Il est vrai qu'un syndicat conduit à un situation identifiable. Il est
cependant faux de dire que le salaire horaire syndical est un
prix de monopole(58).
Car la caractéristique d'un monopoleur est précisément de monopoliser un
facteur ou un bien. Pour obtenir un prix de monopole, il ne vend qu'une
partie de son stock et s'abstient de vendre l'autre partie, parce
que vendre une plus faible quantité fait monter les prix sur une courbe
de demande inélastique. La caractéristique unique du travail dans une
société libre, toutefois, est qu'elle ne peut pas être
monopolisée. Chaque individu se possède lui-même et ne peut pas
appartenir à un autre individu ou à un groupe. Par conséquent, en ce qui
concerne le travail, aucun homme ou aucun groupe ne peut posséder le
stock total de travail et en retenir une partie hors du marché. Chaque
homme se possède.
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Appelons P le stock total du produit d'un monopoleur. Lorsqu'il
garde W unités afin d'obtenir un prix de monopole pour P-W,
l'augmentation de revenu obtenue pour P-W doit plus que compenser
la perte de revenu subie en ne vendant pas W. L'action d'un
monopoleur est toujours limitée par la perte de revenu liée à la
quantité retirée de la vente. Mais cette limitation ne s'applique pas
dans le cas des syndicats. Comme chaque homme se possède, les offreurs
« retirés du marché » sont des personnes différentes de celles
qui obtiennent des revenus accrus. Si un syndicat, d'une façon ou d'une
autre, obtient un prix plus élevé que ses membres ne recevraient en
vendant individuellement leur travail, son action n'est pas
contrebalancée par la perte de revenue subie par les travailleurs
« retirés du marché ». Si un syndicat obtient des salaires horaires plus
élevés, certains travailleurs gagnent plus tandis que d'autres sont
exclus du marché et perdent le revenu qu'ils auraient pu obtenir. Un tel
prix plus élevé (pour le salaire horaire) est appelé un prix de
restriction.
Quel que soit le critère
retenu, un prix de restriction est « pire » qu'un « prix de monopole ».
Comme le syndicat restrictionniste n'a pas à se soucier des travailleurs
exclus du marché et ne perd aucun revenu de cette exclusion, l'action de
restriction n'est pas limitée par l'élasticité de la demande de travail.
Car les syndicats n'ont besoin que de maximiser le revenu net des
membres qui travaillent ou, en fait, qui font partie de la
bureaucratie syndicale elle-même(59).
Comment un syndicat
obtient-il un tel prix? La figure 69 nous le montre. La courbe de
demande concerne un facteur du travail dans une industrie. DD est
la courbe de demande de travail dans l'industrie, SS la courbe
d'offre. Les deux courbes sont données pour le nombre de travailleurs en
abscisse et le salaire horaire en ordonnée. À l'équilibre du marché,
l'offre de travailleurs proposant leur travail dans l'industrie coupera
la demande de travail pour un nombre OA de travailleurs et un
salaire horaire AB. Supposons maintenant qu'un syndicat entre en
jeu sur ce marché du travail et qu'il décide que ses membres réclameront
un salaire horaire plus élevé que AB, disons OW. Ce que
font les syndicats, en fait, c'est insister sur un certain salaire
horaire minimum en dessous duquel ils refusent de travailler dans cette
industrie.
L'effet de la décision
syndicale est de déplacer la courbe d'offre de travail disponible dans
l'industrie vers la droite horizontale correspondant au salaire horaire
WW', qui monte de façon à couper la courbe SS en E.
Le prix minimum du travail de réserve dans cette industrie a augmenté et
ceci pour tous les travailleurs, de telle sorte qu'il n'existe plus de
travailleurs offrant des prix de réserve plus bas qui seraient prêts à
travailler pour moins. Avec une courbe d'offre se déplaçant vers WE,
le nouveau point d'équilibre sera C au lieu de B. Le
nombre de travailleurs employés sera WC et le salaire horaire
OW.
Le syndicat a ainsi
réussi à mettre en place un salaire horaire de restriction. Celui-ci
peut être obtenu quelle que soit l'allure de la courbe de demande, sous
la seule hypothèse qu'elle soit décroissante. Elle l'est à cause de la
VAPM [Valeur actualisée du produit marginal (Discounted Marginal
Value Product). C'est-à-dire le revenu monétaire attribuable à une
unité d'un facteur, actualisée en raison de la préférence pour le
présent qui donne moins de valeur à une somme d'argent disponible dans
le futur par rapport à cette même somme disponible immédiatement, toutes
choses égales par ailleurs. Voir Man, Economy and State, Chapitre
7. NdT] décroissante d'un facteur et de l'utilité marginale décroissante
du produit. Mais un sacrifice a été fait – plus précisément, il y a
désormais moins de travailleurs employés, d'une quantité CF.
Que leur arrive-t-il? Ces travailleurs tenus à l'écart sont les
principaux perdants de la procédure. Comme le syndicat représente les
travailleurs restants, il n'a pas à se soucier, comme devrait le faire
un monopoleur, du sort de ces individus. Ils devront, au mieux, partir
(c'est possible car le travail est un facteur non spécifique) pour une
autre industrie – non syndicalisée. Toutefois, le problème est qu'ils
sont moins adaptés à cette nouvelle industrie. Le fait qu'ils étaient
dans l'industrie désormais syndiquée signifie que leur VAPM était plus
élevée dans cette industrie que dans celle vers laquelle ils doivent se
replier. Leur salaire horaire y sera par conséquent plus faible. De
plus, leur entrée dans cette autre industrie fera baisser les salaires
des travailleurs y étant déjà.
En résumé, et au mieux,
un syndicat ne peut obtenir un salaire horaire de restriction plus élevé
pour ses membres qu'au prix d'une baisse des salaires horaires des
autres travailleurs de l'économie. Les efforts de production de
l'économie sont également altérés. Mais en outre, plus grands sont le
champ d'action syndicale et le restrictionnisme dans l'économie, plus
difficile il sera pour les travailleurs de changer d'endroit et de
métier afin de trouver un havre de paix non syndiqué où travailler. Et
la tendance sera de plus en plus à ce que les travailleurs écartés
restent de façon permanente ou quasi permanente au chômage, désirant
ardemment travailler mais incapables de trouver les occasions d'un
emploi non soumis à la restriction. Plus grande est l'influence du
syndicalisme, plus un chômage de masse permanent aura tendance à se
développer.
Les syndicats essaient
d'éliminer autant que possible les « échappatoires » du non
syndicalisme, de fermer les portes de sortie où les travailleurs déçus
peuvent trouver un emploi. Ceci s'appelle « mettre fin à la concurrence
injuste du travail non syndiqué à bas salaire ». Un contrôle syndical
universel et un restrictionnisme signifieraient un chômage permanent,
croissant toujours en proportion du degré avec lequel les syndicats
exercent leurs restrictions.
Un mythe courant veut que
seuls les syndicats « corporatifs » à l'ancienne, qui limitent
délibérément leur groupe professionnel à des métiers très qualifiés
comprenant assez peu de membres, peuvent restreindre l'offre de travail.
Ils maintiennent souvent des standards exigeants d'appartenance à la
corporation et mettent en place des dispositifs nombreux pour diminuer
l'offre de travail potentielle. Cette restriction directe de l'offre
rend sans aucun doute plus facile l'obtention de salaires élevés pour
les travailleurs restants. Mais c'est une grande erreur de croire que
les nouveaux syndicats « industriels » de peuvent pas limiter l'offre.
Le fait qu'ils accueillent autant de membres que possible dans une
industrie cache leur politique de restriction. Le point crucial est que
les syndicats insistent pour faire respecter un salaire horaire minimum
plus élevé que ne pourrait obtenir le facteur de travail donné sans
syndicat. En agissant ainsi, comme nous le voyons sur la figure 69, ils
font obligatoirement baisser le nombre de personnes qu'un employeur peut
embaucher. Et la conséquence de leur politique est donc de limiter
l'offre de travail, alors qu'au même moment ils affirment pieusement
être globaux et démocratiques, au contraire des « aristocrates » snobs
des syndicats corporatifs.
En réalité, le
syndicalisme industriel a des conséquences plus dévastatrices que le
syndicalisme corporatif. Car ce dernier, se produisant dans un domaine
réduit, ne modifie et n'abaisse les salaires que d'un petit nombre de
travailleurs. Les syndicats industriels, plus grands et plus généraux,
diminuent les salaires et déplacent les travailleurs sur une grande
échelle et, ce qui est encore plus important, peuvent causer un chômage
de masse permanent(60).
Il existe une autre
raison pour laquelle un syndicat ouvertement restrictif causera moins de
chômage qu'un syndicat moins dur. C'est que celui qui retreint les
adhésions sert d'avertissement clair aux travailleurs qui espèreraient
entrer dans l'industrie dont le syndicat barre l'entrée. Il s'ensuit que
ces travailleurs chercheront ailleurs, où ils pourront trouver un
emploi. Mais supposons que le syndicat soit démocratique et ouvert à
tous. Dès lors, on peut décrire ses activités à l'aide de la figure 69:
il obtient un salaire horaire plus élevé OW pour ses membres.
Mais un tel salaire, comme on le voit sur la courbes SS, attire
plus de travailleurs dans l'industrie. En d'autres mots, alors que OA
travailleurs étaient employés au salaire précédent AB (sans
syndicat), le syndicat a gagné un salaire OW. À ce salaire, seuls
WC travailleurs peuvent être utilisés dans cette industrie. Mais,
ce salaire attire plus de travailleurs qu'auparavant, en fait
WE. Le résultat, c'est qu'au lieu de n'avoir que CF
travailleurs devenant chômeurs à cause de la politique restrictive du
syndicat, c'est CE qui seront sans emploi dans cette industrie,
c'est-à-dire plus.
Ainsi, un syndicat ouvert
n'a pas la vertu du syndicat fermé – le rejet rapide des travailleurs
écartés de l'industrie syndiquée. Au contraire, il attire encore plus de
travailleurs vers l'industrie, aggravant et gonflant ainsi le
niveau de chômage. Avec cette déformation les signaux du marché, il
faudra beaucoup plus de temps pour que les travailleurs se rendent
compte qu'il n'y a pas d'emplois disponibles dans cette industrie. Plus
grande est l'étendue des syndicats ouverts dans l'économie, et plus
grande est la différence entre les salaires du marché et ceux obtenus
suite à la restriction, plus grave sera le problème du chômage.
Le chômage et la mauvaise
utilisation du travail, causés par des salaires horaires de restriction,
ne sont pas nécessairement directement visibles. Une industrie peut, par
exemple, être particulièrement profitable et prospère, que ce soit à
cause de la hausse de la demande des consommateurs pour le produit ou en
raison d'une innovation abaissant les coûts de production. Sans
syndicat, l'industrie se développerait et emploierait plus de
travailleurs en réponse aux nouvelles conditions du marché. Mais si un
syndicat vient imposer un salaire horaire de restriction, il se peut
qu'il n'en résulte pas de licenciements des travailleurs existants déjà
dans l'industrie: en revanche, ce comportement empêche le développement
de l'industrie en réponse aux exigences de la demande des consommateurs
et des conditions du marché. En résumé, le syndicat détruit ici des
emplois potentiels et impose une mauvaise allocation de la
production en empêchant l'expansion. Il est vrai que, sans syndicat,
l'industrie ferait monter les salaires via le processus
d'expansion; mais si les syndicats imposent des salaires plus élevés dès
le départ, l'expansion ne se produira pas(61).
Certains adversaires du
syndicalisme vont jusqu'à soutenir que les syndicats ne peuvent
jamais être un phénomène du marché libre et sont toujours des
institutions « monopolistiques » ou coercitives. Bien que ce puisse être
le cas dans la pratique, ce n'est pas forcément vrai. Il est fort
possible que des syndicats surgissent sur un marché libre et même y
obtiennent des salaires horaires de restriction.
Comment peuvent-ils y
arriver? La réponse se trouve en considérant les travailleurs écartés.
Le problème clé est le suivant: pourquoi ces travailleurs se
laissent-ils mettre à l'écart par le salaire minimum syndical WW'?
Comme ils souhaitaient travailler pour moins auparavant, pourquoi
acceptent-ils désormais humblement d'être virés et d'avoir à chercher un
emploi moins rémunérateur? Pourquoi certains restent-ils satisfaits de
continuer dans une poche quasi permanente de chômage, en attendant
d'être mis à la porte quand les salaires sont trop élevés? La seule
réponse, en l'absence de coercition, est qu'ils placent haut sur leur
échelle de valeur le but de ne pas faire concurrence aux salaires du
syndicat. Les syndicats, naturellement, font tout pour persuader les
travailleurs, syndiqués ou non, tout comme le public général, de croire
dur comme fer dans le péché que représenterait le fait d'accepter un
salaire inférieur au tarif syndical. On peut le voir très clairement
dans les situations où les membres du syndicat refusent de continuer à
travailler dans une entreprise pour un salaire inférieur à un certain
minimum (ou dans des conditions de travail différentes). Cette situation
est connue sous le nom de grève. La chose la plus curieuse à
propos de la grève est le fait que les syndicats ont réussi à répandre
dans la société la croyance selon laquelle les grévistes travaillent
« en réalité » pour l'entreprise, même s'il refusent délibérément
et fièrement de le faire. La réponse naturelle de l'employeur, bien sûr,
est de se tourner ailleurs et d'embaucher des travailleurs qui
désirent travailler dans les conditions offertes. Pourtant, les
syndicats ont eu un succès remarquable dans la diffusion de l'idée que
quiconque accepte une telle offre – le « briseur de grève » – représente
la pire forme de vie humaine.
Dès lors, dans la mesure
où les travailleurs non syndiqués se sentent honteux ou coupables de
« briser une grève » ou d'entreprendre d'autres façons de concurrencer
les salaires syndicaux, les employés écartés et les chômeurs décident de
leur propre destin. En effet, ils se dirigent volontairement vers des
emplois moins rémunérateurs et moins satisfaisants, et restent
volontairement au chômage pendant de longues périodes. Ce chômage
est volontaire parce qu'il résulte de leur acceptation volontaire de
cette mystique qui leur demande de « ne pas passer outre le piquet de
grève » et de ne pas être un jaune.
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