Monsieur,
Quand j'ai envie de rire un brin, je vais
lire les commentaires des lecteurs d'Agoravox
ou de Libération. Les propos outrés
tenus dans les cours de récréation amusent
toujours le vieil homme que je suis. Le doux
babil des jeunes me ravis: « Sarko
facho, Le Pen facho, Royal… (je ne suis pas
féministe et ai encore quelque respect pour
une femme), pauvre c…, abruti », etc. Quelle
générosité, que d'enthousiasme, quel
vocabulaire riche et fleuri! Ce sont les
pipicacas, arreuh, arreuh des
vingt-trentenaires abonnés de Canal + à
qui on ne la fait pas. D'ailleurs vous-même
semblez fasciné par les excrétions diverses
des vieillards. Vous pensez que je suis ému,
étant moi-même grand-père.
Mais voilà, je suis surpris de lire vos
propos outrés-Quiévrain dans le QL que
je pensais être une publication de bon aloi.
Vous semblez haïr les vieux, c'est étrange
car vous allez devoir vous haïr vous-même
dans moins de temps que vous ne le croyez...
Monsieur Grevisse vous le dira: « vieux »
est un terme aussi péjoratif que « nègre »
(sauf pour une pâtisserie ou un
sous-écrivain) ou « pédé ». Il est de bon
ton en deçà du village belge susmentionné
d'utiliser le terme « senior » à moins
d'être attendri et un peu nostalgique. En ce
cas, vous pouvez utiliser les termes
affectueux « vieux schnock », plus élégant
encore « vieux barbon », le plus historique
« croulant », « vieux débris » et le plus
élégant de tous « vieille baderne ». Mais
là, on frôle l'esthétique.
Je suis (vi…) senior, vous l'aurez deviné.
Un vrai: je rigole bien avec mes
petits-enfants, je m'entends bien avec mes
enfants qui ont sans doute votre âge à
quelques couches près. Je n'affiche pas la
gueule de mérou de certaines actrices aux
lèvres boursouflées, j'ai des rides, des
taches de vieillesse sur des mains qui ont
trop vu le soleil (abus de vélo, de canoë)
je n'ai pas de rangées de palmiers sur ma
calvitie, je ne me suis pas fait élargir la
chose comme m'y incitent certaines publicités
intempestives dans ma boîte à mèls (et, à
mon grand dam, quelques-unes de mes
maîtresses). À ce propos: vous qui
connaissez le monde moderne, et dispute mise
à part, pourriez-vous m'expliquer comment
font les commerçants pour deviner le petit
diamètre d'un objet que je n'exhibe qu'à mes
femmes et mes docteurs et, à ma
connaissance, jamais à mon ordinateur? (J'ai
des notions de publicités ciblées, mais à ce
point je m'émerveille.)
Où en étais-je? Ah oui. En lisant votre
article, j'ai d'abord trouvé que vous
exagériez puis, tout bien réfléchi, j'ai
fini par admettre que vous aviez grandement
raison.
En me limitant au XXe siècle, j'ai fait la
liste des pays où de grands pédagogues ont
su utiliser l'entrain, la fougue et la
malice des jeunes, voire des tout jeunes
enfants. Tous ces pays de jeunes sont et
resteront dans l'Histoire longtemps encore.
C'est-à-dire même après votre propre
vieillesse. Ces pays clairvoyants étaient
guidés par des hommes remarqués sinon
remarquables. Je cite leurs prénoms car ma
mémoire faillit comme l'a si bien décrit
Aloïs et vous-même. Les précurseurs Adolf,
Benito, les successeurs Joseph, Layatolah,
Pol, Zédong. Je les ai cités par ordre
alphabétique, leur modestie aurait apprécié.
Mon préféré reste Pol qui, tout seul, a
découvert une loi sociologique qui inspirera
probablement les générations futures: « un
tiers de la population en moins c'est un
tiers de retraites en moins ». Dire que
personne avant lui n'avait réalisé cela …
pas même Adolf. Une sorte de Einstein de la
sociologie. Peut-être sera-t-il canonisé?
Saint Pol: ça sonne plutôt bien.
Maintenant, je dois admettre que les pays de
(vi…) seniors n'ont produit que de minables
pédagogues théoriciens: M. Piaget (Suisse),
Mme Montessori (Italie), M. Freinet
(France). Des intellectuels, des rêveurs.
C'est navrant. Ils sont déjà tous oubliés
sauf de quelques enseignants-feignants
aoûtofdatés! Cela confirme vos dires: un
pays de vieux est un pays de vieux et
réciproquement. Seuls les pays de jeunes
sont dynamiques et capables de marquer
l'Histoire. Je m'en veux de ne pas l'avoir
compris avant d'être (vi…) senior.
Je frémis à l'idée que la France devienne
aussi riche et vieille que la Suisse ou le
Luxembourg ou Monaco. Quelle horrible
destin! Regardez ce qui advient aux pays
nordiques qui n'embrigadent pas leurs
jeunes: ceux-ci se saoulent à mort le samedi
soir parce qu'ils n'ont que le temps à tuer.
C'est effectivement effrayant. Les Français
s'y mettent aussi. Et je ne parle pas de
l'Islande, laquelle avec une armée croupion
n'a même pas de quoi occuper ses jeunes les
plus remuants. C'est là que les hommes
vivent les plus vieux en Europe. Ils n'ont
aucun mérite à cela, il n'y a aucun arbre où
se pendre.
Je vous remercie de m'avoir dessillé les
yeux. Je m'en vais de ce pas goûter une ou
deux « mort subite » ou « delirium tremens »
pour accélérer à moi tout seul le
rajeunissement de la France. Je choisis ce
suicide à la belge car il est par foie
extrêmement lent et que je ne suis pas
pressé.
Si jamais je vous croise sur la place du
village, vous me reconnaîtrez facilement:
j'aurais une canne, je tremblerais de
partout, je baverais, et ma voix chevrotera
comme tous les faux (vi…) seniors du cinéma.
Cela sera plus simple que d'arborer une
légion d'honneur à la boutonnière et de
péter la forme comme mon beau-père qui est
encore plus vieux que moi (si, si, c'est
possible!).
N'oubliez pas que les (vi…) seniors sont
d'anciens jeunes qui savent mais que les
jeunes sont de futurs vieux qui ignorent
tout.
Hips! Il me faut faire une pause à la
blanche de Brugge.
C. Lequesne
Sarthe, France
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