingt à l'encontre de l'opposition de l'époque: « Vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaires ».

          Lorsqu'on en vient à penser et à agir de la sorte, on fait de la démocratie un instrument des puissants au lieu d'en faire un rempart protecteur contre l'arbitraire au nom de la défense du Droit. Dans l'affaire qui nous occupe, en s'écartant de sa mission, le CNU s'est donc révélé comme un simple organe de la lutte idéologique. De ce point de vue, il nous fournit un aperçu parfaitement clair, mais aussi terriblement inquiétant de ce qu'est l'université française d'aujourd'hui: certes un lieu de savoir et de transmission du savoir, mais aussi et parfois surtout un lieu d'affrontement politicien. Et, bien entendu, dans ce jeu, les gagnants ne sont probablement pas ceux dont les mérites scientifiques sont les plus incontestables, mais ceux qui consacrent une bonne partie de leur temps aux combines et aux manipulations.

          Il était particulièrement indécent pour la section économique du CNU de faire voter la motion citée ci-dessus dans la mesure où les votants étaient pour la moitié des maîtres de conférences (l'autre moitié étant composée de professeurs), et alors même que plusieurs d'entre eux étaient candidats à ce concours d'agrégation. On a donc vu ce phénomène invraisemblable par lequel des candidats à un concours se sont érigés arbitrairement en contrôleurs et en juges du jury chargé de les évaluer! Une telle dérive en dit long sur les pratiques qui détruisent sournoisement les universités françaises depuis qu'Edgar Faure, pour apaiser les étudiants insatisfaits de l'époque, a introduit en 1968 la démocratie représentative et donc la politisation dans l'enseignement supérieur. Le pouvoir de décision a alors été enlevé au corps des professeurs pour être accordé aux représentants des enseignants de diverses catégories, des étudiants et du personnel administratif et technique. Depuis lors, les universités sont malheureusement moins un lieu d'échanges libres et de rencontre des compétences que le champ clos de rivalités pour le pouvoir politique et syndical.

          L'opinion publique n'est malheureusement pas consciente du drame qui se joue ainsi dans les universités françaises, le monde politique l'ignore également ou, tout au moins, a intérêt à l'ignorer, ne voulant en fait qu'une seule chose: éviter les troubles qu'entraînerait toute réforme, quel qu'en soit le prix à payer dans le long terme. La conséquence en est claire: pour faire carrière dans l'université il est souvent plus efficace d'obtenir le soutien des syndicats de gauche (SNES-Sup ou SGEN) que de pouvoir présenter des travaux de qualité. Et c'est peut-être pour cette raison profonde que le jury de l'agrégation de sciences économiques a provoqué tellement d'émotion dans les rangs des « bien-pensants »: le risque existait que la sélection des candidats se fasse uniquement sur des critères de qualité universitaire, parfaitement compatibles avec la diversité des points de vue propre à la réflexion économique – et c'est d'ailleurs ce qui s'est passé – et non pas sur des critères de proximité ou d'appartenance à l'orthodoxie idéologique dominante ou aux réseaux détenteurs du pouvoir. Il fallait donc à tout prix combattre ce jury, le déconsidérer et, par un admirable retournement dialectique, lui adresser le reproche d'être partial et idéologiquement orienté, c'est-à-dire, en fait, de ne pas partager la « pensée dominante », faite d'un mélange de keynésianisme, de concepts marxistes et de bons sentiments, et dotée si possible d'un habillage mathématique.

          Les tenants de la pensée unique avaient donc leur sésame: la motion du CNU, un organisme « officiel »! À partir de là, ils n'avaient plus qu'à activer leurs réseaux, faire entrer en scène tous leurs complices habituels de l'université, de la politique et des médias. La deuxième phase de l'opération a donc consisté à faire circuler sur Internet un texte dénonçant les orientations libérales de certains membres du jury et de certains candidats(2). Il est particulièrement choquant que des collègues se soient permis de mettre nommément en cause des candidats au concours et de les clouer au pilori avec, à l'appui, des citations tronquées, alors même que le concours était en train de se dérouler. Par cette opération soigneusement orchestrée et contraire à toutes les traditions universitaires, ces collègues jetaient le trouble parmi les candidats. Ceux qui étaient ainsi désignés pouvaient se demander si le jury serait sensible à ces pressions et déciderait de les sacrifier pour éviter l'opprobre de la profession. Les autres pouvaient craindre de ne pas être jugés selon les critères normaux. Les détracteurs du jury ont ainsi essayé de déstabiliser l'institution universitaire en entravant son bon fonctionnement. Ce type d'action est aussi grave que le serait une tentative de déstabilisation des juges d'un tribunal. Et si l'on admet heureusement comme parfaitement justifiée la nécessaire protection des juges des tribunaux ou des membres de jurys d'assises à l'égard de toutes les pressions, on devrait de même admettre comme indispensable que les membres d'un jury de concours soient eux aussi protégés contre toute tentative de ce genre. En l'occurrence, les membres de ce jury d'agrégation ont évidemment résisté à ces attaques, mais, tenus au devoir de réserve, ils ont dû les supporter sans pouvoir répondre à leurs accusateurs.
 

« L'opinion publique n'est malheureusement pas consciente du drame qui se joue dans les universités françaises, le monde politique l'ignore également ou, tout au moins, a intérêt à l'ignorer, ne voulant en fait qu'une seule chose: éviter les troubles qu'entraînerait toute réforme, quel qu'en soit le prix à payer dans le long terme. »


          L'opération prit toute son ampleur lorsqu'elle fut relayée par les journaux. Ainsi, Libération citait dans un long article (« OPA ultralibérale sur l'agrégation d'économie », 24 février 2004) l'opinion de Thomas Piketty, directeur d'études à l'EHESS, selon laquelle « on est en face d'un énorme scandale » (sic), tandis que Le Monde du 26 février 2004 publiait un très long article sous le titre « Des universitaires jugent le jury d'agrégation 2004 d'économie trop libéral et peu compétent ». Il est particulièrement surprenant que des journaux qui prétendent toujours à la respectabilité se soient permis d'entrer dans ce genre de campagne.

          Celle-ci s'est déroulée peu de temps après que le jury a rendu publique la liste des candidats qui étaient autorisés à poursuivre le concours après une première leçon qui consistait à examiner et à discuter les travaux des candidats. Or, parmi la quarantaine de candidats admis à passer l'épreuve de la deuxième leçon (sur un nombre initial d'une centaine), les journaux en question présentaient comme particulièrement choquant le fait que six d'entre eux puissent être considérés comme libéraux(3). Sans doute voulaient-ils suggérer, conformément aux diktats de la pensée dominante, qu'en étant libéraux ces candidats – de même d'ailleurs que des membres du jury – prouvaient ipso facto qu'ils étaient incompétents. Dans tout pays normal, on aurait considéré que cette proportion de libéraux parmi les admissibles au concours était étonnamment faible. A-t-on besoin de rappeler en effet que les libéraux ont bien souvent contribué de manière décisive au progrès de la science économique et que cela est particulièrement vrai en France? Malheureusement, l'inculture de notre temps est telle que l'on a oublié (ou que l'on feint d'oublier?) de grands auteurs comme Turgot, Bastiat ou Jean-Baptiste Say – dont l'influence en-dehors de la France a été considérable – ou comme Menger, Böhm-Bawerk, Mises ou Hayek (membres, parmi bien d'autres, de « l'École autrichienne »), ou encore comme Milton Friedman, James Buchanan, George Stigler, Gary Becker ou Ronald Coase(4). Il faut vraiment être dans un pays aussi profondément antilibéral que la France pour arriver à faire avaler à l'opinion publique l'idée qu'être libéral vous disqualifie comme économiste. Car tel est bien le message qui a été diffusé par les médias. Le fait que certains membres du jury puissent être qualifiés de libéraux signifiait évidemment qu'ils n'étaient pas compétents… Il y a eu là une accusation très grave et très choquante portée contre le jury et son président(5).

          Même si je souhaite, au passage, rendre hommage aux qualités éminentes des membres de ce jury, à leur intégrité sans failles, à leur courage, à leur capacité de travail, à leur dévouement et, bien sûr, à leur immense compétence, le présent texte n'a pas pour but de les défendre contre les graves accusations qu'ils ont subies(6). Au demeurant, nous n'avons pas à nous justifier devant ces jurys populaires autoproclamés. Ce qui nous importe, c'est d'essayer d'apporter un éclairage sur certains aspects de la société française d'aujourd'hui à partir de ces événements révélateurs, qu'il s'agisse du fonctionnement des universités, de la tyrannie de la pensée unique ou du rôle des médias.

          En ce qui concerne ce dernier aspect, la campagne de presse a commencé par l'article de Libération. Ce dernier prenait appui, en particulier, sur le message déjà cité de deux enseignants, les déclarations d'un quelconque professeur du secondaire de Marseille, particulièrement mal placé pour juger de la compétence de ce jury, ou encore celles d'un maître de conférences courageusement anonyme de l'Université Paris-Dauphine (qui s'est d'ailleurs avéré ultérieurement être un candidat recalé au terme de la première leçon)(7). Il n'y avait aucune urgence à faire paraître un article sur le concours d'agrégation de sciences économiques – alors même qu'il était en train de se dérouler et au risque de le perturber gravement – sans avoir pu prendre contact avec les membres du jury. Les journalistes auraient eu tout le temps nécessaire pour se renseigner, le concours d'agrégation devant durer encore plusieurs mois. Mais une fois la machine lancée, elle ne s'arrête plus: un journal crée un prétendu événement et tous emboîtent le pas aveuglément. Et c'est ainsi que l'on a vu s'emparer ensuite de cette affaire Charlie-Hebdo, France Inter, Paris-Match, France Culture, etc. Dans la France d'aujourd'hui, il suffit qu'une poignée d'individus, bien entraînés à exercer le terrorisme intellectuel et bien appuyés par leurs réseaux, lance une campagne de désinformation pour qu'ils obtiennent tous les relais médiatiques en une traînée de poudre…

          Mais revenons aux problèmes universitaires et plus spécifiquement au concours d'agrégation des disciplines juridiques, économiques, de gestion et de sciences politiques. On peut évidemment s'interroger sur les justifications de ce concours qui constitue, par comparaison avec ce qui existe dans d'autres pays, une certaine étrangeté, relevant sans doute de « l'exception française ». En réalité ce qui est en cause, c'est le système universitaire français. La France est en effet probablement le seul pays, tout au moins parmi les pays développés, dans lequel subsiste un complet monopole de l'État dans le domaine des universités (même si une certaine concurrence existe avec les grandes écoles dont beaucoup sont d'ailleurs publiques). Bien évidemment, la justification essentielle que l'on donne à cette situation est celle de la « démocratisation de l'enseignement » et celle de « l'égalité des chances ». Seul un système public et centralisé permettrait à tous d'obtenir un enseignement de qualité, laïc et impartial. En réalité, les faits que nous avons rappelés montrent combien il est illusoire de croire que la liberté de pensée – ce bien si précieux dont la préservation devrait être la mission première de l'université – est garantie dans un système centralisé public.

          Il existe en effet, dans un tel système, des moyens multiples et souvent peu visibles de mettre en place des procédures pour éliminer ou marginaliser ceux qui ont l'outrecuidance de penser « autrement ». Le fonctionnement du CNU, déjà cité, en est un exemple, de même que celui des commissions de spécialistes chargées du recrutement du personnel enseignant des universités: l'adoption d'un scrutin de liste – qui conduit nécessairement à la politisation – est la négation même de la substance d'une université qui devrait être fondée sur le respect de la personnalité de chaque professeur, alors que les procédures actuelles ne donnent pas d'autre existence à chacun que celle de membre de clans antagonistes et favorisent la prise de contrôle de tout le système par les tenants d'un groupe idéologique organisé. La création de nouveaux diplômes ou filières, soumise aux diktats des organes ministériels, ou encore la distribution des crédits de recherche illustrent la même dérive. Cette situation de monopole a donc des conséquences graves. En favorisant la domination d'un mode de pensée, elle appauvrit le débat intellectuel qui devrait précisément être la caractéristique des institutions universitaires. Elle rend par ailleurs l'innovation plus difficile puisque le producteur d'idées nouvelles est, par nature, quelqu'un qui dérange le consensus établi. Dans le système français ce dernier aura beaucoup de mal à être sélectionné, à maintenir une position, à obtenir les moyens humains et matériels du développement de ses idées, à créer une école de disciples. Il sera alors tenté soit de renoncer à une carrière universitaire, soit de s'exiler. Dans un système d'universités concurrentielles, des positions de pouvoir locales peuvent certes exister dans chaque université. Mais la concurrence crée une diversité telle que chacun peut trouver le lieu de son épanouissement intellectuel. Il est donc clair que la suppression du monopole, c'est-à-dire l'introduction de la concurrence dans le domaine de l'enseignement supérieur, est une nécessité vitale pour la France, faute de quoi la diversité intellectuelle et l'esprit d'innovation vont continuer à se flétrir. Si par miracle un tel changement était introduit, le concours d'agrégation du supérieur n'aurait évidemment plus sa place dans le système universitaire français.

          Mais le jugement que l'on peut porter sur ce concours est probablement différent si on le resitue dans le contexte actuel d'un système centralisé et public. Certes on peut imaginer diverses solutions pour combiner des décisions prises au niveau de chaque université et un contrôle centralisé du recrutement et des carrières. Mais, compte tenu de la situation que nous avons décrite, en particulier du caractère monolithique d'un organisme centralisé comme le CNU, il paraît préférable de maintenir le concours d'agrégation. On peut certes discuter des modalités pratiques de ce concours, qui est extrêmement lourd à la fois pour les candidats et pour les membres du jury. Mais l'expérience prouve qu'il permet malgré tout, dans son organisation actuelle, d'évaluer de manière très satisfaisante les qualités que l'on peut attendre d'un professeur des universités, à la fois chercheur et enseignant. Par ailleurs, en assurant une rotation de ceux qui sont chargés d'assurer le recrutement des nouveaux professeurs, il permet de maintenir une diversité particulièrement nécessaire dans le système centralisé actuel. Les membres des jurys ne sont pas recrutés en fonction de leur adhésion à un quelconque syndicat, mais en fonction de leur personnalité et de leur compétence.

          Qu'il nous soit permis pour terminer d'exprimer un souhait: la contestation partisane et haineuse du jury d'agrégation de sciences économiques a été évidemment mal ressentie par ses membres, mais aussi par beaucoup de candidats au concours. Elle aurait cependant joué un rôle utile si elle pouvait conduire les hommes et les femmes de bonne volonté, quels que soient leurs orientations, leurs choix méthodologiques, leurs spécialités, à comprendre qu'une société humaine ne peut vivre que dans le respect mutuel. Cela est particulièrement vrai au sein de l'université qui devrait être par excellence le lieu du débat d'idées et de la confrontation pacifique et honnête des idées contraires – contribuant ainsi à forger les jeunes esprits en formation à l'indépendance intellectuelle, à l'esprit critique et au refus du prêt à penser –, c'est-à-dire un lieu où l'on défend avec vigueur et rigueur ce que l'on croit, mais dans un esprit de tolérance à l'égard de ceux qui ne partagent pas les mêmes convictions et les mêmes analyses.

 

1. Même si le totalitarisme intellectuel anti-libéral y est particulièrement vigoureux (Cf l'ouvrage de Raymond Boudon, Pourquoi les intellectuels n'aiment pas le libéralisme, Paris, Odile Jacob, 2004), l'université française n'a pas le privilège de ce type de comportements. Ainsi, dans les années soixante, Ronald Coase et James Buchanan, futurs Prix Nobel d'économie, ont été expulsés de l'Université de Virginie parce qu'ils étaient accusés d'être les défenseurs d'un « ultra-conservatisme du XIXe siècle » et d'être coupables de « rigidité doctrinale ».
2. Ce texte avait été rédigé par Yannick L'Horty, professeur à l'Université d'Evry-Val d'Essonne, et François Legendre, professeur à l'Université Paris-XII.
3. Rappelons aussi que, d'après l'étude de Laurent Linnemer et Anne Perrot, « Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le concours d'agrégation en sciences économiques » (Revue économique, mars 2004), il est indiqué que, pour l'ensemble des concours entre 1985 et 2001, le taux de réussite au concours des candidats qui avaient un lien avec le jury était de 1,5 à 4 fois supérieur à celui des candidats n'ayant aucun lien avec le jury. Mais l'existence d'un biais aussi important n'a jamais suscité la moindre protestation, peut-être parce qu'il était considéré comme normal… Mais 15% de libéraux parmi les admissibles au concours, cela paraissait comme monstrueusement anormal!
4. Les six derniers cités ont reçu le Prix Nobel d'économie et ils sont ou ont été membres (et pour plusieurs d'entre eux, présidents) de la Société du Mont Pèlerin, dont j'ai été le président de 1994 à 1996.
5. Heureusement, il a été répondu efficacement à ces attaques dans un certain nombre de journaux – en particulier Le Figaro, Le Point, le Wall Street Journal-Europe, Le nouvel économiste – sous la plume, entre autres, de Michèle-Laure Rassat, Philippe Simonnot, Jean-François Revel, Alberto Mingardi, Ivan Rioufol, Mathieu Laine, Florin Aftalion.
6. Les résultats définitifs du concours ont d'ailleurs prouvé, comme la communauté scientifique l'a reconnu, que le jury n'avait tenu compte dans ses choix que de la capacité à conduire un raisonnement économique et à faire des leçons de qualité scientifique et pédagogique sur des sujets tirés au sort par les candidats eux-mêmes.
Dans son livre, Être de droite: un tabou français (Paris, Albin Michel, 2006), Eric Brunet consacre plusieurs pages aux professeurs d'économie et en particulier à cette affaire du concours d'agrégation qu'il considère à juste titre comme caractéristique du climat intellectuel français et comme inacceptable. Mais, malheureusement, à la fin de ce chapitre, il semble suggérer que le jury a établi ses choix de manière à éviter les critiques de ses censeurs. Cette assertion est très choquante et contraire à la vérité. En fait, Eric Brunet ne connaît pas plus que les auteurs de la cabale contre le jury les raisons des choix effectués, les performances et les qualités respectives des candidats et il ne peut donc pas prétendre que les décisions du jury ont été déterminées par d'autres motifs que la compétence professionnelle. Cette dernière a été le seul critère retenu par le jury.
7. Si elle a, par jugement du 10 janvier 2006, accordé aux deux journalistes de Libération et au directeur de cette publication le bénéfice de la bonne foi et ne les a donc pas condamnés, la 17e chambre correctionnelle du Tribunal de Grande Instance de Paris a néanmoins considéré que les passages de l'article imputant à Pascal Salin « d'être l'objet de soupçons de partialité, dans ses fonctions de président du jury de l'agrégation de sciences économiques, soupçons qui seraient nourris par la convergence entre le "libéralisme revendiqué" du président du jury, le choix effectué par lui d'un jury "monocolore" et, enfin, le caractère discutable de la sélection des étudiants admissibles au terme des deux dernières épreuves du concours » constituaient un fait précis « contraire à l'honneur et à la considération d'un professeur d'université, président d'un très important concours de recrutement de l'enseignement supérieur » et présentaient en tant que tel un caractère diffamatoire au sens de l'article 29 alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881.

 

SOMMAIRE NO 205QU'EST-CE QUE LE LIBERTARIANISME?ARCHIVES RECHERCHEAUTRES ARTICLES DE P. SALIN

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