Les
témoins du procès Papon ont été frappés de la déférence avec
laquelle il s’adressait au président du tribunal et à ses
assesseurs quand, dans le même temps, il ne montrait que
morgue et mépris pour les victimes. Et ce sont les mots de
l’un de ces témoins, Michel Zaoui, avocat d’associations
d’anciens déportés, que je reproduis ici:
Papon n’est pas comme Touvier un antisémite violent.
En un sens, son cas est plus grave. Il a agi sans
états d’âme. Les ordres étaient les ordres. Papon
est devenu l’homme symbole de ce qu’a été une partie
de l’administration française qui a pourchassé les
juifs jusqu’en janvier-février 1944. Il a été
fonctionnaire d’autorité jusqu’au bout, même dans
son box d’accusé: hautain, cassant autoritaire,
voulant faire la leçon à tout le monde avec un
mépris absolu pour les parties civiles mais en même
temps extrêmement respectueux à l’égard du parquet
ou du président de la cour d’assises: c’était des
fonctionnaires comme lui, ils étaient du même monde. |
L’interview que Papon lui-même avait accordée en son temps à
votre journal (Le Point) était sur la même ligne. Si
Paris valait bien une messe, l’État vaut bien quelques
entorses au droit et à la liberté. Et toute sa carrière
accomplie au nom de ce maintien de l’ordre – si cher à
Raymond Barre! – en témoigne.
De la préfecture de
Constantine, de 1956 à 1958, en pleine sale guerre, aux
centaines d’Algériens passés à tabac et jetés à la Seine le
17 octobre 1961 ou encore aux manifestants écrasés sur les
grilles du métro Charonne le 8 février 1962, la carrière de
Maurice Papon au service de l’État aura été « glorieuse ».
Et encore une fois, son éclectisme dans le choix des
victimes démontre à quel point il n’aura été qu’un
antisémite de circonstances, aussi immonde que soit
l’expression! Papon cognait où l’État lui demandait de
cogner.
Et pour des individus de
cet acabit, il va sans dire que l’argutie qui consiste à
faire du gouvernement de Vichy et du Pétainisme une sorte de
parenthèse de l’histoire durant laquelle l’État n’aurait
plus vraiment été l’État, n’est que billevesée. Et
d’ailleurs, accordons à Papon le mérite d’avoir dénoncé
cette fiction qui ne trompera que ceux qui veulent être
trompés.
Voyez-vous, pour moi,
c’est là qu’est la racine du mal: dans cette adoration
malsaine de l’État et de cet ordre qu’il est censé maintenir
à tout prix. Par un curieux concours de circonstances, on
pouvait lire dans les colonnes de votre journal, à quelques
pages de votre chronique, un article apologétique sur le
juge Courroye. Article qui vantait les méthodes de ce haut
fonctionnaire dont l’une des pratiques favorites
consisterait à laisser croupir en prison un présumé coupable
(ou présumé innocent selon le sens où l’on regarde le droit)
avant qu’il ne soit jugé et ceci, bien sûr, pour le faire
avouer. Rien de moins que trois ans pour l’un de ces
prévenus! Bagatelle qui n’empêche pas les autorités de
tutelle de le promouvoir.
Outre le fait que je ne
vois pas très bien la nécessité d’ériger la torture morale
en règle judiciaire, et la gêne qu’un individu attaché à la
présomption d’innocence se devrait d’éprouver à la lecture
de pareille profession de foi, on ne sera pas surpris de
retrouver sous la plume du journaliste des termes tels que
« grand serviteur » ou « grand commis » de l’État. Les mots
mêmes que Raymond Barre emploie au sujet de Papon! Une sorte
de morgue aussi qui transparaît malgré les précautions
d’usage. On aimerait moins de certitudes. Plus de
compassion. On frissonne tout à coup. On dort moins bien. On
se dit qu’en d’autres temps... Question de tempérament mais
pas seulement! Certains mots font peur. De là à imaginer les
mêmes effets... Au grand serviteur de l’État, je préférerai
toujours pour ma part les grands serviteurs de la liberté.
Quoi qu’il m’en coûte!
Et pour rester dans le
même ordre d’idées, je dois vous avouer mon désarroi à
l’usage que fait l’administration de la délation en tout
genre. Et que Dominique Strauss Kahn, dont on connaît
l’histoire familiale et les engagements, ne soit pas parvenu
à y mettre fin dans le domaine fiscal, alors qu’il était
ministre des Finances, en dit plus long que n’importe quelle
démonstration.
Et le pire dans tout
cela, c’est que la poussée antisémite de la fin du 19e
siècle, tiendrait selon Hannah Arendt, au fait que les
grands banquiers juifs ont soutenu l’avènement des États
nations au détriment de la bourgeoisie libérale de l’époque,
peu emballée à l’idée de voir ces derniers se mêler de ce
qui ne les regardait pas. L’antisémitisme de nombreux
écrivains français nés à cette époque y a puisé ses racines.
L’État ingrat est donc à la fois cause et effet.
Mais ne dit-on pas qu’au
pays de l’étatisme aveugle, les borgnes sont rois? Voilà qui
explique Le Pen. Quant à Barre, on a beaucoup reproché à
Hannah Arendt d’avoir traité les nazis de « clowns » (ce qui
en sa bouche était parfaitement injurieux), eh bien, ne
trouvez-vous pas qu’il en a la tête?
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