Ainsi, les artistes et les intellectuels se sont inventé de
nouveaux langages. Des langages plus hermétiques. Plus
difficiles à comprendre pour quiconque n’en possédait pas au
préalable les clés. À l’aide d’un exemple, Carey explique la
mécanique:
Ortega y Gasset, dans La déshumanisation de
l'art et Idées sur le roman, reconnait que la
principale fonction de l’art moderne est
effectivement de partager le public en deux classes:
ceux qui le comprennent et ceux qui ne peuvent le
comprendre. L’art moderne n’est pas tant
impopulaire, comme il est antipopulaire. Il agit
« comme un agent social, lequel sépare la masse
informe des différentes castes d'hommes ». Processus
qu’accueille favorablement Ortega. |
M. Carey poursuit:
Par son côté aristocratique, l'art moderne oblige
les masses à se reconnaître pour ce qu'elles sont:
le « matériau inerte du procédé historique ». Il
aide aussi l’élite, la « minorité privilégiée aux
nobles sens », à se distinguer « dans l’insipide
masse de la société ». Le temps viendra, Ortega
prédit, quand la société se reconnaîtra elle-même
dans « deux ordres ou rangs: le glorieux et le
vulgaire ». L'art moderne, en démontrant que les
hommes ne sont pas tous égaux, accélère ce
développement historique. |
George Bernard Shaw, Ezra Pound, D.H. Lawrence, E.M.
Forster, Virginia Woolf, H.G. Wells, Aldous Huxley…, John
Carey donne plusieurs autres exemples de commentaires et
d‘analyses d’auteurs intellectuels qui ont décrié à leur
façon ce qu’ils appelaient « la masse ». Masse qui, comme le
souligne Carey, n’est en fait qu’une métaphore. Un terme qui
ne sert qu’à dénigrer une partie de la société, histoire de
mieux assoir sa propre supériorité. Car si on peut voir une
foule, on ne peut voir la masse.
Mais pourquoi se donner tout se trouble? Pourquoi ne pas
simplement ignorer cette masse? Pour José Ortega y Gasset,
il est clair que le fort accroissement de la natalité que
connaît l’Europe entre 1800 et 1914 (la population est
passée de 180 à 460 millions) aura d’importantes
conséquences sur l’ensemble de la société et, par le fait
même, sur l’élite dont il fait partie. Le philosophe
espagnol en traite dans son livre La révolte des masses.
Carey résume ainsi sa position:
Dans l'analyse d’Ortega, l'accroissement de la
population a eu diverses conséquences. Premièrement,
la surpopulation. Où que l’on regarde, il y a des
gens – dans les trains, les hôtels, les cafés, les
parcs, les théâtres, les cabinets de médecins, sur
les plages. Deuxièmement, il ne s’agit pas d’une
simple surpopulation; il s’agit d'une véritable intrusion. La foule a pris possession des lieux
créés par la civilisation pour l’élite. Troisième
conséquence: la dictature de la masse. Le facteur le
plus déterminant dans la vie politique actuelle en
Europe est l'accession complète des masses au
pouvoir. Ce triomphe de « l’hyperdémocratie » a créé
l'État moderne, ce qu’Ortega voit comme le danger le
plus menaçant pour la civilisation. Les masses
voient l'État comme une machine à produire les
plaisirs matériels qu'elles désirent; cet État
écrasera l'individu. |
En plus d’une perte de privilèges, l’élite voit son paysage
culturel modifié par l'arrivée de cette masse:
« La Loi sur l'éducation de 1871, explique [George
Bernard Shaw], produisait des lecteurs qui n'avaient
jamais achetés de livres auparavant, ou qui
n’auraient pas pu les lire s’ils l’avaient fait. »
De plus en plus, les éditeurs se rendaient compte
que les gens ne voulaient pas du George Eliot, ni de
l’« excessivement littéraire » Bernard Shaw, ils
voulaient plutôt des récits d'aventure tels L'île
au Trésor, de Stevenson, ou L'étrange cas du
Dr Jekyll et de Mr Hyde. Dans cette nouvelle
réalité, Shaw conclua, « qu’à titre d’intellectuel
dans la fleur de l’âge, il était complètement
dépassé ». |
En plus des romans, les journaux deviennent de plus en plus
« populaires »:
C'était pour approvisionner le public de nouveaux
lecteurs de la Loi sur l'éducation que le journal
populaire est né. […] Le principe de son [Lord
Northclift] nouveau journalisme était « donner au
public ce qu'il veut ». Pour les intellectuels,
naturellement, cela semblait inquiétant. Ces
derniers croient plutôt qu’il faille donner au
public ce que les intellectuels veulent;
voilà, de façon générale, ce qu'ils entendent par
éducation. De plus, le journal populaire
représentait une menace, parce qu'il créait une
culture alternative qui faisait fi de l'intellectuel
et qui le rendait redondant. (Mes italiques.) |
L’avènement des médias de masse – le radio, le film, les
journaux de Northclift – a provoqué « un renversement des
normes ». La petite minorité capable de discerner et
d’apprécier l'art et la littérature se sent « accablée » et
« coupée comme jamais auparavant des pouvoirs qui gouvernent
le monde ». Reste à savoir comment elle s’y est prise pour s’imposer auprès de
ces « pouvoirs qui règnent sur le
monde » et ainsi faire en sorte qu'une culture moins
accessible (plus déconnectée) devienne une importante norme en matière d’art
moderne et de bon goût.
Valeur commerciale, nulle |
La création ...et j'ai repris la route de Michel
Longtin s’inscrit dans cette mouvance historique. Le
compositeur ne demande pas à la masse de comprendre son
oeuvre, il ne pense même pas à elle. À part le fait que
c’est elle qui paie ses salaires (de prof et de
créateur), et la présentation de l’oeuvre comme telle,
elle ne fait même pas partie de ses préoccupations. Il
compose avant tout pour une élite. Une élite éclairée qui,
elle, comprend – ou en tout cas, le prétend.
Tout cela n’aurait sans
doute aucune importance si tout ce beau monde évoluait dans
un milieu entretenu par des fonds privés. Mais ce n’est pas
le cas. Comme il n’y a pas un assez grand marché pour ces oeuvres
songées, ces profs, artistes, intellectuels se sont tournés
en masse vers l’État pour qu’il devienne leur
principal marché. Et pour qu’il achète leurs oeuvres qui
n’ont en fait aucune valeur commerciale.
La masse ne comprend
peut-être pas l’art moderne, mais c’est malgré tout elle
qui, sans le vouloir (ou dans bien des cas, sans le savoir)
lui permet d’exister. Sans la masse des contribuables, qui
ne saisissent pas la profondeur abyssale de toutes ces
oeuvres qu’ils paient, il n’y aurait pas de grands
orchestres qui présenteraient de telles oeuvres dans de
grandes salles. Et une petite élite culturelle ne pourrait
se payer ses petits plaisirs, qu’elle-même ne saisit pas (ou
n’apprécie pas) tout à fait.
|