Certes quelques sujets ne se sentaient ni heureux, ni malheureux car
ils étaient très absorbés à fournir les services qu'attendaient tous
les malheureux: par exemple l'acheminement de la farine, la fabrication
du pain et autres fariboles qui n'intéressent personne.
Nous n'en parlerons pas
par décence, car ces sujets avaient tendance à s'enrichir doucement
mais sûrement.
Ceux qui étaient
désoeuvrés sans être malheureux avaient honte de ne pas l'être et
s'évertuaient à montrer leur civisme en plaignant les pauvres dans
les lucarnes scintillantes.
Malheureusement, même en
se faisant filmer sous leur meilleur profil, ils n'avaient pas plus
de succès que les dames patronnesses du XIXe siècle qui n'avaient
jamais réussi à éradiquer la misère en Europe.
Les seuls moments de joie
étaient les carnavals politiques où on chantait très fort et avec
entrain: « tous en-sem-ble, tous en-sem-ble, pauvr', pauvr' », avec
trompettes, tambourins et autres instruments mélodieux. C'était
frais, c'était beau mais ça ne payait pas l'abonnement au
blablaphone ambulant.
Sa Majesté Létacesmoy eut
alors une inspiration divine. Au cours d'un conseil de la Cour, Elle
s’exprima comme suit: « Nous allons – c'est ainsi qu'avait coutume
de parler Sa Majesté – doubler tous les salaires de nos sujets, ainsi
ceux-ci seront deux fois plus riches ».
Tous les ministres,
courtisans et eunuques applaudirent Sa Majesté. Les serviteurs
avaient des sourires fendus jusqu'aux perruques et même le teckel
royal jappait de plaisir.
Quelle félicité d'avoir
un roi aussi éclairé!
Avant même que le soleil
se fût couché, les ministres, courtisans et eunuques avaient
transformé leurs avoirs en or, en argent, en diamants, en tableaux
de maîtres, certains avaient tout envoyé chez le Suisse, chez le
Luxembourgeois voire chez l'Anglais.
On parla même d'un
baryton célèbre qui serait parti chez le Belge.
Aucun d'entre eux ne
voulant profiter de cet avantage royal au prétexte qu'il savait, de
par le hasard de sa position, avant tout le monde.
C'est par loyauté envers
le peuple qu'ils refusèrent tous de doubler leurs possessions.
C'était admirable.
Malheureusement, les
serviteurs ne surent pas tenir leur langue et cela fut connu des
armateurs, commerçants, maîtres de forges, financiers et pire, dans
les chancelleries, les ambassades, partant, chez l'Étranger.
Avant même que l'édit
royal dit de « la doublure » ne fut proclamé, l'Étranger ne nous
vendit plus qu'au double ce qu'il vendait auparavant au simple.
Une preuve
supplémentaire, s’il était besoin, de la fourberie de l’Étranger.
Même à l'intérieur du
royaume, les prix grimpèrent très vite quelques semaines avant la
promulgation.
Le peuple s'en souvint
comme des « semaines noires » (à cause des grèves qui firent que les
lucarnes ne luisirent plus, les blablaphones se turent). L'édit fut
enfin promulgué et arrivèrent les jours de paie: Que de sourires en
voyant les chiffres en bas des feuilles de salaire!
Le roi avait rendu
heureux tout un peuple.
Certes il avait fallu se
serrer la ceinture un bon moment, mais le résultat était là.
Enterrés tous les essais
maladroits des siècles passés: le SNIF (Salaire National Insuffisant
au Fond), le SMURF (Salaire Moyen Universel Royal des Fabriques)
Tout le monde était DEUX fois PLUS riche!
Mais ceci est un conte
pour grands: la fin est moins réjouissante.
Petit à petit, les sujets
s'aperçurent qu'ils achetaient les mêmes choses qu'avant l'édit de
«la doublure«, ni plus ni moins: les prix semblaient avoir à peu près
doublé.
Les plus sagaces d’entre
les sujets s'aperçurent qu'ils achetaient même plutôt moins,
franchement moins et que c’étaient plutôt les sujets de Sa Majesté
eux-mêmes qui avaient été doublés. Par bonheur, personne ne les
écoutait, personne ne les aimait et ils n'avaient même pas une
lucarne ou une feuille de choux à eux. Ça prouvait bien qu’ils
avaient tort et que c'était bien fait!
Les sujets virent que leur roi avait bon coeur, qu'il avait
fait ce qu'il pouvait pour leur bonheur et que tout était de
la faute |
- aux armateurs
- aux commerçants
- aux maîtres de forges
- aux financiers
- aux serviteurs qui ont la langue trop bien pendue *
- et surtout à l'Étranger (le plus perfide de tous) |
On tua quelques étrangers plus par tradition que par conviction car
le peuple s'était un peu ramolli, il faut le dire, bien qu’il ne se
trompât jamais.
On chanta l’hymne
national à tue-tête et parfois juste.
On dauba sur les
armateurs – tous étrangers. On n’alla pas jusqu’à boycotter
l’essence ou le gaz, mais on défila en s’égosillant beaucoup. On
accusa les grandes surfaces. On évita de fâcher son boucher parce
qu’on voulait rester bien servi tout de même.
On se rua sur des maîtres
de forges hindous (des étrangers pas de dedans le royaume). On hua
le grand capital. On continua à faire les yeux doux à son banquier,
bref, on continua à être malheureux mais DEUX fois MOINS grâce à Son
Altesse.
Il n'y a que les
cuistres, les histrions et les ignares pour soutenir le contraire.
Les sujets continuèrent
longtemps à vénérer leur bon roi et quand il mourut, chaque bourg du
royaume voulut qui une rue, qui une place, qui une bibliothèque à
son nom et si possible la plus visible.
Pensez donc qu'ils firent
la fête au dauphin lorsque celui-ci ordonna de tronquer en deux le
temps de labeur! Le bon roi avait digne descendance.
C’est ainsi qu’on vit les
sujets devenir QUATRE fois MOINS malheureux (deux fois deux quatre).
Aussi incroyable que cela
puisse paraître, personne dans tout le royaume n'a encore pensé à
multiplier les salaires par mille!
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