Sommaire: Droit de tester. – Législation
qui régit l'héritage. – Le droit à l'héritage. – Ses résultats
moraux. – Ses résultats matériels. – Comparaison de
l'agriculture française avec l'agriculture britannique. – Des
substitutions et de leur utilité. – Organisation naturelle des
exploitations agricole sous un régime de propriété libre. |
L'économiste:
Ceux qui se sont arrogé le droit de limiter la propriété n'ont pas
manqué d'en limiter aussi la libre disposition. Le don, le test, le prêt
et l'échange ont été soumis à une multitude d'entraves.
Le don de certaines propriétés est assujetti à des formalités gênantes
et coûteuses. Le test est plus entravé encore. Au lieu de laisser au
père de famille la libre disposition de ses biens, la loi lui enjoint de
les léguer par portions à peu près égales à ses enfants légitimes. Si
l'un des enfants se trouve lésé dans le partage, il a le droit de faire
casser le testament(1).
Le conservateur:
Vous attaquez donc aussi cette loi protectrice de la famille et de la
propriété.
L'économiste:
J'attaque cette loi destructrice de la famille et de la propriété. C'est
au nom d'un droit supérieur à celui des pères de famille, que la société
a réglé les héritages, n'est-il pas vrai? Mais pourquoi donc
n'userait-elle pas de ce droit supérieur pour s'attribuer demain cette
propriété dont elle a disposé hier? Si elle a pu dire au père de
famille: tu ne disposeras pas de tes biens selon ta volonté, mais selon
la mienne; ne peut-elle pas bien lui dire aussi: il me convient
désormais que tu disposes de ta propriété en ma faveur. L'abolition de
l'héritage, c'est-à-dire la suppression de la propriété individuelle,
n'est-elle pas contenue dans une loi qui attribue à la société le droit
de disposer souverainement de l'héritage?
L'annihilation de l'autorité paternelle, c'est-à-dire la destruction de
la famille, n'est-elle pas contenue de même, dans une loi qui retire au
père de famille la libre disposition de ses biens pour accorder aux
enfants un véritable droit à l'héritage.
Le conservateur:
Un droit à l'héritage, dites-vous?
L'économiste:
Dire aux enfants: vous avez le droit d'exiger de votre père des parts à
peu près égales d'héritage, quelle qu'ait été votre conduite, quels que
soient vos sentiments à son égard; vous avez le droit de faire casser
son testament si vous vous trouvez lésés dans le partage, n'est-ce pas
consacrer le droit à l'héritage? n'est-ce pas donner à l'enfant une
action sur la propriété de son père? n'est-ce pas lui permettre de
considérer et d'exiger comme une dette, ce qu'il regardait et ce qu'il
recevait naguère comme un bienfait? Où la nature avait mis un fils,
votre loi ne met-elle pas un créancier?
Le conservateur:
Mais n'est-ce rien d'obliger le père à partager équitablement son
héritage entre ses enfants? Sans la loi qui règle les partages, les
enfants ne seraient-ils pas incessamment frustrés de leur légitime par
des fraudes ou des captations? La loi n'a-t-elle pas prévenu toutes les
fraudes, tranché toutes les difficultés.
L'économiste:
En brisant le lien des familles; en rendant illusoire l'autorité du
père. Si le droit de tester était libre, le père pourrait sans doute mal
disposer de sa fortune. Mais n'est-il pas retenu toujours par ces freins
puissants qu'aucune loi fabriquée de main d'homme ne saurait remplacer,
l'amour paternel et le sentiment de la justice? Si ces deux sentiments
se taisent au dedans de lui-même, croyez-vous que votre loi les fera
parler? croyez-vous que le père ne trouvera point quelque moyen
détourné de disposer de sa fortune au détriment de ses enfants? S'ils y
sont vivaces, à quoi bon votre loi? Et puis, vous posez en principe
l'égalité des partages comme l'idéal de l'équité, mais êtes-vous bien
sûr que cette égalité brutale soit toujours de la justice? Êtes-vous
bien sûr qu'un père ne puisse favoriser un de ses enfants sans spolier
les autres? En admettant même que le fils ait virtuellement quelque
droit sur les biens de son père...
Le conservateur:
Quoi! le fils n'aurait aucun droit sur l'héritage paternel? Mais s'il
en était ainsi, on pourrait donc le dépouiller, en l'absence d'un
testament.
L'économiste:
La conséquence est fausse. Le droit des enfants se fonde, en ce cas, sur
la probabilité du legs. L'héritage doit leur revenir, non parce qu'ils
possèdent un droit virtuel sur cet héritage, mais parce que le père le
leur aurait probablement légué.
En donnant naissance à un enfant, le père contracte envers lui
l'obligation morale de le nourrir et de le mettre en état de vivre de
son travail, rien de plus, rien de moins. S'il lui plaît de donner
quelque chose en sus à son enfant, c'est un effet de son bon plaisir.
Mais en admettant même votre prétendu droit à l'héritage, croyez-vous
qu'un mauvais fils ait sur l'héritage paternel le même droit qu'un bon
fils? croyez-vous qu'un père soit tenu, au point de vue de l'équité
naturelle, de léguer une partie de son bien au misérable qui aura fait
le désespoir et la honte de sa famille? croyez-vous qu'il ne sera pas
tenu, au contraire, de priver cet être dégradé des moyens d'assouvir ses
passions malfaisantes? L'usage du droit de déshériter ne peut-il être
quelquefois utile et juste?
Mais aux yeux de vos législateurs, le père est un être dépourvu à la
fois de la notion de la justice et du sentiment paternel. C'est une bête
féroce qui guette incessamment sa progéniture pour la dévorer. Il faut
que la loi intervienne pour la protéger; il faut que la société lie les
pieds et les mains à ce barbare sans entrailles qu'on appelle un père,
pour l'empêcher de sacrifier son innocente famille à ses immondes
appétits.
Ils n'ont pas vu, ces tristes législateurs, que leur loi n'aurait
d'efficacité que pour affaiblir le respect de l'autorité et le sentiment
de la famille. Le respect de l'autorité existe-t-il encore en France?
Le conservateur:
Ah! vous venez de toucher à la plus lamentable plaie de notre époque.
La génération actuelle a perdu le respect de l'autorité; oui, cela
n'est que trop vrai. Quels admirables articles l'Union a publiés
là-dessus. Le respect de l'autorité! qui nous le rendra? Le fils ne
respecte plus son père. L'homme en fait ne respecte plus rien, pas même
Dieu. Le respect de l'autorité, voilà l'ancre de salut de notre société
ballottée au sein de la tourmente révolutionnaire comme un navire
qui.....
Le socialiste:
Ah! de grâce, laissez, nous avons lu les articles de l'Union.
L'économiste:
Cette ancre de salut, vous l'avez brisée de vos propres mains le jour où
vous avez porté atteinte aux droits sacrés des pères de famille; le
jour où vous avez donné au fils une action sur la propriété de son père; le jour où, en enlevant à celui-ci l'arme redoutable de
l'exhérédation, vous l'avez livré à la merci des rébellions de ses
enfants.
Le conservateur:
Et la maison de correction?
L'économiste:
Oui, vous la lui avez donnée en échange. Mais, à moins d'avoir perdu
tout sentiment humain, un père peut-il consentir à mettre son fils dans
ce grand chemin du bagne? Mieux vaut souffrir une rébellion que
d'attirer l'infamie sur soi et sur les siens.
Je sais bien que le père peut défier votre loi et déshériter en fait son
fils rebelle s'il ne le peut en droit; mais il est obligé d'agir dans
l'ombre et d'éviter l'oeil avide et jaloux de son créancier. Il n'use
plus du droit légitime de disposer de son bien; il porte une atteinte
immorale au droit de son fils sur ce bien. Sa conduite n'est plus celle
d'un propriétaire disposant souverainement d'un domaine libre; c'est la
conduite d'un débiteur qui aliène subrepticement une propriété
hypothéquée. Ce qui ferait respecter l'autorité paternelle, si le droit
à l'héritage n'existait point, ne peut plus aujourd'hui que l'avilir.
Je ne vous parlerai point des haines qui surgissent dans les familles,
lorsqu'un père juge à propos de favoriser un de ses enfants. Dans les
pays où le droit à l'héritage n'existe pas, aux États-Unis par exemple,
les autres enfants courbent respectueusement la tête devant cet acte
souverain de la volonté paternelle et ils ne conçoivent aucun mauvais
sentiment contre l'enfant que le père a favorisé; dans les pays où le
droit à l'héritage est reconnu, un tel acte devient au contraire une
cause profonde de désunion dans la famille. En effet, cet acte si simple
et souvent si bien justifié par les circonstances, la faiblesse ou
l'incapacité de l'enfant préféré, les soins qu'il a rendus au père,
n'est-il pas, au point de vue de votre légalité, une véritable
spoliation, un vol? Nouvelle harpie, votre loi a corrompu les
sentiments de la famille, en les touchant! Plaignez-vous après cela de
ce que le désordre que vous avez jeté dans la famille s'est propagé dans
la société?
Le conservateur:
Mais si les résultats moraux de la loi sur l'égalité des partages
laissent quelque chose à désirer, cette loi n'a-t-elle pas eu
d'admirables résultats économiques? Tout le monde est devenu
propriétaire. Chaque paysan ayant son lopin de terre à cultiver s'est
trouvé à l'abri du besoin.
L'économiste:
En êtes-vous bien sûr? Pour moi, je tiens qu'aucune loi n'a agi d'une
manière plus funeste sur la condition des classes laborieuses,
manufacturières ou agricoles?
Le conservateur:
Aimeriez-vous mieux, par hasard, le droit d'aînesse et les subventions?
L'économiste:
C'est un autre genre d'abus; une autre sorte d'atteintes au droit de
propriété; mais, je crois bien, en vérité, que je les préférerais.
Le socialiste:
Il est certain que le morcellement est la plaie de notre agriculture,
que l'Association est notre seule planche de salut.
L'économiste:
Je pense comme vous.
Le conservateur:
Comment? Vous préférez le régime féodal du droit d'aînesse et des
substitutions à l'égalité des partages, et vous êtes pour l'association.
Voilà une contradiction manifeste.
L'économiste:
Je ne le pense pas. Quelles sont les conditions essentielles de toute
production économique? La stabilité, la sécurité dans la possession
d'une part; la concentration de forces productives suffisantes de
l'autre. Or, le régime actuel ne comporte ni stabilité ni concentration
suffisante des forces productives.
Le conservateur:
Je conviens avec vous que les baux sont à de trop courts termes, et que
notre loi sur l'héritage a rendu la possession indivise d'une
exploitation territoriale, singulièrement précaire; je conviens aussi
que l'agriculture manque de capitaux, mais qu'y faire? On a parlé de
l'organisation du crédit agricole, et pour ma part, j'y inclinerais
assez s'il n'était si difficile de trouver un bon système.
L'économiste:
Un système de crédit agricole, si excellent qu'il fut, ne remédierait à
rien. Avec le régime actuel de la propriété, c'est à peine si la
multiplication des institutions de crédit ferait baisser le taux de
l'intérêt dans nos campagnes. Il en serait autrement si nos
exploitations agricoles étaient solidement assises, comme elles le sont
en Angleterre.
Le socialiste:
Vous osez nous proposez l'Angleterre pour modèle. Ah! certes, la
situation des ilotes de nos campagnes est bien misérable, mais
n'est-elle pas mille fois préférable à celle des paysans anglais? Les
travailleurs anglais ne sont-ils pas exploités par une aristocratie qui
dévore leur substance comme le vautour dévorait le foie de Prométhée?
L'Angleterre n'est-elle pas le pays où se jouent les plus tristes scènes
du sombre drame de l'exploitation de l'homme par l'homme? L'Angleterre
n'est-elle pas la grande prostituée du capital? L'Angleterre! ah! ne me
parlez pas de l'Angleterre?
L'économiste:
Cependant la condition du paysan anglais, exploité par l'aristocratie,
est infiniment supérieure à celle du paysan indépendant, propriétaire de
France.
Le conservateur:
Allons donc!
L'économiste:
J'aperçois dans votre bibliothèque deux ouvrages de MM. Mounier et
Rubichon sur l'Agriculture en France et en Angleterre, et sur l'Action
de la noblesse dans les sociétés modernes, qui me fourniront des preuves
irrécusables à l'appui de ce que j'avance.
Le conservateur:
J'avoue humblement ne les avoir pas lus.
L'économiste:
Vous avez eu tort. Vous y auriez trouvé toutes les lumières nécessaires
pour vider la question qui nous occupe. C'est un résumé des volumineuses
enquêtes publiées par ordre du parlement anglais sur la situation de
l'agriculture et la condition des agriculteurs. Je feuillette au hasard.
Voici un extrait de l'enquête la plus récente (1846).
Le président s'adresse à M. Robert Baker, fermier dans le comté d'Essex,
qui cultive une terre de 230 hectares.
D. Quelle est la nourriture générale des ouvriers agricoles?
R. Ils se nourrissent de viande et de pommes de terre; mais si la
farine est à bon marché, ils ne consomment point de pommes de terre;
cette année (1846) il mangent le meilleur pain blanc.
M. Robert Ilyde-Gregg, qui est depuis vingt ans un des plus grands
manufacturiers de la Grande-Bretagne, donne à son tour les
renseignements suivants sur la situation des ouvriers des manufactures.
D. Quand vous dites qu'il se consomme beaucoup de pommes de
terre dans les districts de manufacture, entendez-vous que ces
pommes de terre sont, comme en Irlande, le fond de la nourriture
du peuple, où sont-elles mangées avec de la viande.
R. En général, le dîner se compose de pomme de terre et de porc, le
déjeuner et le souper de thé et de pain.
D. Les ouvriers ont-ils, en général, du porc?
R. Je puis dire que tous mangent de la viande à dîner.
D. Depuis que vous observez, y a-t-il eu un changement considérable dans
la nourriture des ouvriers manufacturiers; ont-ils substitué la farine
de froment à la farine d'avoine?
R. Certainement, ce changement a eu lieu. Je me rappelle que dans toutes
les maisons d'ouvriers on voyait des galettes suspendues en l'air; il
n'y a plus rien de semblable.
D. La population d'aujourd'hui a donc, sous le rapport du pain,
amélioré sa nourriture, puisqu'elle consomme de la farine de
froment au lieu de farine d'avoine?
R. Oui, complètement. |
Voici maintenant un témoignage relatif à la situation des ouvriers de
France et d'Angleterre.
M. Joseph Cramp, expert pour estimer les terres dans le comté de Kent,
et fermier depuis quarante-quatre ans, a été en France et il s'y est
appliqué à connaître l'état de l'agriculture. On l'interroge sur la
condition des ouvriers agricoles en Normandie.
D. D'après vos observations sur l'état des ouvriers en Normandie,
pensez-vous qu'ils soient mieux habillés et mieux nourris que les
ouvriers dans l'île de Thanet que vous habitez?
R. Non. J'ai été dans leurs habitations, et je les ai vus à leurs repas
qui sont tels que jamais, je l'espère, je ne verrai un Anglais assis à
si mauvaise table.
D. Les ouvriers dans l'île de Thanet mangent le meilleur pain blanc,
n'est-ce pas?
R. Toujours.
D. Et en Normandie, les ouvriers agricoles n'en mangent-ils pas?
R. Non. Ils mangeaient du pain dont la couleur approchait de celle de
cet encrier.
D. Combien d'hectolitres de froment récolte-t-on par hectare dans l'île
de Thanet?
R. Environ vingt-neuf hectolitres.
D. Ayant habité et cultivé si longtemps dans l'île de Thanet,
pouvez-vous dire si la condition des classes ouvrières s'est
améliorée ou s'est empirée, depuis le moment que vous avez connu
ce pays?
R. Elle s'est améliorée.
D. Sous tous les rapports?
R. Oui.
D. Vous pensez donc que les ouvriers sont mieux habillés et mieux
élevés.
R. Mieux nourris, mieux habillés et mieux élevés. |
Vous voyez que la condition des populations agricoles de l'Angleterre
est infiniment supérieure à celle des nôtres. Comment ce fait
s'explique-t-il? Ces populations ne sont pas propriétaires du sol. La
terre de la Grande-Bretagne appartient à trente-cinq ou trente-six mille
propriétaires, descendant pour la plupart des anciens conquérants.
Le socialiste:
Oui, le sol de l'Angleterre appartient à l'aristocratie, et le peuple
anglais paye chaque année deux ou trois milliards à cette caste
orgueilleuse et fainéante pour avoir le droit de cultiver le sol.
L'économiste:
C'est bien un peu cher. Aussi les Anglais ont-ils commencé à rogner la
portion de leurs landlords, en supprimant les lois-céréales. Cependant,
vous allez voir que, même à ce prix abusivement surélevé, les Anglais
ont trouvé un réel avantage à conserver leur aristocratie, tandis que
nous commettions la faute de supprimer hâtivement la nôtre.
Le socialiste:
Oh! oh!
L'économiste:
Laissez-moi achever. De quelle manière les Anglais sont-ils parvenus à
tirer de leur sol beaucoup plus et de meilleures subsistances que nous
n'en tirons du nôtre? C'est en perfectionnant leur agriculture. C'est
en faisant subir à leurs exploitations agricoles une série de
transformations progressives.
Le conservateur:
Quelles transformations?
L'économiste:
Les propriétaires de la Grande-Bretagne ont successivement substitué à
leurs petites fermes, alimentées par des capitaux insuffisants, de
grandes fermes alimentées par des capitaux considérables. C'est grâce à
cette substitution économique de la manufacture agricole au petit
atelier que le progrès s'est accompli. Je trouve dans l'enquête
reproduite par MM. Mounier et Rubichon, les renseignements suivants sur
la répartitions de la population dans la Grande-Bretagne:
•
Familles occupées à l'agriculture, 961 134
•
Familles employées par l'industrie, le commerce, etc., 2 453 041 |
Ces 961 134 familles employées à l'agriculture fournissent 1 055 982
travailleurs effectifs qui cultivent 13 849 320 hectares de terres et
font naître un produit de 4 000 500 000 francs.
En France, l'agriculture ne donnait en 1840 qu'un produit total de 3 523
861 000 francs, et cependant elle était exercée par une population de
dix-huit millions d'individus donnant cinq à six millions de
travailleurs effectifs. Ce qui signifie que le travail d'un ouvrier
agricole français est quatre à cinq fois moins productif que le travail
d'un ouvrier agricole de l'Angleterre. Vous devez comprendre maintenant
pourquoi nos populations sont plus mal nourries que celles de la
Grande-Bretagne.
Le socialiste:
Vous ne tenez aucun compte du tribut énorme que les agriculteurs anglais
payent à l'aristocratie.
L'économiste:
Si, comme l'attestent les statistiques, les populations agricoles de
l'Angleterre sont mieux nourries que les nôtres, nonobstant le tribut
qu'elles payent à l'aristocratie, n'est-ce pas une preuve
incontestable qu'en produisant davantage elles reçoivent aussi
davantage?
Le conservateur:
C'est évident.
L'économiste:
Et s'il est vrai que c'est au maintien de l'aristocratie, que
l'agriculture britannique doit ses immenses et rapides progrès; s'il est
vrai que le maintien de l'aristocratie est cause qu'un ouvrier agricole
produit et reçoit plus en Angleterre qu'en France, l'Angleterre
n'a-t-elle pas eu raison de maintenir son aristocratie?
Le conservateur:
Mais, au moins, le paysan français est propriétaire du sol.
L'économiste:
Est-il préférable de gagner dix sur sa propre terre, ou de gagner vingt
sur celle d'un propriétaire étranger?
Le conservateur:
Il est préférable de gagner vingt, n'importe où.
Le socialiste:
Fort bien! mais y a-t-il véritablement un rapport essentiel entre ces
deux choses, maintien de l'aristocratie et progrès de l'agriculture
britannique? N'est-il pas vraisemblable que l'agriculture britannique
aurait réalisé de plus grands progrès encore, si l'Angleterre s'était
débarrassée de son aristocratie, comme nous nous sommes débarrassés de
la nôtre? L'agriculture française n'a-t-elle pas progressé depuis 89?
L'économiste:
Je ne le pense pas. MM. Mounier et Rubichon affirment résolument qu'au
lieu de progresser, elle a rétrogradé. Un champ qui rendait 10 avant
1789, disent-ils, ne rend plus que 4 aujourd'hui; peut-être
exagèrent-ils le mal. Mais voici un fait incontestable: si la quantité
des subsistances produites à l'aide d'une même quantité de travail n'a
pas diminué, la qualité de la masse générale des subsistances a baissé.
La consommation de la viande a notoirement diminué. À Paris même, dans
ce foyer où convergent les forces productives de la France, on mange
moins de viande qu'en 1789. Selon Lavoisier, la moyenne de la
consommation de Paris (volailles et gibier compris) était alors de 81,50
kil. par tête; en 1838, elle n'était plus que de 62,30 kil. La baisse
n'a pas été moins sensible dans le reste du pays. D'après d'anciens
documents cités par la statistique impériale, la consommation moyenne de
chaque habitant de la France (non compris la charcuterie) était, en
1780, de 13,13 kil.; en 1830 elle n'était plus que de 12,36 kil., et en
1840 de 11,29 kil. La consommation d'une viande inférieure, la chair de
porc, a, au contraire, augmenté. On en consomme actuellement 8,65 kil.
par tête.
En définitive, la consommation de la viande en France ne va qu'à 20 kil.
par tête.
Aux États-Unis, la moyenne est de 122 kil.
En Angleterre, 68 —
En Allemagne, 55 —
De plus, il est probable que notre consommation ira sans cesse
diminuant, si notre régime agricole demeure le même; car le prix de la
viande hausse progressivement.
En divisant la France en neuf régions, le prix de la viande a haussé de
1824 à 1840:
Dans la première région, le nord-ouest de 11 p.%
Dans la
deuxième, nord de 22 —
Dans la troisième, nord-est de 28 —
Dans la
quatrième, ouest de 17 —
Dans la cinquième, centre de 19 —
Dans la
sixième, est de 21 —
Dans la septième, sud-ouest de 23 —
Dans la
huitième, sud de 30 —
Dans la neuvième, sud-est de 38 — (2)
Or, vous savez que l'élévation du chiffre de la consommation de la
viande est le plus sûr indice de la prospérité d'un peuple.
Le socialiste:
J'en tombe d'accord avec vous, mais encore une fois montrez-vous bien
clairement la relation qui existe, selon vous, entre la décadence de
notre agriculture et notre loi d'égalité des partages. Comment ceci
a-t-il amené cela?
L'économiste:
J'ai oublié encore une circonstance c'est que notre sol est
naturellement plus fertile que le sol britannique.... Je réponds à votre
question. L'Angleterre doit la stabilité de ses exploitations agricoles
au maintien de son aristocratie et aux lois qui assurent chez elle,
partiellement du moins, la liberté de l'héritage.
Le conservateur:
La liberté de l'héritage, dites-vous. Et les substitutions, et le droit
d'aînesse?...
L'économiste:
Sont parfaitement libres en ce sens qu'aucune loi n'oblige le père de
famille à les établir. C'est la coutume qui en décide, et cette coutume
est fondée sur des nécessités économiques.
Voici en quoi consistent les substitutions:
À l'époque du mariage de son fils aîné, le plus souvent, ou à toute
autre époque qu'il lui convient de choisir, le propriétaire d'un domaine
lègue sa propriété à l'aîné de ses petits-fils, ou, à défaut d'enfants
mâles, à l'aînée de ses petites-filles. Si, au moment de la
substitution, le propriétaire a un fils et un petit-fils vivants, il
peut la faire remonter à un degré plus haut et désigner son
arrière-petit-fils; ou son arrière petite-fille. Mais son droit reconnu
n'atteint que la première génération à naître. En Écosse, ce droit est
sans limites. Un propriétaire peut substituer son bien à perpétuité.
L'acte de substitution accompli, le propriétaire et ses héritiers
vivants perdent la libre disposition de la terre, ils n'en sont plus que
les usufruitiers. Il ne peuvent ni la grever d'hypothèques ni la vendre
en tout ou partie. Un bien substitué ne peut être ni saisi ni confisqué.
On le considère comme un legs sacré qu'il n'est permis à personne de
détourner de sa destination.
À l'âge de vingt-un ans, l'héritier en faveur duquel la substitution a
été opérée peut la rompre; mais il ne la rompt communément que pour la
renouveler, en y introduisant certaines clauses nécessitées par la
situation présente de la famille. Les propriétés passent, de la sorte,
indivises, intactes, de génération en génération.
Voici maintenant à quoi servent les substitutions.
Elles donnent aux exploitations agricoles ce qui manque aux nôtres, la
stabilité. En France tout est viager, en Angleterre tout est perpétuel.
Nos exploitations agricoles sont exposées incessamment à être morcelées
par un partage; les exploitations britanniques n'ont à courir aucun
risque de cette nature.
Le conservateur:
Ce risque a-t-il bien toute l'importance que vous lui attribuez? Il
importe assez peu que la terre soit plus ou moins morcelée, si elle est
bien cultivée.
L'économiste:
Consultez les agriculteurs, et tous vous diront que les cultures doivent
avoir une certaine étendue pour être exploitées avec un maximum
d'économie. Cela se conçoit. On ne peut employer les méthodes et les
instruments perfectionnés que dans une vaste exploitation. En
Angleterre, les fermes ordinaires ont trois cent cinquante ou quatre
cents hectares. Ces fermes sont munies d'un capital considérables. En
France, le nombre de ces grandes exploitations est excessivement
restreint.
Le conservateur:
Pourquoi?
L'économiste:
Celui qui fonde une exploitation agricole ignore si elle ne sera point
morcelée, détruite à sa mort. Il ne peut rien faire pour la préserver du
morcellement. La loi n'a-t-elle pas limité son droit de tester? Il est
donc peu excité à appliquer de grands capitaux à l'agriculture. Le
fermier l'est-il davantage? En France, les baux sont de très courte
durée: c'est merveilleux de voir un bail de vingt-un ans. Je n'ai pas
besoin de vous expliquer la raison de cette courte durée des baux; vous
la devinez! Quand la possession même est à courte échéance, il n'est
pas possible de stipuler un long bail. Mais lorsqu'un fermier n'occupe
une terre que pour trois, six ou neuf ans, il y applique le moins de
capital possible; il économise les engrais, il n'élève pas de clôtures,
il ne renouvelle pas son matériel; d'un autre côté, il épuise la terre
autant que faire se peut.
En Angleterre, la stabilité que le régime des substitutions a donnée aux
exploitations agricoles, a engendré la stabilité des fermages, les baux
à long terme. Aussi les fermiers, bien assurés de recueillir eux-mêmes
les fruits qu'ils ont semés, appliquent-ils généralement leurs économies
à féconder le sol.
Le socialiste:
Cependant le fermier est soumis, en Angleterre comme en France, à la
tyrannie des propriétaires.
L'économiste:
Oui, mais cette tyrannie est fort douce. Il y a, en Angleterre, des
fermiers qui tiennent la même ferme, de père en fils, depuis un temps
immémorial. La plupart n'ont point de bail, tant est profonde la
confiance que leur inspirent les propriétaires du sol. Rarement cette
confiance est trompée, rarement un propriétaire se décide à expulser un
fermier que des liens séculaires attachent à sa famille. Il y a
toutefois, en Angleterre comme ailleurs, différents modes de tenure.
Dans le nord, le système des baux pour la vie de trois personnes est
généralement usité; le fermier se désigne lui-même, ainsi que deux de
ses enfants, et le bail court jusqu'à la mort du dernier des trois. La
durée moyenne de ces baux est estimée à cinquante-quatre ans. Lorsqu'un
des enfants désignés vient à mourir, le fermier obtient ordinairement
l'autorisation de substituer un autre nom à celui du défunt, et de
prolonger ainsi la durée du bail.
Quand le bail est à terme fixe, la durée en est communément déterminée
par celle des assolements. Pour les assolements de six et neuf elle est
de dix-neuf ans, mais il est rare que le bail ne soit point renouvelé.
Les fluctuations considérables auxquelles le prix du blé se trouve
exposé depuis quelque temps ont donné naissance à une nouvelle espèce de
baux; je veux parler des baux mobiles, variant d'années en années selon
le cours des céréales. Une ferme se louera, par exemple, pour la valeur
de mille quarters de blé; si, en 1845, le prix du blé est de 56 schell.
le quarter, le fermier payera
2 800 liv. sterl. de fermage; si, en 1846, le prix monte à 60 schell.,
il payera 3 000 liv. sterl. On choisit pour ces évaluations le prix
moyen du blé dans le comté.
On conçoit que les fermiers hasardent sans crainte leurs capitaux dans
des entreprises si solidement assises. On conçoit aussi que les
capitalistes leur en prêtent volontiers. Les gros fermiers trouvent
généralement à emprunter à quatre pour cent, et même à trois. On ne
court, en effet, presque aucun risque à placer ses capitaux sur la
terre. Les exploitations ne sont pas exposées à perdre de leur valeur
par le morcellement ou la vente pour sortir de l'indivision. Fermiers et
propriétaires étant établis, pour ainsi dire, à perpétuité, offrent un
maximum de garanties aux prêteurs. De là la modicité du taux de
l'intérêt agricole; de là aussi le nombre considérable de banques qui
se sont établies pour servir d'intermédiaires entre les capitalistes et
les entrepreneurs d'industrie agricole, propriétaires ou fermiers.
Le peuple anglais, qu'on vous représente sans cesse comme privé de la
propriété de la terre de la Grande-Bretagne, possède, en réalité,
beaucoup plus de valeurs territoriales que le peuple français lui-même.
S'il n'emploie pas ses capitaux à acheter des fonds de terre, il les
place sur ces fonds mêmes, dont il augmente ainsi les forces
productives.
En France, au contraire, on achète de la terre, mais on ne place guère
ses capitaux sur la terre. Il n'en saurait être autrement. On ne prête
pas volontiers à un petit fermier, dont l'existence n'est à demi assurée
que pour quelques années; on hésite même à prêter au petit propriétaire
dont la faible parcelle de terrain peut, du jour au lendemain, être
morcelée de nouveau entre plusieurs héritiers. Ajoutez à cela les
formalités coûteuses, les lenteurs et l'insécurité du prêt hypothécaire,
et vous aurez l'explication de l'élévation du taux de l'intérêt
agricole.
Le conservateur:
Oui, l'usure ronge nos campagnes.
L'économiste:
L'usure soit! Mais examinez de quoi se composent les dix ou quinze pour
cent que nos agriculteurs payent aux usuriers, pesez les risques de
perte et les menus frais, et vous vous convaincrez que cette usure n'a
rien d'illégitime, vous vous convaincrez qu'eu égard à l'étendue et à
l'intensité des risques agricoles, l'intérêt des prêts faits à
l'agriculture ne dépasse aucunement l'intérêt des prêts ordinaires. Or,
comme les banques agricoles dont on s'est engoué ne détruiront pas ces
risques, elles ne contribueront que faiblement à abaisser le taux de
l'intérêt agricole.
Le conservateur:
Qu'y a-t-il donc à faire pour restituer à nos exploitations
territoriales la sécurité qu'elles ont perdue? faut-il rétablir les
substitutions?
L'économiste:
À Dieu ne plaise! il faut, avant tout, restituer aux propriétaires le
droit de disposer librement de leurs propriétés. On ralentira ainsi le
morcellement, et l'on donnera aux exploitations un peu de cette
stabilité précieuse qui leur manque aujourd'hui. Les capitaux viendront
alors plus aisément à l'agriculture, et ils se feront payer moins cher.
Si en même temps on débarrasse le sol des lourds impôts qui le grèvent,
si l'on améliore notre régime hypothécaire, si l'on affranchit les
associations industrielles et agricoles des entraves auxquelles la
législation impériale les a soumises, on verra s'opérer bientôt une
véritable révolution dans notre agriculture. Des compagnies nombreuses
se formeront pour l'exploitation du sol, comme il s'en est formé pour
l'exploitation des chemins de fer, des mines, etc. Or, ces associations
ayant intérêt à s'établir à long terme, les exploitations territoriales
acquerront une stabilité presque immuable. Divisée en actions, la
propriété de la terre s'échangera, se partagera sans que les cultures en
reçoivent la moindre atteinte. L'agriculture se constituera de la
manière la plus économique possible.
Le socialiste:
Oui, l'Association appliquée à l'agriculture mettra fin à nos maux.
L'économiste:
Nous n'entendons peut-être pas l'association de la même manière. Quoi
qu'il en soit, je pense que l'avenir de notre agriculture et de notre
industrie appartient à la société anonyme perpétuelle. En dehors de
cette forme d'exploitation, à la fois élastique et stable, je ne vois
aucun moyen de proportionner toujours l'effort du travail à la
résistance de la nature. mais, en attendant qu'elle puisse s'établir, on
s'est trop pressé d'en finir avec les institutions anciennes. En
détruisant hâtivement les substitutions, en entravant ensuite
l'établissement des associations agricoles, on a livré l'agriculture à
toutes les misères du morcellement. Exécutée dans des ateliers de plus
en plus bornés, la production a rétrogradé au lieu d'avancer. Le travail
de l'ouvrier agricole est devenu de moins en moins productif. tandis que
l'ouvrier anglais, aidé des machines perfectionnées de la grande
industrie agricole, produit cinq, l'ouvrier français ne produit qu'un ou
un et demi, et la plus grande partie de ce faible résultat va aux
capitalistes qui aventurent leurs capitaux dans nos pauvres ateliers
agricoles.
Voilà l'explication de la misère qui ronge les campagnes de la France.
Voilà comment il se fait que nous soyons menacés d'une nouvelle
Jacquerie. cette Jacquerie, ne l'imputez pas au socialisme, imputez-la
aux tristes législateurs, qui, en décrétant d'une main l'égalité des
partages, entravaient de l'autre la formation des sociétés
industrielles, et accablaient d'impôts les exploitations agricoles.
Ceux-là sont les vrais coupables!
Peut-être réussirons-nous à éviter les catastrophes que de si
lamentables fautes ont préparées, mais il faut se hâter. De jour en jour
le mal s'aggrave; de jour en jour, la situation de la France se
rapproche davantage de celle de l'Irlande. Or, nos paysans n'ont pas la
longanimité des paysans irlandais.....
Le conservateur:
Ah! nous vivons dans de biens tristes temps. Les campagnes sont
pourries.
L'économiste:
À qui la faute, si ce n'est aux législateurs qui ont porté atteinte à la
stabilité de la propriété et à la sainteté de la famille? Les
prédicateurs socialistes auront beau attaquer ces deux institutions
sacrées, ils ne leur feront jamais un mal comparable à celui que vous
leur avez fait vous-mêmes en inscrivant dans vos Codes le droit à
l'héritage.
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