Montréal, 18 mars 2007 • No 217

 

COMMENT ÊTRE FRANÇAIS?

 

Patrick Bonney est polémiste et éditeur en Belgique.

 
 

LETTRE OUVERTE À BERNARD-HENRY LÉVY: L'ÉTATISME FAIT L'ANTISÉMITISME

 

par Patrick Bonney

 

Cher Monsieur,

          Pardonnez-moi cette façon un peu cavalière de réagir à votre récente chronique du Point (8 mars 2007) sur les propos de Raymond Barre, ancien premier ministre du pays que l’on dit des droits de l’homme. Car, si M. Barre, sous couvert de justifications emberlificotées qui tiennent plus à mes yeux de l’incontinence d’un vieillard atrabilaire que de quelque hypothétique testament, a voulu régler ses comptes avec la communauté juive et afficher des convictions qui le déshonorent à jamais, il n’en demeure pas moins que les racines du mal ne sont pas forcément là où vous les voyez.

 

          Afin de lever toute ambiguïté et nous éviter les finasseries langagières qui entourent généralement ce genre d’apostrophe, j’aimerais avant toute chose vous apporter les précisions suivantes. Si je ne suis pas juif (mais comme le disait Tristan Bernard, « Personne n’est parfait »), j’ai eu, à l’âge de treize ans, le triste mais édifiant privilège d’accomplir un pèlerinage au camp de concentration de Buchenwald. J’ai donc vu ce que certains imbéciles refusent de voir et je dois vous avouer que rien depuis lors ne m’a davantage bouleversé. J’y ai perdu mon innocence et y ai gagné (enfin si l’on peut dire!) une méfiance vis-à-vis de ce qu’il est convenu d’appeler « l’être humain » qui ne disparaîtra qu’avec moi.

          Inutile donc, de vous préciser à quel point les élucubrations et les sirènes des révisionnistes officiels ou officieux me laissent de marbre. J’irai même plus loin en disant que, contrairement à d’autres, les juifs n’ont été exterminés que parce qu’ils étaient juifs et que tout autre discours aux accents byzantins me paraît odieusement déplacé.

          En outre, je ne nie pas l’antisémitisme et ses résurgences qui, selon moi et au-delà de tout angélisme, ont cependant plus à voir avec l’ignorance et la bêtise qu’avec de véritables convictions. Même s’il faut bien convenir qu’en certain milieu, cette déviance s’apparente à une tradition que l’on pourrait qualifier de « bien française ». Et que Raymond Barre, Maurice Papon et tant d’autres qui avancent masqués et que, par conséquent on ne peut nommer, se réclament de cette tradition ou y appartiennent, est une réalité que nul ne songerait à vous contester.

          Cependant, là où vous vous trompez me semble-t-il, c’est en imaginant que l’antisémitisme est le moteur de leur comportement. La cause première! La racine du mal! Alors que pour ma part, je crois au contraire que leur antisémitisme est une conséquence – parmi d’autres – de leur étatisme aveugle.

          Et c’est particulièrement frappant pour ce qui est de Barre et Papon. Selon vous, ils argueraient du service de l’État pour dissimuler un antisémitisme viscéral qui serait en quelque sorte la colonne vertébrale de leur engagement. Alors que je pense au contraire que, pour bien réel que soit aujourd’hui cet antisémitisme, il n’a été conforté que parce que, à un moment donné, le service et la politique de l’État l’ont exigé. Autrement dit, si l’État avait voulu qu’ils ne fussent pas antisémites, ils ne l’auraient pas été. Et s’agissant de Papon, il n’a pas davantage hésité quand il a fallu balancer des centaines de musulmans à la Seine le 17 octobre 1961. Faits pour lesquels personne n’a d’ailleurs songé à le poursuivre et que Raymond Barre absout avec une légèreté qui corroborera mon propos.

          Papon n’était qu’un de ces fonctionnaires sans état d’âme comme il en existe des milliers – n’en déplaise aux hypocrites de tout bord! Fonctionnaires sans le zèle et la contribution desquels la déportation et l’extermination des juifs auraient été rendues beaucoup plus difficiles. Je vous renvoie à la (re)lecture des livres de Maurice Rajsfus (La police de Vichy – Le cherche midi) et de Raul Hilberg (La destruction des juifs d’Europe – Folio). Et le pire, voyez-vous, c’est qu’il est à craindre qu’en des circonstances similaires, les mêmes maux reproduisent les mêmes effets. La récente dénonciation par un directeur d’agence de la Société générale d’un étranger en situation irrégulière à la police de Sarkozy n’est pas sans en évoquer d’autres.

          Pour les fanatiques de l’État et de l’ordre qu’il est censé représenter, l’antisémitisme tombait bien. Quoi de plus jouissif que d’associer la bassesse, l’ignominie, la crapulerie à l’ordre moral et policier. Souvent les mêmes au demeurant!
 

« Voyez-vous, pour moi, c’est là qu’est la racine du mal: dans cette adoration malsaine de l’État et de cet ordre qu’il est censé maintenir à tout prix. »


          Les témoins du procès Papon ont été frappés de la déférence avec laquelle il s’adressait au président du tribunal et à ses assesseurs quand, dans le même temps, il ne montrait que morgue et mépris pour les victimes. Et ce sont les mots de l’un de ces témoins, Michel Zaoui, avocat d’associations d’anciens déportés, que je reproduis ici:

          Papon n’est pas comme Touvier un antisémite violent. En un sens, son cas est plus grave. Il a agi sans états d’âme. Les ordres étaient les ordres. Papon est devenu l’homme symbole de ce qu’a été une partie de l’administration française qui a pourchassé les juifs jusqu’en janvier-février 1944. Il a été fonctionnaire d’autorité jusqu’au bout, même dans son box d’accusé: hautain, cassant autoritaire, voulant faire la leçon à tout le monde avec un mépris absolu pour les parties civiles mais en même temps extrêmement respectueux à l’égard du parquet ou du président de la cour d’assises: c’était des fonctionnaires comme lui, ils étaient du même monde.

          L’interview que Papon lui-même avait accordée en son temps à votre journal (Le Point) était sur la même ligne. Si Paris valait bien une messe, l’État vaut bien quelques entorses au droit et à la liberté. Et toute sa carrière accomplie au nom de ce maintien de l’ordre – si cher à Raymond Barre! – en témoigne.

          De la préfecture de Constantine, de 1956 à 1958, en pleine sale guerre, aux centaines d’Algériens passés à tabac et jetés à la Seine le 17 octobre 1961 ou encore aux manifestants écrasés sur les grilles du métro Charonne le 8 février 1962, la carrière de Maurice Papon au service de l’État aura été « glorieuse ». Et encore une fois, son éclectisme dans le choix des victimes démontre à quel point il n’aura été qu’un antisémite de circonstances, aussi immonde que soit l’expression! Papon cognait où l’État lui demandait de cogner.

          Et pour des individus de cet acabit, il va sans dire que l’argutie qui consiste à faire du gouvernement de Vichy et du Pétainisme une sorte de parenthèse de l’histoire durant laquelle l’État n’aurait plus vraiment été l’État, n’est que billevesée. Et d’ailleurs, accordons à Papon le mérite d’avoir dénoncé cette fiction qui ne trompera que ceux qui veulent être trompés.

          Voyez-vous, pour moi, c’est là qu’est la racine du mal: dans cette adoration malsaine de l’État et de cet ordre qu’il est censé maintenir à tout prix. Par un curieux concours de circonstances, on pouvait lire dans les colonnes de votre journal, à quelques pages de votre chronique, un article apologétique sur le juge Courroye. Article qui vantait les méthodes de ce haut fonctionnaire dont l’une des pratiques favorites consisterait à laisser croupir en prison un présumé coupable (ou présumé innocent selon le sens où l’on regarde le droit) avant qu’il ne soit jugé et ceci, bien sûr, pour le faire avouer. Rien de moins que trois ans pour l’un de ces prévenus! Bagatelle qui n’empêche pas les autorités de tutelle de le promouvoir.

          Outre le fait que je ne vois pas très bien la nécessité d’ériger la torture morale en règle judiciaire, et la gêne qu’un individu attaché à la présomption d’innocence se devrait d’éprouver à la lecture de pareille profession de foi, on ne sera pas surpris de retrouver sous la plume du journaliste des termes tels que « grand serviteur » ou « grand commis » de l’État. Les mots mêmes que Raymond Barre emploie au sujet de Papon! Une sorte de morgue aussi qui transparaît malgré les précautions d’usage. On aimerait moins de certitudes. Plus de compassion. On frissonne tout à coup. On dort moins bien. On se dit qu’en d’autres temps... Question de tempérament mais pas seulement! Certains mots font peur. De là à imaginer les mêmes effets... Au grand serviteur de l’État, je préférerai toujours pour ma part les grands serviteurs de la liberté. Quoi qu’il m’en coûte!

          Et pour rester dans le même ordre d’idées, je dois vous avouer mon désarroi à l’usage que fait l’administration de la délation en tout genre. Et que Dominique Strauss Kahn, dont on connaît l’histoire familiale et les engagements, ne soit pas parvenu à y mettre fin dans le domaine fiscal, alors qu’il était ministre des Finances, en dit plus long que n’importe quelle démonstration.

          Et le pire dans tout cela, c’est que la poussée antisémite de la fin du 19e siècle, tiendrait selon Hannah Arendt, au fait que les grands banquiers juifs ont soutenu l’avènement des États nations au détriment de la bourgeoisie libérale de l’époque, peu emballée à l’idée de voir ces derniers se mêler de ce qui ne les regardait pas. L’antisémitisme de nombreux écrivains français nés à cette époque y a puisé ses racines. L’État ingrat est donc à la fois cause et effet.

          Mais ne dit-on pas qu’au pays de l’étatisme aveugle, les borgnes sont rois? Voilà qui explique Le Pen. Quant à Barre, on a beaucoup reproché à Hannah Arendt d’avoir traité les nazis de « clowns » (ce qui en sa bouche était parfaitement injurieux), eh bien, ne trouvez-vous pas qu’il en a la tête?
 

 

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