Montréal, 25 février 2007 • No 214

 

COMMENT ÊTRE FRANÇAIS?

 

Patrick Bonney est polémiste et éditeur en Belgique.

 
 

PLAIDOYER POUR UN LIBÉRAL CHARENTAIS: JACQUES CHARDONNE

 

par Patrick Bonney

 

          La vie est faite de petits bonheurs et de grands malheurs. Il faut se souvenir des premiers et se défier des seconds. Hygiène morale que n’eût pas démenti Jacques Chardonne (1884-1968). Méconnu du grand public, voici pourtant un nom familier des écrivains. Il est de la maison comme on dit. Branche aînée dont les frasques ont alimenté la chronique passée. Oncle d’Amérique qui a beaucoup médit sur une profession qui n’en sera jamais une. Et si Paul Morand a pu dire de lui qu’il était un maître à vieillir, pour beaucoup Chardonne reste avant tout un maître à écrire.

 

          Inspirant tout à la fois plumitifs du dimanche et semainiers confirmés, sa prose diaphane et sans aspérité les enchante ou les irrite. C’est selon! Secret jamais révélé, elle est source de mystère et de fantasme. Il n’en faut pas davantage pour propager le mythe. L’envie fera le reste et le procès en sorcellerie suivra en toute logique. Il ne fait jamais bon écrire trop bien...

          Chuchotement, murmure, incantation, caresse, prière, élégie, psalmodie – ce que l’on voudra! C’est que Chardonne effleure les mots quand d’autres les assènent ou les soumettent. Ces mots qui, pas plus qu’une femme, n’aiment qu’on les force. Élégance élémentaire: « Il ne faut pas écrire comme les enfants pleurent et crient pour se faire remarquer ». Leçon à méditer en ces temps d’indécence revendiquée.

          Son ami Jean Rostand l’aimait et l’admirait:
 

          Lorsque j’aurai, après tant d’autres, parlé de l’exquise pureté de son style, de sa mystérieuse transparence, de son étrange simplicité, de son classicisme tout frais, de l’éclat assourdi de ses formules, de sa rareté négligente, de sa candeur un peu retorse, de l’inapparence de ses transitions, de cette autonomie qu’il laisse à chaque phrase, de cette harmonie interne qui se révèle jusque dans la grâce visuelle de la page, quand j’aurai dit qu’il n’a pas son pareil pour charger une incidente d’un visible explosif, et qu’il possède le secret de faire basculer tout le sens d’un paragraphe avec un adverbe nonchalamment placé, quand j’aurai avoué qu’auprès de lui, pour peu qu’on se mêle d’écrire, on se sent lourd, appuyé, emprunté, grossier, quand j’aurai rappelé les extraordinaires ressources d’une stylistique dont lui même est peut-être à peine conscient – aurai-je donné la moindre idée de son art souverain?

          Alchimie toute particulière qui fait de lui un écrivain à part. Il a des admirateurs et des disciples mais pas d’épigones. Ou si tristes! Ce qu’Edmond Jaloux traduit à sa manière: « On ose à peine lire, à peine toucher ces pages, de peur de disperser cette poudre irisée ».

          C’est un secret, eût sans doute écrit le maître qui raffolait du mot. Policé et respectueux des convenances mais conscient de ses dons et de son talent, il avait également le goût de la formule et du sarcasme. Ses échanges épistolaires avec Paul Morand en témoignent. Mais cela n’en fait pas pour autant un écrivain sentencieux. Moraliste, ça oui! De la plus belle veine; celle des La Bruyère et des La Rochefoucauld.

          Comme l’eût fait une femme bien née pour son rejeton, Chardonne débarbouillait sa phrase avant de la présenter au monde; littérature affinée, écrémée – écrêtée même! – car débarrassée du superflu qui encombre et affadit. En bon artisan, il polissait son oeuvre à l’infini, réécrivant, réduisant, remaniant jusqu’à ce que son propos prît la tournure souhaitée et reflétât au mieux la richesse de sa pensée. Un Flaubert sans gueuloir en somme.

          Laissons aux anges la part qui leur revient. Les mortels auront le reste. Le cognac n’est jamais bien loin. D’une lente maturation, d’une savante élaboration et d’une fantaisie bien orchestrée auxquelles se mêle un soin tout particulier porté à l’exécution, la prose de Chardonne trahit sa double nationalité littéraire et familiale: cognac et Charentes pour le père, porcelaine et Amériques pour la mère.

          À en juger par la place qu’il occupe dans les librairies, Chardonne ne fait plus florès. Réduits à la portion congrue, coincés entre Madeleine Chapsal et quelque obscur scribouillard – quand ils n’en sont pas totalement absents –, ses livres se font rares. Une réédition des Destinées Sentimentales à l’occasion de la sortie du film éponyme, Le ciel dans la fenêtre dans la petite Vermillon, ça et là quelques exemplaires de Vivre à Madère, de Claire ou de Lettres à Roger Nimier dans la collection Cahiers rouges et plus rarement un exemplaire défraîchi du Bonheur de Barbezieux qui n’ a pas trouvé preneur. Maigre butin. Les éditeurs sont bien timides à moins qu’il ne leur faille gagner leur vie. Les puces du marché Georges Brassens à Paris ne sont guère plus engageantes.

Prémonitoire, Chardonne avait écrit:
 

          Un écrivain aura du prestige s’il n’est pas lu, si on ne trouve ses livres nulle part, si on ne voit pas sa figure de mauvais acteur. C’est dans la nuit, que l’on atteint à une notoriété respectée. Elle ne vient pas d’un bas peuple. Qui t’a fait roi?

          Le ton est donné! Les fameuses exigences littéraires chères à Léautaud... Péché d’orgueil ou embrasement d’un esprit faible, je m’imagine parfois en dernier lecteur de ces pages à la magie incandescente. Gardien vaniteux du temple! Il y eût jadis une « Société des amis de Jacques Chardonne », mais tous ne sont pas loin d’être morts. Quant à ses fils putatifs ou supposés tels, ils ne revendiquent plus l’héritage. Les quelques jugements peu amènes qui ont transpiré de la sulfureuse et attendue correspondance Morand-Chardonne y sont peut-être pour quelque chose. Alors reste-t-il des pratiquants à cette intime religion? Des adeptes de ce mystère à la passion brûlante? J’écris pour cette hypothétique fratrie.

          Si Chardonne est ainsi délaissé, il le doit à deux ou trois écarts de comportement jugés inacceptables. Le plus audacieux: écrire bien. Car si Athènes pourfendait la laideur, la France encourage le charabias. Laissons une fois de plus la parole à Edmond Jaloux, si heureusement dépourvu de ce sentiment qui lui servait de patronyme:
 

          Dans ce moment où la majorité des écrivains, sous des prétextes divers, jargonnent ou bafouillent, c’est une joie que de lire cette prose limpide et comme argentée, d’une cadence si subtile, et que traverse une fine lumière spirituelle. C’est que le vrai style est un art qui ne s’apprend dans aucune école; il n’y a point de technique du style; le vrai style, c’est l’essence d’une manière de vivre, de souffrir et d’aimer, l’expression de ce que l’on peut à peine ressentir, c’est une prière et une incantation.

          Radieuse époque où l’on pouvait encore utiliser l’adjectif argenté sans qu’il fût question d’argent...
 

« Si Chardonne est ainsi délaissé, il le doit à deux ou trois écarts de comportement jugés inacceptables. Le plus audacieux: écrire bien. Car si Athènes pourfendait la laideur, la France encourage le charabias. »


          Chardonne aura toutefois le tort d’afficher sa désinvolture. Ou son « détachement » pour reprendre l’un de ses titres. Arme à double tranchant qui donne des prétextes aux envieux et fait les rancunes tenaces. Que dire de phrases comme celle-là, écrite à la fin de la guerre: « Un jour, les Allemands firent savoir qu’ils désiraient s’en aller »? Des grincheux critiquèrent Hannah Arendt pour moins que cela.

          La prose séraphique du charentais continue donc d’exaspérer les poussifs du porte-plume et les aigris de l’encrier; ceux pour lesquels le mot « ahan » prend une si douloureuse tournure. Leur haine se perpétue au-delà des générations. Elle fait plaisir à lire. C’est qu’admirer requiert un abandon qui n’est pas donné à tout le monde. Comme écrire du reste!

          Source d’énervement supplémentaire, ses prises de position durant l’occupation froissèrent les futurs vainqueurs. Alors qu’on l’attendait du côté des libéraux anglais, il choisit les chevaliers teutoniques et leur cortège de bric-à-brac idéologique. « Nos écrits sont excusables à leur date. » Certes! Mais le Chardonne de l’époque ne faisant pas dans la demi-mesure, il se rendit par deux fois, à l’invitation de l’occupant – dont une, pour un voyage resté fameux en compagnie de Marcel Jouhandeau, Ramon Fernandez, André Fraignau, Robert Brasillach et Pierre Drieu La Rochelle – au congrès des écrivains de Weimar. Lequel, rappelons-le, devait poser les fondements d’une Europe littéraire affranchie des vestiges de l’ancien monde et initier cet ordre nouveau qui ne faisait rire personne. C’est là qu’on y entendit paraît-il de la bouche d’un Goebbels écumant: « quand j’entends le mot culture, je sors mon revolver ».

          Mais on ne prête qu’aux riches.

          Chardonne aurait dû se méfier de son côté sanguin. Et puis toute cette agitation... Politique et littérature ne font jamais bon ménage et l’écrivain sort invariablement cocu de cet accouplement malsain. Toujours il se compromet; et aujourd’hui encore où l’on me dit qu’il est des auteurs qui envoient leur livre dédicacé au ministre de l’Intérieur. Changez les circonstances et ils dénonceront leur prochain.

          Pour Brasillach ce fut le peloton d’exécution. Drieu s’empoisonna avant qu’on ne l’arrêtât. Chardonne, quant à lui, fut emprisonné dix semaines à Cognac et s’en tira avec quelques tracasseries administratives qui lui valurent d’être publié un temps à Monaco par les éditions du Rocher. Léger bannissement dont il s’accommoda. Même si, en proie au trouble bien légitime d’un après-guerre incertain, il envisagea, dit-on, de se supprimer. Acte irréversible qui nous eût privé de nombre des plus jolies pages de la littérature française. Car contrairement à Sénèque, Chardonne n’avait pas encore écrit ses lettres à Lucilius... ou à Roger Nimier si l’on préfère! Jamais honneur ne vaudra un tel sacrifice. Et d’ailleurs que serait un écrivain honorable sinon un écrivain qui a du style? Le seul vrai déshonneur consistant, on l’aura compris, à ne pas en avoir!

          Il ne faudrait jamais confondre les écrivains et leurs oeuvres. C’est cause de grand malentendu. Pour ma part, je n’en ai jamais rencontré autrement que dans les livres; c’est bien suffisant pour les aimer à leur juste valeur. « Quand un écrivain a du style, ce qu’il dit a peu d’importance. »

          Ultime compromission enfin, que l’engouement revendiqué à son encontre par le défunt président Mitterrand. Il est vrai qu’outre le fait d’avoir, l’un et l’autre, vu le jour en Charente, ils partageaient l’indignité d’avoir serré la main du Maréchal Pétain au plus mauvais moment. Ambition quand tu nous tiens! Chardonne méprisait pourtant cet aventurier auquel il ne voyait aucun avenir politique; la clairvoyance n’étant décidément pas son point fort.

          La mort est parfois salutaire. Reposant, depuis 1968 au petit cimetière de La Frette qui surplombe joliment les boucles de la Seine, Chardonne échappera à cette agitation aussi tardive que déplacée. Comme à ces simagrées ostentatoires auxquelles se livreront thuriféraires, valets, mignons et affidés dans le souci de plaire à leur nouveau maître. Que serait un caniche s’il ne faisait le beau?

          Sous prétexte d’onction présidentielle, Chardonne fut donc intronisé, à titre posthume et par contumace, écrivain officiel de la cour; et devint à son corps défendant, le porte-parole littéraire du régime. Sans qu’aucun de ces beaux Messieurs n’aient ouvert le plus mince de ses livres mais se l’appropriant tant et si bien que l’on ne sut bientôt plus en les écoutant qui, de Mitterrand ou de Chardonne, avait écrit le Bonheur de Barbezieux.

          Vol à l’étalage qui dénatura et réduisit la pensée Chardonienne à sa simple expression régionaliste et, comble d’ironie connaissant ses opinions, le coupa d’un public aux idées libérales que la vulgate socialiste indisposait au point de l’aveugler. Que la chose soit dite: Chardonne n’est pas Mitterrand. Et s’il suffisait de naître en Charente pour avoir du talent, Pierre Loti serait un écrivain. Les pleureuses gourmées de l’ancien président se consoleront avec Marcel Jouhandeau qui, bien qu’ayant couché avec des Allemands, n’aura pas été tondu à la libération. Comme quoi, être écrivain a parfois du bon!

          Écrire sur Chardonne pour en dire du bien, voilà donc qui surprendra. Le temps est à la contrition. On partouze, mais à gauche! Les donneurs de leçons au style plat tiennent le bas du pavé. Bardés de certitudes, ils ne pourront jamais comprendre un homme qui , au soir de sa vie, eût pour ultime parole: « Et puis tu sais, je n’ai rien compris ».

          On a perdu le goût des mots d’auteur. Tout est pris pour argent comptant et au pied de la lettre. Le premier degré règne en maître et sans partage. Le recul, la distance, la désinvolture – l’intelligence? – n’ont plus droit de cité. Écrire n’importe quoi n’est permis qu’à la seule condition d’être vulgaire ou politiquement correct, ce qui revient souvent au même. Les bons sentiments font office de réflexion. Et l’histoire littéraire est devenue un terrain d’affrontement où les tenants de l’ordre moral sont à la fois juges et partie. On mélange talent et opinion, style et position. La joute se fait vindicte, la conjecture se croit vérité!

          Qu’on se le dise: les idées de Chardonne ne sont rien, mais son style est tout.

          Et au diable l’esprit du temps si ce temps n’a pas d’esprit..!
 

 

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