Il est vrai que certains philosophes ont été enclins à surestimer le
pouvoir de la raison humaine. Ils croyaient que l'homme peut découvrir
par le raisonnement méthodique les causes finales des événements
cosmiques, les fins immanentes que vise la Cause première en créant
l'univers et en déterminant le cours de son évolution. Ils discouraient,
hors de leur objet, à propos de « l'Absolu » comme si c'eut été leur
montre de poche. Ils n'hésitaient pas à proclamer des valeurs absolues
éternelles et à dresser des codes moraux impératifs pour tous les
hommes.
Ensuite il y eut la
longue lignée des écrivains utopistes. Ils dessinèrent les plans d'un
paradis terrestre, dans lequel la seule et pure raison régnerait. Ils ne
se rendaient pas compte que ce qu'ils appelaient raison absolue et
vérité manifeste n'était que l'imagination de leur propre esprit. Ils
s'arrogeaient sereinement l'infaillibilité et préconisèrent maintes fois
l'intolérance, l'oppression violente de tous les contradicteurs et
hérétiques. Ils voulaient arriver à une dictature soit pour eux-mêmes
soit pour des hommes qui mettraient exactement à exécution leurs plans.
Il n'y avait, à leur avis, pas d'autre salut pour l'humanité souffrante.
Il y eut Hegel. C'était
un penseur profond et ses écrits sont un trésor d'idées stimulantes.
Mais il oeuvrait sous l'emprise d'une illusion celle que l'Esprit (Geist),
l'Absolu se révélait à travers ses paroles. Rien dans l'univers n'était
caché pour Hegel. Le malheur était que son langage fût si ambigu qu'on
pouvait l'interpréter de diverses manières. Les hégéliens de droite
l'interprétaient comme une adhésion au système prussien de gouvernement
autocratique et aux dogmes de l'Église de Prusse. Les hégéliens de
gauche y lisaient l'athéisme, l'extrémisme révolutionnaire
intransigeant, et des doctrines anarchisantes.
Il y eut Auguste Comte.
Il savait avec précision ce que l'avenir réserve au genre humain. Et
naturellement, il se considérait comme le législateur suprême. Par
exemple, il estimait que certaines recherches astronomiques étaient sans
utilité et voulait qu'elles fussent prohibées. Il projetait de remplacer
le christianisme par une nouvelle religion, et choisit une dame qui dans
cette nouvelle église était destinée à remplacer la Vierge. Comte peut
être déclaré non coupable, car il était fou au sens entier où la
pathologie emploie ce terme. Mais que dire de ses adeptes?
Bien d'autres faits du
même ordre pourraient être évoqués. Mais ce ne sont pas des arguments
que l'on puisse opposer à la raison, au rationalisme, ni à la
rationalité. Ces rêveries n'ont absolument rien à voir avec la question
de savoir si, oui ou non, la raison est le seul instrument disponible
pour l'homme dans ses efforts pour atteindre tout le savoir qui lui est
accessible. Les hommes qui cherchent la vérité honnêtement et
consciencieusement n'ont jamais prétendu que la raison et la recherche
scientifique soient capables de répondre à toutes les questions. Ils
étaient pleinement conscients des limitations imposées à l'esprit
humain. L'on ne saurait leur imputer la responsabilité des balourdises
de la philosophie de Haeckel ni du simplisme des diverses écoles
matérialistes.
Les philosophes
rationalistes eux-mêmes ont toujours veillé à montrer les bornes à la
fois de la théorie aprioriste et de la recherche empirique(1).
Le premier représentant de l'économie politique britannique, David Hume,
les utilitariens, et les pragmatistes américains ne sont certes pas
coupables d'avoir exagéré la capacité de l'homme d'atteindre la vérité.
Il serait plus plausible de reprocher à la philosophie des deux cents
dernières années un excès d'agnosticisme et de scepticisme qu'un excès
de confiance dans ce que peut réaliser l'esprit humain.
La révolte contre la
raison, qui est l'attitude mentale caractéristique de notre temps, n'a
pas eu pour cause un manque de modestie, de prudence et d'autocritique
de la part des philosophes. Pas davantage n'a-t-elle été due à des
échecs dans le développement de la science naturelle moderne. Les
stupéfiantes réussites de la technologie et de la thérapeutique parlent
un langage que nul ne peut ignorer. Il est sans espoir d'attaquer la
science moderne, que ce soit sous l'angle de l'intuitionnisme et du
mysticisme, ou de quelque autre point de vue. La révolte contre la
raison a pris une autre cible. Elle ne visait pas la science naturelle,
mais l'économie. L'attaque contre les sciences naturelles n'a été que la
conséquence logiquement nécessaire de l'attaque contre l'économie. L'on
ne pouvait se permettre de détrôner la raison dans un domaine seulement,
et de ne pas la mettre en question aussi dans les autres champs du
savoir.
Le grand bouleversement a
été engendré par la situation historique qui existait au milieu du XIXe
siècle. Les économistes avaient entièrement démoli les illusions
fantastiques des utopistes socialistes. Les déficiences du système
classique les empêchèrent de saisir pourquoi tout plan socialiste
quelconque est nécessairement irréalisable; mais ils en savaient assez
pour démontrer la futilité de tous les projets socialistes formulés
jusqu'à leur époque. Les idées communistes n'avaient plus aucun crédit.
Les socialistes étaient incapables d'opposer une objection quelconque
aux critiques qui pulvérisaient leurs programmes visionnaires ou
d'avancer quelque argument à leur appui. Il semblait que le socialisme
fût mort pour toujours.
Une voie seulement
pouvait mener les socialistes hors de cette impasse. Ils pouvaient
attaquer la logique et la raison, et substituer l'intuition mystique au
raisonnement. Ce fut le rôle historique de Karl Marx que de proposer
cette solution. Partant du mysticisme dialectique de Hegel, il s'arrogea
sereinement pour lui-même la capacité de prédire l'avenir. Hegel
prétendait savoir que l'Esprit, en créant l'univers, entendait amener la
monarchie de Frédéric Guillaume III. Mais Marx était mieux informé des
plans de l'Esprit. Il savait que la Cause finale de l'évolution
historique était l'avènement du millenium socialiste. Le socialisme est
destiné à venir « avec l'inexorabilité d'une loi de nature ». Et comme,
selon Hegel, chaque stade dernier venu de l'histoire est un stade
supérieur et meilleur, il ne pouvait y avoir de doute que le socialisme,
stade ultime et final de l'évolution du genre humain, serait parfait à
tous les points de vue. Il est par conséquent inutile de discuter des
détails du fonctionnement d'une Cité socialiste. L'Histoire, au moment
voulu, réglera tout pour le mieux. Elle n'a que faire de l'avis des
hommes mortels.
Il restait encore le
principal obstacle à surmonter: la critique dévastatrice des
économistes. Marx avait une solution toute prête. La raison de l'homme,
affirma-t-il, est congénitalement inapte à trouver la vérité. La
structure logique de l'esprit est différente selon les classes sociales
diverses. Il n'existe pas de logique universellement valable. Ce que
l'esprit produit ne peut être autre chose qu'une « idéologie »,
c'est-à-dire dans la terminologie marxiste, un ensemble d'idées
déguisant les intérêts égoïstes de la classe sociale à laquelle
appartient celui qui pense. Donc, l'esprit « bourgeois » des économistes
est entièrement incapable de produire plus qu'une apologie du
capitalisme. Les enseignements de la science « bourgeoise », rejetons de
la logique « bourgeoise », ne sont d'aucune utilité pour les
prolétaires, la classe montante destinée à abolir toutes classes et à
convertir la terre en un jardin d'Eden.
Mais, bien sûr, la
logique des prolétaires n'est pas seulement une logique de classe. « Les
idées de la logique prolétarienne ne sont pas des idées de partis, mais
l'émanation de la logique pure et simple »(2).
De plus, en vertu d'un privilège spécial, la logique de certains
bourgeois élus n'est pas entachée du péché originel d'être bourgeoise.
Karl Marx, le fils d'un juriste aisé, marié à la fille d'un noble
prussien, et son collaborateur Frederik Engels, un riche industriel du
textile, n'ont jamais douté qu'ils fussent eux-mêmes au-dessus de la loi
et que, malgré leur arrière-plan bourgeois, ils fussent dotés du pouvoir
de découvrir la vérité absolue.
C'est la tâche de
l'histoire de décrire les conditions historiques qui ont rendu populaire
une doctrine aussi rudimentaire. L'économie a une autre tâche. Elle doit
analyser tant le polylogisme marxiste que les autres espèces de
polylogisme formées sur son modèle, et montrer leurs erreurs et
contradictions.
2 / L'aspect logique du polylogisme |
Le polylogisme marxiste affirme que la structure logique de l'esprit est
différente entre membres de classes sociales différentes. Le polylogisme
racial diffère du marxiste seulement en ceci, qu'il assigne à chaque
race une structure logique particulière de son esprit, et soutient que
tous les membres d'une même race, quelle que puisse être leur
appartenance de classe, sont dotés de cette structure logique
particulière.
Il n'est pas besoin
d'entrer ici dans une critique des concepts de classe sociale et
de race tels qu'employés par ces doctrines. Il n'est pas
nécessaire de demander aux marxistes quand et comment un prolétaire qui
parvient à rejoindre les rangs de la bourgeoisie change son esprit
prolétarien en un esprit bourgeois. Il est superflu de demander aux
racistes d'expliquer quelle sorte de logique est propre aux gens qui ne
sont pas de race pure. Des objections beaucoup plus sérieuses doivent
être soulevées.
Ni les marxistes, ni les
racistes ni les adeptes d'aucune autre branche du polylogisme ne sont
jamais allés plus loin que de déclarer que la structure logique de
l'esprit est différente selon les classes, ou les races, ou les nations.
Ils ne se sont jamais aventurés à démontrer précisément en quoi la
logique des prolétaires diffère de la logique des bourgeois, ou en quoi
la logique des Aryens diffère de la logique des non-Aryens, ou la
logique des Allemands de la logique des Français ou des Anglais. Aux
yeux des marxistes la théorie ricardienne des coûts comparés est sans
valeur parce que Ricardo était un bourgeois. Les racistes allemands
condamnent la même théorie parce que Ricardo était juif, et les
nationalistes allemands parce qu'il était Anglais. Quelques professeurs
allemands ont avancé simultanément ces trois arguments contre la
validité des enseignements de Ricardo. Néanmoins, il ne suffit pas de
rejeter en bloc une théorie en démasquant l'arrière-plan de son auteur.
Ce qu'il faut c'est d'abord exposer un système de logique différent de
celui qu'emploie l'auteur critiqué. Puis il serait nécessaire d'examiner
la théorie contestée, point par point, et de montrer à quel endroit du
raisonnement des déductions sont opérées qui – bien que correctes du
point de vue de la logique de l'auteur – ne sont pas valables du point
de vue de la logique prolétarienne, ou aryenne, ou germanique. Et
finalement, il devrait être expliqué à quelle sorte de conclusions doit
conduire le remplacement des déductions fautives de l'auteur, par des
déductions correctes d'après la logique de celui qui le critique. Comme
chacun sait, cela n'a jamais et ne pourra jamais être tenté par qui que
ce soit.
Puis il y a le fait qu'il
existe des désaccords sur des problèmes essentiels, parmi des gens
appartenant à la même classe, race ou nation. Malheureusement, disent
les nazis, il y a des Allemands qui ne pensent pas d'une façon
correctement allemande. Mais si un Allemand ne pense pas nécessairement
toujours comme il le devrait, s'il peut arriver qu'il pense à la manière
d'un homme équipé d'une logique non germanique, qui va décider quelles
sont les idées d'Allemands vraiment germaniques et lesquelles sont non
germaniques? Feu le Pr Oppenheimer dit que « L'individu se trompe
souvent en veillant à ses intérêts; une classe ne se trompe jamais sur
le long terme »(3).
Cela suggérerait l'infaillibilité d'un vote majoritaire. Néanmoins, les
nazis ont rejeté la décision par vote majoritaire comme manifestement
non allemande. Les marxistes rendent un hommage verbal au principe
démocratique du vote à la majorité(4).
Mais chaque fois qu'il s'agit d'en faire usage pour décider, ils se
prononcent pour la loi de la minorité pourvu que ce soit la loi de leur
propre parti. Rappelons-nous comment Lénine a dispersé par la force
l'Assemblée constituante, élue sous les auspices de son propre
gouvernement au suffrage des adultes, parce qu'un cinquième seulement de
ses membres étaient des bolcheviks.
Un partisan conséquent du
polylogisme aurait à soutenir que des idées sont correctes parce que
leur auteur est membre de la classe, nation, ou race appropriée. Mais la
cohérence n'est pas un de leurs points forts. Ainsi, les marxistes sont
prêts à décerner le qualificatif de « penseur prolétarien » à quiconque
soutient une doctrine qu'ils approuvent. Tous les autres, ils les
disqualifient soit comme ennemis de classe, soit comme
« social-traîtres ». Hitler eut même la franchise d'admettre que la
seule méthode dont il disposait pour trier les vrais Allemands d'entre
les bâtards et les étrangers, consistait à énoncer un programme
authentiquement allemand et à voir qui était prêt à appuyer ce programme(5).
Un homme brun dont les caractères physiques ne répondaient en rien au
prototype de la race maîtresse des Aryens blonds, s'arrogeait le don de
découvrir la seule doctrine adéquate à l'esprit germanique, et de
chasser des rangs des Allemands tous ceux qui n'acceptaient pas cette
doctrine, quelles que puissent être leurs caractéristiques physiques. Il
n'est pas besoin d'autre preuve pour démontrer l'insincérité de la
doctrine tout entière.
3 / L'aspect praxéologique du polylogisme |
Une idéologie, au sens marxiste de ce terme, est une doctrine qui, bien
qu'erronée du point de vue de la correcte logique des prolétaires, est
profitable aux intérêts égoïstes de la classe qui l'a élaborée. Une
idéologie est objectivement viciée, mais elle sert les intérêts de la
classe du penseur, précisément en fonction de son vice. Beaucoup de
marxistes croient avoir prouvé cette affirmation en soulignant que les
gens n'ont pas soif de connaissance pour l'amour de la connaissance
seule. Le but du savant est d'ouvrir la voie pour une action qui
réussisse. Les théories sont toujours élaborées en vue d'une application
pratique. La pure science et la recherche désintéressée de la vérité,
cela n'existe pas.
Pour la clarté de la
discussion, nous pouvons admettre que tout effort pour atteindre la
vérité est motivé par des considérations d'utilisation pratique dans la
poursuite de quelque objectif. Mais ce n'est pas une réponse à la
question de savoir pourquoi une théorie « idéologique » – c'est-à-dire
fausse – serait capable de rendre service, mieux qu'une théorie
correcte. Le fait que l'application pratique d'une théorie ait
effectivement les résultats prédits sur la base de cette théorie, est
universellement considéré comme une confirmation de sa qualité de
théorie correcte. Il est paradoxal d'affirmer qu'une théorie viciée
puisse être, d'aucun point de vue, plus utile qu'une correcte.
Les hommes emploient des
armes à feu. Afin d'améliorer ces armes ils ont élaboré la science de la
balistique; mais bien entendu – précisément parce qu'ils désiraient
chasser du gibier et se tuer les uns les autres une balistique correcte.
Une balistique simplement « idéologique » n'aurait eu aucune utilité.
Pour les marxistes,
l'idée que les savants travaillent pour la connaissance seule est une
« comédie effrontée » des savants. Ils déclarent ainsi que Maxwell a été
conduit à sa théorie des ondes électromagnétiques, parce que les hommes
d'affaires mouraient d'envie de télégraphes sans fils(6).
Il n'importe nullement, pour le problème de l'idéologie, que cela soit
vrai ou faux. La question est de savoir si le fait allégué, que les
industriels du XIXe siècle considéraient la télégraphie sans fil comme
« la pierre philosophale et l'élixir de jouvence »(7),
obligea Maxwell à formuler une théorie correcte, ou une superstructure
idéologique des égoïstes intérêts de classe de la bourgeoisie. Il est
hors de doute que la recherche bactériologique a été inspirée non
seulement par le désir de combattre les maladies infectieuses, mais
encore par le désir des producteurs de vin et de fromage d'améliorer
leurs méthodes de production. Mais le résultat obtenu n'a certainement
pas été « idéologique » au sens marxiste.
Ce qui a conduit Marx à
inventer sa doctrine des idéologies fut le désir de saper le prestige de
la science économique. Il était pleinement conscient de l'incapacité où
il était de réfuter les objections soulevées par les économistes, quant
à la praticabilité des plans socialistes. En fait, il était si fasciné
par le système théorique de l'économie classique britannique qu'il le
croyait fermement inexpugnable. Ou bien il n'avait jamais eu
connaissance des doutes que la théorie classique de la valeur éveillait
dans l'esprit de savants judicieux, ou bien s'il en avait entendu
parler, il n'en avait pas compris le poids. Ses propres idées
économiques n'étaient guère davantage qu'une version confuse de celles
de Ricardo. Quand Jevons et Menger inaugurèrent une nouvelle ère de la
pensée économique, sa carrière d'écrivain économique était déjà
terminée; le premier volume de Das Kapital avait déjà été publié
depuis plusieurs années. La seule réaction de Marx à la théorie
marginale de la valeur fut qu'il différa la publication des volumes
suivants de son principal traité. Ils n'ont été mis à la disposition du
public qu'après sa mort.
En développant sa
doctrine de l'idéologie, Marx vise exclusivement l'économie et la
philosophie sociale de l'utilitarisme. Sa seule intention était de
détruire la réputation d'enseignements économiques qu'il était
impuissant à réfuter par la voie de la logique et du raisonnement
systématique. Il donna à sa doctrine la forme d'une loi universelle
valable pour la totalité de l'ère historique des classes sociales, parce
qu'un énoncé qui s'applique uniquement à un fait historique déterminé ne
pourrait être considéré comme une loi. Pour les mêmes raisons, il ne
restreignit pas la validité de sa doctrine à la seule pensée économique,
mais l'étendit à toutes les branches du savoir.
Le service que l'économie
bourgeoise rendait à la bourgeoisie était double, aux yeux de Marx. Elle
avait aidé les bourgeois d'abord dans leur lutte contre la féodalité et
le despotisme royal, et par la suite elle les aidait de nouveau dans
leur lutte contre la classe montante des prolétaires. Elle fournissait
une justification rationnelle et morale à l'exploitation capitaliste.
Elle constituait, si nous voulons user d'une notion élaborée après la
mort de Marx, une rationalisation des prétentions des capitalistes(8).
Les capitalistes, honteux dans leur subconscient de l'avidité mesquine
motivant leur conduite et vivement désireux d'éviter la désapprobation
sociale, encouragèrent leurs flatteurs parasites – les économistes – à
répandre des doctrines qui les pourraient réhabiliter dans l'opinion
publique.
Or, recourir à la notion
de rationalisation fournit une description psychologique des mobiles qui
ont incité un homme ou un groupe d'hommes à formuler un théorème ou une
théorie entière. Mais cela n'affirme rien quant à la validité ou la
non-validité de la théorie proposée. S'il est prouvé que la théorie en
question est insoutenable, la notion de rationalisation est une
interprétation psychologique des causes qui ont induit ses auteurs en
erreur. Mais si nous ne sommes pas en mesure de trouver une faute
quelconque dans la théorie avancée, aucun recours au concept de
rationalisation ne peut l'invalider de quelque manière que ce soit. S'il
était vrai que les économistes n'avaient dans leur subconscient aucun
autre dessein que de justifier les injustes prétentions des
capitalistes, leurs théories pourraient néanmoins être absolument
correctes. Il n'y a pas de moyen de démasquer une théorie fausse, autre
que de la réfuter par le raisonnement discursif et de lui substituer une
théorie meilleure. Lorsque nous étudions le théorème de Pythagore, ou la
théorie des coûts relatifs, nous n'avons aucun intérêt pour les facteurs
psychologiques qui ont poussé Pythagore et Ricardo à construire ces
théorèmes, bien que cela puisse être d'importance pour l'historien et le
biographe. Pour la science, la seule question pertinente est de savoir
si, oui ou non, ces théorèmes peuvent soutenir l'épreuve de l'examen
rationnel. L'arrière-plan social ou racial de leur auteur est en dehors
du sujet.
C'est un fait que dans la
poursuite de leurs intérêts égoïstes les gens tentent d'utiliser des
doctrines plus ou moins universellement acceptées de l'opinion publique.
En outre, ils cherchent à inventer et propager des doctrines dont ils
pourraient tirer parti pour leurs intérêts propres. Mais ceci n'explique
pas pourquoi de telles doctrines, favorisant les intérêts d'une minorité
et contraires aux intérêts du reste du peuple, sont adoptées par
l'opinion publique. Il n'importe pas que de telles doctrines «
idéologiques » soient le produit d'une « fausse conscience » qui
forcerait l'homme à penser, sans le savoir, dans un sens qui serve les
intérêts de sa classe, ou qu'elles soient le produit d'une distorsion
intentionnelle de la vérité: elles doivent affronter les idéologies des
autres classes et essayer de les supplanter. Alors émerge une rivalité
entre les idéologies antagonistes. Les marxistes expliquent la victoire
et la défaite, dans de tels conflits, comme le résultat de
l'intervention d'une providence historique. L'Esprit, le mythique
Premier Moteur, opère suivant un plan défini. Il conduit l'humanité, à
travers divers stades préliminaires, jusqu'à la béatitude finale du
socialisme. Chaque stade est le produit d'un certain état de la
technologie; toutes ses autres caractéristiques sont la superstructure
idéologique nécessaire de cet état de la technologie. L'Esprit fait en
sorte que l'homme invente en temps voulu les idées technologiques
adéquates au stade dans lequel il vit, et qu'il les fasse passer dans la
réalité. Tout le reste est une excroissance de l'état de la technologie.
Le moulin à bras a fait la société féodale; le moulin à vapeur a fait le
capitalisme(9).
La volonté humaine et la raison jouent seulement un rôle ancillaire dans
ces changements. La loi inexorable du développement historique force les
hommes – indépendamment de leur volonté – à penser et à se comporter
selon les schémas correspondant à la base matérielle de leur époque. Les
hommes s'illusionnent en croyant qu'ils sont libres de choisir entre des
idées diverses et entre ce qu'ils appellent vérité et erreur. Par
eux-mêmes ils ne pensent pas; c'est la providence historique qui se
manifeste dans leurs pensées.
Ceci est une doctrine
purement mystique. La seule preuve offerte à l'appui est la référence à
la dialectique hégélienne. La propriété privée capitaliste est la
première négation de la propriété privée individuelle. Elle engendre,
avec l'inexorabilité d'une loi de nature, sa propre négation, à savoir
la propriété commune des moyens de production)
(10). Toutefois, une doctrine
mystique fondée sur l'intuition ne perd point son mysticisme en faisant
appel à une autre doctrine non moins mystique. Cet artifice ne répond en
aucune façon à la question: pourquoi un penseur doit-il nécessairement
élaborer une idéologie en accord avec les intérêts de sa classe? Afin de
pousser plus loin la discussion, admettons que les pensées d'un homme
doivent aboutir à des doctrines avantageant ses intérêts. Mais les
intérêts d'un homme sont-ils nécessairement identiques à ceux de
l'ensemble de sa classe? Marx lui-même dut admettre que l'organisation
des prolétaires en une classe, et par suite en un parti politique, est
continuellement contrariée par la concurrence entre les travailleurs
eux-mêmes(11).
C'est un fait indéniable qu'il existe un conflit irréductible d'intérêts
entre ceux des travailleurs qui sont employés au tarif syndical et ceux
qui restent sans emploi parce que l'imposition des tarifs syndicaux
empêche l'offre et la demande de travail de trouver le prix approprié à
leur équilibre. Il n'est pas moins vrai que les intérêts des
travailleurs des pays comparativement surpeuplés et ceux des pays
comparativement sous-peuplés sont antagonistes en matière de barrières
aux migrations. L'affirmation que les intérêts de tous les prolétaires
requièrent uniformément la substitution du socialisme au capitalisme,
est un postulat arbitraire de Marx et des autres socialistes. Cela ne
peut être prouvé en déclarant simplement que l'idée socialiste est
l'émanation de la pensée prolétarienne et par conséquent certainement
bénéfique pour les intérêts du prolétariat comme tel.
Une interprétation en
vogue des vicissitudes du commerce extérieur britannique, fondée sur les
idées de Sismondi, Frederick List, Marx, et de l'École historique
allemande, se présente de la manière suivante: dans la seconde partie du
XVIIIe siècle et dans la majeure partie du XIXe siècle, les intérêts de
classe de la bourgeoisie britannique réclamaient une politique de
libre-échange. En conséquence, l'économie politique britannique élabora
une doctrine de libre-échange, et les manufacturiers britanniques
organisèrent un mouvement populaire qui réussit finalement à faire
abolir les tarifs protecteurs. Puis par la suite les conditions
changèrent. La bourgeoisie britannique ne pouvait plus désormais
soutenir la concurrence des manufactures étrangères et avait grandement
besoin de tarifs protecteurs. En conséquence, les économistes
substituèrent une théorie de la protection à la désuète idéologie de
libre-échange, et la Grande-Bretagne en revint au protectionnisme.
La première erreur, dans
cette interprétation, est de considérer la « bourgeoisie » comme une
classe homogène composée de membres dont les intérêts sont identiques.
Un homme d'affaires est toujours dans la nécessité d'ajuster la conduite
de ses affaires aux données institutionnelles de son pays. Dans le long
terme il n'est, en sa qualité d'entrepreneur et de capitaliste, ni
favorisé ni gêné par les droits de douane ou par leur inexistence. Il se
tournera vers la production des utilités qu'il peut fournir avec le
meilleur profit dans l'état de choses donné. Ce qui peut léser ou
avantager ses intérêts à court terme, c'est seulement qu'il y ait des
changements dans le cadre institutionnel. Mais de tels changements
n'affectent pas les diverses branches d'activité et les diverses
entreprises, de la même façon et avec la même ampleur. Une mesure qui
avantage telle branche ou entreprise peut nuire à d'autres branches ou
entreprises. Ce qui compte pour un chef d'entreprise, c'est seulement un
nombre limité d'articles du tarif douanier. Et relativement à ces
articles les intérêts des diverses branches et firmes sont le plus
généralement antagonistes.
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