Inspirant tout à la fois plumitifs du dimanche et
semainiers confirmés, sa prose diaphane et sans aspérité les
enchante ou les irrite. C’est selon! Secret jamais révélé, elle est
source de mystère et de fantasme. Il n’en faut pas davantage pour
propager le mythe. L’envie fera le reste et le procès en sorcellerie
suivra en toute logique. Il ne fait jamais bon écrire trop bien...
Chuchotement, murmure, incantation, caresse, prière, élégie,
psalmodie – ce que l’on voudra! C’est que Chardonne effleure les
mots quand d’autres les assènent ou les soumettent. Ces mots qui,
pas plus qu’une femme, n’aiment qu’on les force. Élégance
élémentaire: « Il ne faut pas écrire comme les enfants pleurent et
crient pour se faire remarquer ». Leçon à méditer en ces temps
d’indécence revendiquée.
Son ami Jean Rostand l’aimait et l’admirait:
Lorsque j’aurai, après tant d’autres, parlé de l’exquise pureté de
son style, de sa mystérieuse transparence, de son étrange
simplicité, de son classicisme tout frais, de l’éclat assourdi de
ses formules, de sa rareté négligente, de sa candeur un peu retorse,
de l’inapparence de ses transitions, de cette autonomie qu’il laisse
à chaque phrase, de cette harmonie interne qui se révèle
jusque dans la grâce visuelle de la page, quand j’aurai dit
qu’il n’a pas son pareil pour charger une incidente d’un
visible explosif, et qu’il possède le secret de faire
basculer tout le sens d’un paragraphe avec un adverbe
nonchalamment placé, quand j’aurai avoué qu’auprès de lui,
pour peu qu’on se mêle d’écrire, on se sent lourd, appuyé,
emprunté, grossier, quand j’aurai rappelé les
extraordinaires ressources d’une stylistique dont lui même
est peut-être à peine conscient – aurai-je donné la moindre
idée de son art souverain? |
Alchimie toute particulière qui fait de lui un écrivain à part. Il a
des admirateurs et des disciples mais pas d’épigones. Ou si tristes!
Ce qu’Edmond Jaloux traduit à sa manière: « On ose à peine lire, à
peine toucher ces pages, de peur de disperser cette poudre irisée ».
C’est un secret, eût sans doute écrit le maître qui raffolait du
mot. Policé et respectueux des convenances mais conscient de ses
dons et de son talent, il avait également le goût de la formule et
du sarcasme. Ses échanges épistolaires avec Paul Morand en
témoignent. Mais cela n’en fait pas pour autant un écrivain
sentencieux. Moraliste, ça oui! De la plus belle veine; celle des La
Bruyère et des La Rochefoucauld.
Comme l’eût fait une femme bien née pour son rejeton, Chardonne
débarbouillait sa phrase avant de la présenter au monde; littérature
affinée, écrémée – écrêtée même! – car débarrassée du superflu qui
encombre et affadit. En bon artisan, il polissait son oeuvre à
l’infini, réécrivant, réduisant, remaniant jusqu’à ce que son propos
prît la tournure souhaitée et reflétât au mieux la richesse de sa
pensée. Un Flaubert sans gueuloir en somme.
Laissons aux anges la part qui leur revient. Les mortels auront le
reste. Le cognac n’est jamais bien loin. D’une lente maturation,
d’une savante élaboration et d’une fantaisie bien orchestrée
auxquelles se mêle un soin tout particulier porté à l’exécution, la
prose de Chardonne trahit sa double nationalité littéraire et
familiale: cognac et Charentes pour le père, porcelaine et Amériques
pour la mère.
À en juger par la place qu’il occupe dans les librairies, Chardonne
ne fait plus florès. Réduits à la portion congrue, coincés entre
Madeleine Chapsal et quelque obscur scribouillard – quand ils n’en
sont pas totalement absents –, ses livres se font rares. Une
réédition des Destinées Sentimentales à l’occasion de la sortie du
film éponyme, Le ciel dans la fenêtre dans la petite Vermillon,
ça et là quelques exemplaires de Vivre à Madère, de Claire ou de
Lettres à Roger Nimier dans la collection Cahiers rouges et plus
rarement un exemplaire défraîchi du Bonheur de Barbezieux qui n’ a
pas trouvé preneur. Maigre butin. Les éditeurs sont bien timides à
moins qu’il ne leur faille gagner leur vie. Les puces du marché
Georges Brassens à Paris ne sont guère plus engageantes.
Prémonitoire, Chardonne avait écrit:
Un écrivain aura
du prestige s’il n’est pas lu, si on ne trouve ses livres
nulle part, si on ne voit pas sa figure de mauvais acteur.
C’est dans la nuit, que l’on atteint à une notoriété
respectée. Elle ne vient pas d’un bas peuple. Qui t’a fait
roi? |
Le ton est donné! Les fameuses exigences
littéraires chères à Léautaud... Péché d’orgueil ou embrasement d’un
esprit faible, je m’imagine parfois en dernier lecteur de ces pages
à la magie incandescente. Gardien vaniteux du temple! Il y eût jadis
une « Société des amis de Jacques Chardonne », mais tous ne sont pas
loin d’être morts. Quant à ses fils putatifs ou supposés tels, ils
ne revendiquent plus l’héritage. Les quelques jugements peu amènes
qui ont transpiré de la sulfureuse et attendue correspondance
Morand-Chardonne y sont peut-être pour quelque chose. Alors
reste-t-il des pratiquants à cette intime religion? Des adeptes de
ce mystère à la passion brûlante? J’écris pour cette hypothétique
fratrie.
Si Chardonne est ainsi délaissé, il le doit à deux ou trois écarts
de comportement jugés inacceptables. Le plus audacieux: écrire bien.
Car si Athènes pourfendait la laideur, la France encourage le
charabias. Laissons une fois de plus la parole à Edmond Jaloux, si
heureusement dépourvu de ce sentiment qui lui servait de patronyme:
Dans ce moment
où la majorité des écrivains, sous des prétextes divers,
jargonnent ou bafouillent, c’est une joie que de lire cette
prose limpide et comme argentée, d’une cadence si subtile,
et que traverse une fine lumière spirituelle. C’est que le
vrai style est un art qui ne s’apprend dans aucune école; il
n’y a point de technique du style; le vrai style, c’est
l’essence d’une manière de vivre, de souffrir et d’aimer,
l’expression de ce que l’on peut à peine ressentir, c’est
une prière et une incantation. |
Radieuse époque où l’on pouvait encore utiliser
l’adjectif argenté sans qu’il fût question d’argent...
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