La praxéologie est indifférente aux buts ultimes de l'action. Ses
conclusions valent pour toute espèce d'action quelles que soient les
fins visées. C'est une science des moyens, non des fins. Elle emploie le
terme de bonheur en un sens purement formel. Dans la terminologie
praxéologique, la proposition: le but unique de l'homme est de trouver
son bonheur, est une tautologie. Cela n'implique aucune prise de
position quant à l'état des choses dans lequel l'homme compte trouver le
bonheur.
L'idée que le ressort de l'activité humaine est toujours quelque gêne,
que son but est toujours d'écarter cette gêne autant qu'il est possible,
autrement dit de faire en sorte que l'homme agissant s'en trouve plus
heureux, telle est l'essence des doctrines de l'eudémonisme et de
l'hédonisme. L'ataraxie épicurienne est cet état de parfait bonheur et
contentement auquel toute activité humaine tend sans jamais l'atteindre
entièrement. En regard de l'ampleur extrême de cette notion, il importe
assez peu que nombre de représentants de cette philosophie aient méconnu
le caractère purement formel des notions de douleur et de plaisir, et
leur aient donné un sens matériel et charnel. Les écoles théologiques,
mystiques et autres fondées sur une éthique hétéronome n'ont pas ébranlé
le fondement essentiel de l'épicurisme, car elles n'ont pu lui opposer
d'autre objection que d'avoir négligé les plaisirs dits « plus élevés »
et « plus nobles ». Il est vrai que les écrits de beaucoup de champions
antérieurs de l'eudémonisme, de l'hédonisme et de l'utilitarisme prêtent
le flanc à de fausses interprétations sur quelques points. Mais le
langage des philosophes modernes, et plus encore celui des économistes
modernes, est si précis et si explicite qu'aucune méprise ne peut se
produire.
L'on n'accroît pas l'intelligibilité des problèmes fondamentaux de
l'action humaine par les méthodes de la sociologie des instincts. Cette
école classifie les divers objectifs concrets de l'activité humaine et
assigne pour mobile à chacune de ces classes un instinct particulier.
L'homme apparaît comme un être poussé par divers instincts et
dispositions innés. Il est supposé acquis que cette explication démolit
une fois pour toutes les odieuses doctrines de l'économie et de
l'éthique utilitarienne. Néanmoins Feuerbach a déjà noté justement que
tout instinct est un instinct de bonheur(2). La méthode de la psychologie
des instincts et de la sociologie des instincts consiste en une
classification arbitraire des buts immédiats de l'action, chacun se
trouvant hypostasié. Alors que la praxéologie dit que le but d'une
action est d'écarter une certaine gêne, la psychologie des instincts dit
que c'est la satisfaction d'une exigence instinctive.
Nombre de protagonistes de l'école instinctive sont convaincus qu'ils
ont prouvé que l'action n'est pas déterminée par la raison, mais qu'elle
a sa source dans les profondeurs insondées de forces innées, de
pulsions, d'instincts et de dispositions qui sont inaccessibles à toute
élucidation rationnelle. Ils sont certains d'avoir réussi à démontrer le
caractère superficiel du rationalisme et ils dénigrent l'économie comme
« un tissu de fausses conclusions déduites de fausses hypothèses
psychologiques »(3). Cependant, le rationalisme, la praxéologie et
l'économie ne traitent pas des ultimes ressorts et objectifs de
l'action, mais des moyens mis en oeuvre pour atteindre des fins
recherchées. Quelque insondables que soient les profondeurs d'où
émergent une impulsion ou un instinct, les moyens qu'un homme choisit
pour y satisfaire sont déterminés par une considération raisonnée de la
dépense et du résultat(4).
Qui agit sous une impulsion émotionnelle, agit quand même. Ce qui
distingue une action émotionnelle des autres actions est l'évaluation de
l'apport et du rendement. Les émotions modifient l'ordre des
évaluations. Enflammé de passion, l'homme voit le but plus désirable, et
le prix à payer moins lourd, qu'il ne les verrait de sang-froid. Les
hommes n'ont jamais douté que, même dans un état émotionnel, les moyens
et les fins sont pesés les uns par rapport aux autres, et qu'il est
possible d'influer sur le résultat de cette délibération en rendant plus
coûteux de céder à l'impulsion passionnelle. Punir plus modérément les
actes criminels lorsqu'ils ont été commis dans un état d'exaltation
émotionnelle ou d'intoxication revient à encourager de tels excès. La
menace de pénalités sévères ne laisse pas de dissuader même des gens
poussés par une passion apparemment irrésistible.
Nous interprétons le comportement animal en supposant que l'animal cède
à l'impulsion qui prévaut momentanément. Observant qu'il se nourrit,
cohabite, attaque d'autres animaux ou les hommes, nous parlons de ses
instincts de nutrition, de reproduction et d'agression. Nous admettons
que de tels instincts sont innés et exigent péremptoirement
satisfaction.
Mais c'est différent avec l'homme. L'homme n'est pas un être qui ne
puisse faire autrement que céder à l'impulsion qui réclame satisfaction
avec le plus d'urgence. C'est un être capable de discipliner ses
instincts, émotions et impulsions; il peut raisonner son comportement.
Il renonce à satisfaire une impulsion brûlante afin de satisfaire
d'autres désirs. Il n'est pas la marionnette de ses appétits. Un homme
ne s'empare pas de toute femme qui éveille ses sens, et il ne dévore pas
toute nourriture qui lui plaît; il ne se jette pas sur tout congénère
qu'il souhaiterait tuer. Il échelonne ses aspirations et ses désirs dans
un ordre déterminé, il choisit; en un mot, il agit. Ce qui distingue
l'homme des bêtes est précisément qu'il ajuste ses comportements par
délibération. L'homme est l'être qui a des inhibitions, qui peut dominer
ses impulsions et désirs, qui a la force de réprimer ses désirs
instinctifs et ses impulsions.
Il peut arriver
qu'une impulsion émerge avec une telle véhémence qu'aucun
désavantage, probable si l'individu lui donne satisfaction,
ne lui apparaisse assez grand pour l'en empêcher. Dans ce
cas encore, il choisit. L'homme décide de céder au désir
considéré(5).
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