Montréal, 7 janvier 2007 • No 207

 

CHRONIQUE DE RÉSISTANCE

 

Marc Grunert enseigne les sciences physiques dans un lycée de Strasbourg et anime le Cercle Hayek de Strasbourg, consacré à la réflexion et à la diffusion du libéralisme.

 
 

L'HARMONIE DES INTÉRÊTS

 

par Marc Grunert

 

          Dans les Harmonies économiques, un livre écrit en 1850 mais d'une valeur exceptionnelle pour notre temps, Frédéric Bastiat oppose deux principes, l'harmonie et l'antagonisme des intérêts.

 

Harmonie et antagonisme

          L’antagonisme des intérêts est le principe selon lequel, les hommes étant naturellement enclins à entrer en conflit d’intérêt, une société sans pouvoir politique serait déréglée et injuste. Il faudrait donc soit imposer une forme de contrainte qui irait bien au-delà de la police des droits de propriété, soit changer la nature humaine. Ce principe d’antagonisme est présupposé par le socialisme et toutes les utopies sociales.

          Quiconque veut débattre d’un point de vue libéral avec un interlocuteur qui se dit « de gauche » doit s’attendre à voir apparaître l’idée que l’homme est un loup pour l’homme, qu’il est dans sa nature, s’il en a la possibilité, de profiter de sa force au mépris des droits des autres, qu’il faut des lois « positives » pour combler le vide juridique laissé par l’absence de lois naturelles.

          À cela répond le principe de l’harmonie des intérêts, magnifiquement exposé par Bastiat dans la tradition de l’École française d’économie. L’harmonie des intérêts signifie que, si l’homme est par nature « égoïste », c’est-à-dire s’il est vrai que sa vie personnelle est la plus importante de ses valeurs, il est conduit naturellement à coopérer pour réaliser ses projets égoïstes. Il ne s'agit pas d'une propriété cachée dans la nature humaine, mais simplement du fruit de la rationalité humaine. Pour atteindre ses objectifs dans une société libre, il est moins coûteux de coopérer que de se mettre en état de guerre permanent. La coopération et la résolution d'un conflit d'intérêt par le contrat harmonisent les intérêts et permettent à chacun de poursuivre ses propres fins au moindre coût.

          Au principe de l’antagonisme est logiquement liée la nécessité de la contrainte. Celle-ci sera aussi étendue que l’exigent les critères d’une société « juste », concept dont il faut tout de suite remarquer que la définition est ici très problématique car historiquement changeante. Son seul « contenu » est purement formel et se réduit en fait au principe: est juste ce qui est légal. Voilà à quoi se réduit la définition de la justice pour les antagonistes. Et on le voit tous les jours en observant que ce qui était légal un jour devient interdit le lendemain.

          Au principe de l’harmonie est logiquement lié le principe de liberté. Chacun doit pouvoir poursuivre ses propres fins sans être embrigadé par la force dans les projets des autres. Ainsi tous les échanges libres étant par nature volontaires, le principe de consentement est nécessairement respecté à tout instant et dans toute la société. C’est la forme juridique et économique de l’harmonie sociale.
 

Arguments contre le principe d’antagonisme

          Le principe de l’antagonisme génère l’antagonisme. Et cela pour la raison que, contrairement à la liberté, il doit s’appuyer sur la contrainte. Il est clair que le principe d’antagonisme qui fonde le socialisme repose sur une idéalisation de l’organisation parfaite, sur l’utopie de l’organisation parfaite.

          Les socialistes attribuent ainsi à l’organisation volontariste ce qu’ils nient à l’individu: la rationalité. Ce préjugé est inhérent à toute utopie sociale, même dans sa version soft, la démocratie sociale. Cette négation de la rationalité de l’individu, que Hayek a appelée le constructivisme, consiste à prétendre que les hommes de l’État savent mieux que chacun quels doivent être ses objectifs et ses préférences pour agir. Or si les intérêts changent, si la « distribution » de la richesse se modifie, le système de contraintes doit aussi être adapté. Et parmi tous les systèmes possibles lequel choisir? Faudra-t-il « se résoudre à changer tous les matins d’organisation, selon les caprices de la mode et la fécondité des inventeurs »? Celui qui bénéficiait des avantages du système va-t-il si facilement accepter d’y renoncer un jour?
 

« Le marché est un processus dynamique de découverte des moyens pour satisfaire tous les besoins. Rompre ce processus, c’est briser l’harmonie qu’il engendre à long terme. »


          Toutes ces questions ne sont jamais résolues et le bricolage législatif en témoigne, particulièrement en France où aucun principe stable n’existe en pratique. Le principe des droits de propriété est bafoué en permanence par le vol légal et par la réglementation. La contradiction la plus chaotique règne dans le « droit » français, or la contradiction est inévitablement source d’antagonismes.

          La dernière invention en date, le droit au logement opposable, consiste à traîner devant les tribunaux les hommes de l’État parce qu’ils n’ont pas volé l’argent des citoyens avec assez d’empressement pour financer des logements publics. Mais la politique des logements « sociaux » existe depuis longtemps, son bilan se résume en quelques mots: toujours plus de vol et toujours moins de logements! Les économistes de l’École libérale française peuvent facilement expliquer ce paradoxe. Le logement public et la réglementation consistent à déplacer les ressources qui auraient été disponibles pour créer du logement privé, ainsi qu’à décourager l’investissement et la location privée. Pour un logement « social » construit, combien de logements privés détruits? La politique du logement dit social aboutit à se priver du dynamisme du marché et, comble du paradoxe, à garantir aux propriétaires déjà présents sur le marché une rente en poussant les prix et les loyers à la hausse.
 

Arguments pour le principe d’harmonie

          L’harmonie d’une société libre repose sur le fait que les lois naturelles sont harmonieuses. Il n’est pas vrai qu’il est dans la nature de l’homme d’avoir un comportement antisocial, agressif ou dominateur. Bien au contraire, les analyses scientifiques les plus récentes, présentées par exemple dans Le sens moral, livre fameux du criminologue J.Q. Wilson, démontrent l’existence d’un sens moral inné qui pousse l’individu à la coopération avec ses semblables. Les économistes ont également établi la nécessité de cette coopération naturelle dans le système de l’échange libre que l’on appelle le marché. Les échanges libres sont productifs et le marché libre est créateur de tous les services en abondance suffisante du moment que l’on n’entrave pas le marché par des réglementations et des faux droits. Le marché est un processus dynamique de découverte des moyens pour satisfaire tous les besoins. Rompre ce processus, c’est briser l’harmonie qu’il engendre à long terme.

          L’harmonie des intérêts découle de l’existence des droits naturels. En raison de sa nature, un homme ne peut défendre aucun système avec cohérence sans reconnaître implicitement le droit de propriété. L’action de tout individu présuppose la validité du principe des droits de propriété. L’interdiction de l’agression et du vol exprime la validité de ces droits dans toute société. L’agression, le vol, les comportements asociaux n’ont de sens que comme des écarts à la loi naturelle qui se trouve ainsi validée et reconnue.

          L’économie capitaliste, qui est fondée sur le droit naturel de propriété, est la plus prospère, la plus durable. Toutes les tentatives pour rendre plus « juste » – plus égalitaire – la distribution des richesses ont conduit, conduisent et conduiront au gaspillage des richesses, à l’égalité des citoyens dans la pauvreté généralisée, à l’émergence de mal logés, de chômeurs, de mal soignés, etc., ainsi qu’à une classe de privilégiés: les hommes de l’État et les fonctionnaires. C’est le mal français qui n’est pas encore identifié comme tel. Si certains peuvent le regretter, c’est néanmoins un fait que, dans la perspective des élections présidentielles à venir, Jean-Marie Le Pen est le seul candidat d’importance à rompre, et cela depuis longtemps, avec le socialisme défini comme agression des droits de propriété privés.

          Il n’y a pas d’autre alternative que celle-ci: ou bien le socialisme et son principe d’antagonisme, ou bien le libéralisme et son principe d’harmonie. Plus le socialisme avance, et il avance, plus le coût de transition du retour à la loi naturelle, à la liberté et aux conditions de la prospérité, sera élevé.

          Je laisse la conclusion à Bastiat et son éternelle vérité:
 

          Il me semble évident, au contraire, que renfermer la force publique dans sa mission unique, mais essentielle, incontestée, bienfaisante, désirée, acceptée de tous, c'est lui concilier le respect et le concours universels. Je ne vois plus alors d'où pourraient venir les oppositions systématiques, les luttes parlementaires, les insurrections des rues, les révolutions, les péripéties, les factions, les illusions, les prétentions de tous à gouverner sous toutes les formes, ces systèmes aussi dangereux qu'absurdes qui enseignent au peuple à tout attendre du gouvernement, cette diplomatie compromettante, ces guerres toujours en perspective ou ces paix armées presque aussi funestes, ces taxes écrasantes et impossibles à répartir équitablement, cette immixtion absorbante et si peu naturelle de la politique en toutes choses, ces grands déplacements factices de capital et de travail, source de frottements inutiles, de fluctuations, de crises et de chômages. Toutes ces causes et mille autres de troubles, d'irritation, de désaffection, de convoitise et de désordre n'auraient plus de raison d'être; et les dépositaires du pouvoir, au lieu de la troubler, concourraient à l'universelle harmonie.
 

 

SOMMAIRE NO 207QU'EST-CE QUE LE LIBERTARIANISME?ARCHIVESRECHERCHEAUTRES ARTICLES DE M. GRUNERT

ABONNEZ-VOUS AU QLQUI SOMMES-NOUS? LE BLOGUE DU QL POLITIQUE DE REPRODUCTION COMMENTAIRES/QUESTIONS?