Et
cela nous conduit à mesurer les conséquences véritables de
la création d'une barrière douanière; non seulement les
avantages visibles qu'elle peut comporter sont compensés par
des pertes réelles mais moins apparentes, mais dans
l'ensemble, elle entraîne une perte pour le pays.
Contrairement à une propagande partiale, qui dure depuis
plusieurs siècles, le droit de douane a pour effet de
réduire le niveau américain du salaire.
Essayons de comprendre
plus clairement par quel mécanisme cela se produit: nous
avons vu que la somme additionnelle que le consommateur paye
pour un article frappé d'un droit de douane lui retire cette
même somme pour acheter d'autres articles. L'ensemble de
l'industrie nationale ne gagne donc rien à cette opération.
Mais le résultat de cette barrière artificielle, dressée
contre ces marchandises étrangères, est que la main-d'oeuvre,
le capital et l'agriculture américains sont détournés de
tâches qu'ils faisaient avec efficience pour s'adonner à des
tâches qu'ils font moins bien. Donc, à cause de la barrière
douanière, le niveau de la productivité moyenne de la
main-d'oeuvre et du capital producteur est abaissé.
Si nous nous plaçons
maintenant au point de vue du consommateur, nous nous
apercevons qu'avec la même quantité de monnaie il obtient
moins de marchandises. Puisqu'il doit payer plus cher son
chandail et les autres produits importés, il a moins
d'argent pour acheter autre chose. Le pouvoir d'achat de son
revenu est donc réduit. Finalement le droit de douane
aura-t-il pour ultime conséquence d'abaisser le niveau des
salaires, ou d'élever les prix? Cela dépendra de la
politique monétaire que suivra le gouvernement. Ce qui reste
certain c'est que le droit de douane – quoiqu'il puisse
avoir pour conséquence de faire monter les salaires
au-dessus de ce qu'ils auraient été dans l'industrie
protégée – a pour effet final, quand on considère toutes les
industries, de réduire le salaire réel.
Seuls des esprits faussés
par des générations de propagande trompeuse pourront
qualifier cette conclusion de paradoxale. Que pourrons-nous
attendre, en effet, d'une politique qui délibérément emploie
nos ressources en capital et en travail d'une manière moins
efficace que celle que nous devrions suivre? Quel autre
résultat peut sortir d'une politique qui délibérément dresse
des obstacles artificiels au commerce et aux transports?
Car l'érection de ces
barrières douanières arrive au même résultat que l'érection
d'un mur réel. Il est très significatif de noter que les
protectionnistes emploient couramment le langage du temps de
guerre. Ils parlent de « repousser l'invasion » des produits
étrangers. Et les moyens qu'ils suggèrent dans le domaine
fiscal sont ceux qu'on emploie sur le champ de bataille. Les
tarifs douaniers qu'on dresse pour repousser cette invasion
sont pareils aux pièges à tanks, aux tranchées et aux
réseaux de barbelés construits pour repousser ou détruire
les tentatives d'invasion d'une armée ennemie. Et tout comme
celle-ci se voit forcée d'user de moyens plus coûteux pour
surmonter ces obstacles nouveaux: tanks plus puissants,
détecteurs de mines, corps d'ingénieurs spécialisés pour
créer des machines à couper les barbelés, franchir les
rivières et construire les ponts, de la même manière on se
voit obligé de développer de nouveaux moyens de transport
plus coûteux et plus efficaces, afin de surmonter ces
obstacles douaniers.
D'un côté, on s'efforce
de réduire les coûts de transport des marchandises entre
l'Angleterre et l'Amérique, ou entre le Canada et les
États-Unis; on construit pour cela des bateaux plus rapides
et mieux conditionnés, des ponts et des routes plus larges,
des locomotives et des camions plus rapides; de l'autre
côté, on neutralise l'argent investi dans cette amélioration
des transports par des droits de douane qui ont pour
résultat de gêner le transport des marchandises, en dépit
des progrès réalisés à cette fin. Il en coûte un dollar de
moins pour faire venir un chandail par bateau, mais on
augmente de deux dollars les droits sur les chandails pour
empêcher leur embarquement. En réduisant le fret que ce
bateau pourrait convoyer, on réduit d'autant la valeur
investie dans l'industrie productive des transports.
Tel que nous l'avons décrit, le droit de douane est instauré
au profit du producteur et aux dépens du consommateur. En un
sens cela est exact. Ses partisans n'ont en vue que les
intérêts des producteurs favorisés par le paiement de ces
droits. Ils oublient les intérêts du consommateur à qui l'on
fait tort, car c'est lui qui doit payer le montant des
droits. Pourtant ce serait une erreur de se représenter le
droit de douane comme un conflit entre la masse des
producteurs et la masse des consommateurs. Il est certain
que le droit de douane nuit à tous les consommateurs en tant
que tels, et il n'est pas vrai qu'il favorise tous les
producteurs en tant que tels. Au contraire, comme nous
venons de le voir, il favorise une catégorie seulement de
producteurs, aux dépens de tous les autres producteurs
américains, et en particulier aux dépens de ceux qui ont un
marché extérieur relativement plus élevé.
Nous pouvons éclaircir ce
point en usant d'un exemple un peu forcé. Supposons que nous
élevions notre barrière douanière par des droits si lourds
qu'ils deviennent absolument prohibitifs, et qu'aucune
marchandise étrangère n'entre plus dans le pays. Supposons
que le prix du chandail en Amérique monte en conséquence de
5 dollars. Obligé de débourser 5 dollars en plus pour
acheter son chandail, le consommateur américain ne pourra
alors faire les multiples petites dépenses de 5 cents qui
lui auraient permis d'acquérir une quantité d'objets
provenant d'une centaine de fabriques américaines.
Nos chiffres tendent
simplement à rendre l'idée plus claire. Il n'y a pas, bien
sûr, de parallélisme aussi rigoureux dans la distribution de
la perte, au surplus l'industrie du chandail elle-même
serait tout aussi affectée si le droit de douane protégeait
d'autres industries. (Mais négligeons ces
complications pour l'instant).
Si donc on ferme
complètement le marché américain aux industriels étrangers,
ils ne recevront plus aucun dollar, ils seront alors dans
l'impossibilité d'acheter quelque marchandise que ce soit
dans notre pays. Il en résultera que les industries
américaines subiront une crise dont l'intensité sera en
proportion directe avec le pourcentage des ventes qu'elles
faisaient à l'étranger. Celles qui souffriront le plus
seront, par exemple, les producteurs de coton brut, les
extracteurs de cuivre, les fabricants de machines à coudre,
de tracteurs agricoles, de machines à écrire, etc.
Un droit de douane élevé,
qui pourtant ne serait pas prohibitif, produira des
résultats analogues, mais simplement à un degré moindre.
Par conséquent,
l'établissement du droit de douane a pour effet de modifier
la structure de la production américaine. Il modifie
le nombre des industries existantes, leurs catégories et
l'importance relative d'une industrie par rapport à celle
des autres. Il développe l'industrie dans laquelle nous ne
sommes pas spécialement qualifiés, et contracte celle dans
laquelle nous sommes qualifiés. Finalement donc, le droit de
douane, dans son ensemble, a pour effet de réduire la
productivité de l'industrie américaine aussi bien que des
industries d'autres pays avec lesquels nous aurions
autrement échangé des marchandises sur une plus large
échelle.
À longue échéance, et
quelles que soient les montagnes d'arguments que l'on
mobilise pour ou contre lui, le droit de douane n'est pas
lié à la question de l'emploi. Les modifications soudaines
dans l'échelle des droits de douane, qu'elles augmentent ou
diminuent les tarifs, peuvent, il est vrai, créer du chômage
temporaire, de même qu'elles apporteront des changements
dans la structure de la production. Ces modifications
brutales peuvent même donner naissance à une crise. Mais le
droit de douane n'est pas étranger à la question des
salaires. À la longue, il est cause d'un abaissement du
salaire réel, parce qu'il diminue le rendement, la
production et la richesse.
On peut donc voir que
toutes les principales idées fausses concernant le droit de
douane procèdent de l'illusion centrale dont nous traitons
dans ce livre. Elles proviennent de ce que l'on ne considère
que les résultats immédiats d'un seul droit de douane sur un
seul groupe de producteurs, en oubliant de considérer les
résultats plus lointains qui affecteront, à la longue, aussi
bien les consommateurs dans leur ensemble que les autres
producteurs.
J'entends un lecteur me
demander: « Pourquoi ne pas résoudre le problème en étendant
le droit de douane à tous les producteurs? » Mais ici
l'illusion, c'est que le droit de douane ne peut apporter
une aide égale à tous les producteurs, et surtout ne peut
aider en aucune manière ceux qui, dans le pays, surclassent
déjà leurs concurrents étrangers; ces fabricants prospères
doivent forcément souffrir du détournement de pouvoir
d'achat que cause le droit de douane.
Nous ferons une dernière remarque touchant le droit de
douane. Celle-là même dont nous avons reconnu l'importance
lorsque nous avons examiné les conséquences du machinisme.
Il est inutile de nier que le droit de douane avantage, ou
au moins peut avantager certains intérêts particuliers.
Oui, il les favorise, mais aux dépens de tous les autres.
Sans contredit, il leur octroie de réels avantages. Si une
seule industrie se trouve protégée grâce à lui, et que ses
patrons comme ses ouvriers peuvent par ailleurs acheter tout
ce dont ils ont besoin dans d'autres pays sur le plan du
libre-échange, cette industrie sera réellement favorisée,
même en produit net. Mais si on s'efforce d'étendre
les bienfaits du tarif, il arrive alors que, même les gens
qui relèvent des industries protégées, aussi bien
producteurs que consommateurs, ne tardent pas à souffrir
aussi de la protection accordée à leurs voisins, et
finalement ils se trouvent, même avec un produit net, en
plus mauvaise posture que si, ni eux ni personne, n'avaient
été protégés par les tarifs douaniers.
Mais il ne faut pas nier
– comme l'ont si souvent fait quelques libre-échangistes
enthousiastes – qu'il peut arriver que ces droits avantagent
certains groupes d'industriels. Nous ne dirons pas, par
exemple, qu'une diminution des droits favorisera tout le
monde et ne nuira à personne. Il est certain que cette
réduction finalement serait profitable au pays tout entier.
Mais il n'en reste pas moins que certains groupes seraient
atteints, à savoir ceux qui, jusqu'alors bénéficiaient de
tarifs élevés.
C'est là une des raisons
pour lesquelles il est mauvais de commencer à créer des
secteurs protégés. Pourtant, il faut reconnaître honnêtement
ce qui est: il n'y a pas de doute que certains industriels
ont raison lorsqu'ils affirment que si l'on supprimait le
droit de douane qui les protège, ils devraient fermer leur
maison et renvoyer leurs ouvriers (au moins temporairement).
Et si leurs ouvriers étaient devenus hautement qualifiés,
ils seraient en chômage plus longtemps, au moins jusqu'à ce
qu'ils aient pu devenir aussi habiles dans une autre
spécialité. Qu'on étudie les conséquences des droits de
douane ou celles du machinisme, on doit chercher à percevoir
toutes ces conséquences, aussi bien les plus
lointaines que les plus immédiates, et non pas seulement sur
un seul groupe économique, mais sur tous les groupes.
En post-scriptum à
ce chapitre, je voudrais ajouter que mon argumentation ne
vise pas tous les droits de douane, comme par exemple les
droits purement fiscaux ou ceux qui sont institués pour
soutenir les industries indispensables à la guerre. Je ne
combats pas non plus tous les arguments donnés en faveur des
droits de douane. Je vise surtout l'erreur de croire qu'un
droit de douane, tout compte fait, procure du travail,
élève des salaires ou protège le niveau de vie
de l'Américain. Il ne réalise rien de tout cela, et même le
tarif douanier, pour ce qui est du salaire et du niveau de
vie, produit des effets diamétralement contraires. Mais
l'étude des droits de douane, créés pour des fins autres que
la protection industrielle, nous entraînerait en dehors de
notre sujet.
Nous n'examinerons pas
davantage les effets des contingentements, du contrôle des
changes, des traités bilatéraux ou autres systèmes qui ont
pour but de réduire, détourner, ou proscrire totalement le
commerce international. De tels procédés présentent en
général les mêmes conséquences que les droits de douane trop
élevés ou prohibitifs, ou même ont des résultats pires
encore. Ils posent des problèmes encore plus complexes, mais
on peut en voir le résultat final par le même genre de
raisonnement que nous avons employé pour étudier les droits
de douane.
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