Montréal, 21 janvier 2007 • No 209

 

PERSPECTIVE

 

Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan et auteur de L’épopée de l’innovation. Innovation technologique et évolution économique (L’Harmattan, Paris 2005).

 
 

INNOVATION & CAPITALISME

 

par Jean-Louis Caccomo

 

          Il y a des libéraux qui ne s’assument pas au point que de se sentir obligés de définir le libéralisme en opposition au capitalisme, en prenant le risque d’en défigurer le message et les valeurs. Pourquoi cette volonté de vouloir toujours faire du capitalisme un repoussoir, de s’en démarquer, de prendre ses distances?

 

          Il est vrai que le jugement de Marx est sans appel: « le capitalisme est l’exploitation de l’homme par l’homme ». Mais c’est faire preuve de grande faiblesse que de cautionner les définitions qui sont données par les ennemis du capitalisme.

          C’est oublier que le capitalisme est le seul système économique qui fonctionne dans les faits, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités. On peut imaginer d’autres systèmes meilleurs, mais ils n’ont jamais existé si ce n’est que dans la tête des dictateurs, des fanfarons et des charlatans. On peut attendre toute sa vie la femme ou l’homme de ses rêves… et passer à côté d’un homme ou d’une femme qui existe vraiment.

          Et si le capitalisme, c’était l’exploitation de l’homme pour l’homme? Comme un terrain fertile en friche, un homme « non exploité » est un capital humain non valorisé. Et la première victime de cet abandon, c’est l’homme lui-même.
 

Que serait le progrès sans le capitalisme?

          Rappelons que c’est le développement capitaliste qui a permis l’émergence des classes moyennes et la mobilité sociale. C’est encore le développement capitaliste qui a poussé les sociétés à évoluer dans leur organisation politique, sociale et institutionnelle pour tenter de trouver les formes les plus adaptées et les plus ouvertes à l’évolution économique.

          Car le capitalisme est fondamentalement dynamique et évolutif: il pousse à l’innovation dans tous les domaines. Puisqu’il repose sur un processus continu d’accumulation du capital (physique, humain et financier) qui implique expériences, tâtonnements et innovations permanentes, il suppose la reconnaissance de certains droits fondamentaux qui ont fondé la philosophie libérale. Le capitalisme est si ancré dans la nature humaine que sa négation implique la négation de l’homme lui-même.

          Peu de gens pourraient vivre sans les biens et services que nous fournissent les entreprises. Peu de gens seraient disposés à se passer du confort que nous fournissent les technologies modernes dont la plupart ont été inventées par des entreprises. Et ces entreprises fonctionnent parce qu’elles cherchent à réaliser un profit.

          Comme le profit ne se décrète pas, les entreprises sont poussées à détecter les besoins des ménages et à tenter de les satisfaire du mieux qu'elles le peuvent pour 1) conserver leurs clients et 2) être profitables. Mais non seulement doivent-elles répondre aux besoins des ménages que nous sommes tous, elles doivent également intégrer les aspirations des travailleurs, des actionnaires et des contribuables que nous sommes tout autant.

          Tel est le capitalisme. À défaut de le présenter pour mieux le comprendre (car chacun de nous devra y trouver sa place), on s’en sert comme d’un épouvantail pour mieux le diaboliser comme s’il existait une alternative. C’est parce que des générations entières ont cru à ces chimères qu’elles sont aujourd’hui à la merci de la précarité et du chômage permanent. Personne n’a le pouvoir d’insérer des gens dans un monde qui n’existe pas et n’existera jamais.
 

Capitalisme et innovation

          Le capitalisme est ancré dans l’être humain depuis la nuit des temps. De ce point de vue, notre époque moderne n’est pas si originale. Déjà, l’époque préhistorique elle-même est marquée par l’innovation. Les pré-humains, à leur manière, ont innové pour survivre. De plus, leurs innovations furent radicales car ils avaient tout à apprendre en inventant l’humanité.

          La première innovation radicale fut sans doute liée à un changement d’habitat. Nous savons aujourd’hui que nos lointains ancêtres furent probablement de petits « singes » vivant dans les arbres. Poussés par l’instinct de survie, et peut-être déjà par la curiosité, ces derniers ont dû un jour conquérir les plaines en quête de nourriture et d’espace vital. Ce faisant, ils inventèrent la bipédie, la station debout permettant de voir au loin en se dressant au-dessus de la végétation pour se protéger des prédateurs.
 

« Le pré-humain a mis des milliers d’années à inventer le langage. Les enfants humains apprennent à parler au bout de deux à trois années. Ainsi, les apprentissages se transforment en acquis irréversibles, s’inscrivant dans la culture et l’héritage génétique des hommes. »


          La deuxième innovation, toute aussi essentielle, a concerné le régime alimentaire. D’abord exclusivement végétariens, nos ancêtres pré-humains sont devenus charognards. Puis, ils ont appris à chasser pour se nourrir de viande fraîche. Enfin, ils ont domestiqué le feu et fait cuire leur viande. À chaque étape, ils ont dû aller contre leur nature ou leur tradition en innovant de la sorte. Ou alors c’est bien la nature créatrice, mais tellement singulière, de l’homme qui s’exprimait déjà. En tout cas, le hasard combiné à la nécessité, l’expérimentation combinée à la prise de risque, ont permis ces innovations fondatrices de la civilisation elle-même. (Imagine-t-on un animal végétarien se mettre à manger de la viande, ou une proie devenir prédateur?)

          La maîtrise du feu, l’invention du langage parlé résultant de la maîtrise progressive de cris et de sons spontanés, la fabrication des outils, l’invention de l’écriture qui donne naissance à l’histoire, la découverte de la roue… tous ces événements fondateurs et fondamentaux ont marqué cette épopée humaine principalement basée sur l’innovation et sa diffusion irréversible autant qu’irrépressible. Accumuler des expériences, en tirer des enseignements, mettre cette mémoire au service de l’évolution, telle est la nature profonde du capitalisme. Le capitalisme, c’est le système qui nous permet d’exprimer et de profiter de ces aptitudes innées (apprentissage, découverte, innovation) qui font l’homme.

          À ces époques si reculées à nos yeux d’hommes modernes, l’être humain, et sans doute quelques individualités plus entreprenantes que d’autres, se distingue des autres espèces animales par sa soif d’apprendre qui le pousse à faire des expériences bizarres. C’est cet apprentissage basé sur l’expérimentation qui aboutit à l’innovation, nourrissant un processus d’accumulation du savoir et des techniques, qui nous vient de la nuit des temps.

          Il est tout simplement délirant que certains puissent penser maîtriser ce processus pour ensuite le stopper.

Un processus séculaire

          L’innovation, qui participe au processus d’émergence progressive et séculaire du capitalisme, n’a pas commencé à la révolution industrielle. D’ailleurs, il est intéressant de noter que les premières législations sur les brevets ont été pensées dès le XVe siècle. À partir du moment où le processus d’innovation fut enclenché, il ne s’est plus jamais interrompu. Il s’est accéléré.

          Mais, s’est-il récemment accéléré? Le phénomène de l’accélération est-il lui-même récent?

          En fait, l’apprentissage s’est toujours accéléré… Avec l’invention de l’écriture, chaque génération pouvait transmettre, avec une plus grande efficacité, son héritage intellectuel et culturel aux générations qui suivent. Ce fut déjà un fabuleux coup d’accélérateur.

          De milliers d’années, l’évolution technologique, économique et sociale s’est alors déclinée en siècles. Chaque grande civilisation (grecque, romaine, chinoise, arabe, européenne…) a alors participé à la conservation et à l’évolution des mathématiques et des sciences. Et les travaux les plus récents des historiens montrent que le « Moyen Âge » européen ne fut pas la période noire et figée que l’on a bien longtemps voulu voir.

          Le phénomène d’accélération n’est pas propre à notre époque moderne. Il est contenu dans le processus d’apprentissage lui-même.

          Plus on sait et plus on apprend vite. C’est vrai pour l’individu, pour l’entreprise comme pour la société. Il a fallu des milliers d’années aux pré-humains pour devenir véritablement humains. Avec l’écriture et les outils, les évolutions s’accélèrent. Le pré-humain a mis des milliers d’années à inventer le langage. Les enfants humains apprennent à parler au bout de deux à trois années. Ainsi, les apprentissages se transforment en acquis irréversibles, s’inscrivant dans la culture et l’héritage génétique des hommes.

          Ce faisant, ils forment le capital humain dont les théories modernes de la croissance ont redécouvert la contribution essentielle et inestimable à la croissance économique et l’évolution des sociétés.

          Finalement, l’innovation n’est pas une caractéristique propre à la société moderne ou ce que les auteurs modernes ont désigné comme étant le capitalisme industriel, sauf à reconsidérer une définition plus épurée, et somme toute plus rigoureuse, du capitalisme comme désignant le mode d’accumulation de toute forme de capital.

          De ce point de vue, l’apprentissage et l’innovation constituent les modalités de l’accumulation du capital humain, ce dernier étant à la base de toutes les autres formes de richesses (financières, matérielles, intellectuelles ou culturelles).

          L’innovation s’inscrit au coeur même de la nature humaine et de son épopée, au-delà de la diversité nécessaire mais apparente des systèmes sociaux auxquels elle aura donné l’impulsion.

          Mais l’innovation implique le capitalisme sans lequel on ne peut accumuler aucun capital.
 

 

SOMMAIRE NO 209QU'EST-CE QUE LE LIBERTARIANISME? ARCHIVESRECHERCHEAUTRES ARTICLES DE J.-L. CACCOMO

ABONNEZ-VOUS AU QLQUI SOMMES-NOUS? LE BLOGUE DU QL POLITIQUE DE REPRODUCTION COMMENTAIRES/QUESTIONS?