Appliquant à la lettre les préceptes du regretté Henry Laborit qui
en écrivit jadis l’éloge, j’ai donc choisi la fuite. Non à Varennes
comme les rois de France mais à Lisbonne, capitale du Portugal et
ville symbole (et symbiose!) de l’oeuvre du grand
Fernando
Pessoa (1888-1935).
Lequel n’est pas un penseur ou un économiste libéral oublié ou
méconnu, mais bel et bien l’un des écrivains les plus singuliers –
et donc les plus libres – que l’histoire littéraire nous ait donné.
On comprendra par conséquent qu’avant d’aborder le sujet qui nous
occupe – quand la liberté est nulle part, il faut l’imaginer en nous
–, il me faille dire un mot de la vie et de l’oeuvre de ce dernier.
Car si Camoes (1525-1580) est bien le grand écrivain épique du
Portugal (l’équivalent de Cervantes pour les Espagnols et de Dante
pour les Italiens) – celui qui relata dans ses « Lusiades » les
extraordinaires aventures maritimes de ces navigateurs qui, tel
Vasco de Gama, firent la gloire de ce petit pays et du même coup, de
ses habitants un grand peuple –, l’écrivain de coeur reste Fernando
Pessoa.
Et d’ailleurs, quand le premier, Camoes, trône sur son piédestal, au
sommet d’une colonne hiératique dominant la place qui porte son nom,
le second, Pessoa, est tranquillement assis, quelques mètres plus
loin, à la terrasse d’un café de la rue Garett. Si tranquillement et
si naturellement qu’on le croirait tout près de nous adresser la
parole et de prendre un apéritif en notre compagnie.
Fernando Pessoa, dont l’oeuvre fut ignorée du grand public de son
vivant, passa toute sa vie à Lisbonne. « Ô ma Lisbonne, mon foyer. »
Et quand son ami, le poète Luis de Montalvor, s’indignait qu’il ne
fût pas reconnu à sa juste valeur, Pessoa le tranquillisait d’un
« Laissez faire, car, quand je mourrai, il y en aura des caisses
pleines ». Et en effet, à sa mort en 1935 à l’âge de quarante-sept
ans, Pessoa léguera à la postérité une malle contenant des dizaines
de manuscrits que personne à part lui n’avait jamais lus.
L’oeuvre de Pessoa fait corps avec Lisbonne et ce quartier de la
Baixa dont les noms de rues n’ont pas changé depuis l’époque où il y
vivait. Menant l’existence peu exaltante d’un modeste employé aux
écritures, sa vie fut toute imaginaire et rares sont ceux qui, en le
côtoyant, ont pu imaginer coudoyer non seulement l’un des plus
grands écrivains de langue portugaise de tous les temps mais encore
l’un des plus grands génies littéraires que ce monde ait porté.
Son fantôme hante Lisbonne et l’on ne serait pas particulièrement
étonné de le voir déboucher d’un coin de rue, descendre du tramway
ou s’attabler à la terrasse d’un restaurant. Sa présence douce et
bienveillante est partout à la fois, elle nous protège et nous
fortifie. Médium à ses heures, Pessoa n’eût pas démenti le propos.
En portugais, Pessoa signifie personne ou quelqu’un. Il n’est donc
guère étonnant que l’écrivain, à travers l’usage de nombreux
hétéronymes (identités virtuelles), ait voulu montrer qu’il était
non pas un, mais plusieurs. Plus encore que Rimbaud avec son « je
est un autre », Pessoa s’est démultiplié, endossant, au point de se
confondre avec eux, la personnalité de plusieurs écrivains
imaginaires (Alberto Caeiro, Ricardo Reis, Alvaro de Campos,
Bernardo Soares) très différents les uns les autres par leur
pedigree, leur histoire, leur style, leur mode de pensée, leur
comportement, leur langage et leurs préoccupations.
Ce jeu des hétéronymes qui n’en est d’ailleurs pas un, reflète
parfaitement cette multiplicité d’individus qui se trouvent en
chacun de nous et qui selon les circonstances ou les humeurs
trouveront à s’exprimer ou non. Heureux les imbéciles aux
personnalités monolithiques qui échappent à ce travers ou cette
tentation!
Pessoa, lui, passa sa vie à explorer ces « moi » et « soi » multiples
qui s’offrent à chacun de nous, incapable de choisir et de dire qui
était le vrai Pessoa, si tant est qu’il fût nécessaire qu’il y en
eût un.
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