Sommaire: Droit d'échange. – De l'échange
du travail. – Lois sur les coalitions. – Articles 414 et 415 du
Code pénal. – Coalition des charpentiers parisiens en 1843. –
Démonstration de la loi qui fait graviter le prix des choses
vers la somme de leurs frais de production. – Son application au
travail. – Que l'ouvrier peut quelquefois faire la loi au
maître. – Exemple des Antilles anglaises. – Organisation
naturelle de la vente de travail. |
L'économiste:
L'échange est plus entravé encore que le prêt. L'échange de travail est
atteint par la législation des passeports et des livrets, par les lois
sur les coalitions; l'échange de propriétés immobilières est soumis à
des formalités coûteuses et abusives; l'échange des produits est grevé,
à l'intérieur, par divers impôts indirects, notamment par les droits
d'octrois, à l'extérieur par les douanes. Ces différentes atteintes
portées à la propriété des échangistes ont uniformément pour résultats
de diminuer la Production et de troubler la Distribution équitable de la
richesse.
Occupons-nous d'abord des obstacles apportés au libre échange du
travail.
Le socialiste:
Ne devrions-nous pas, auparavant, achever d'examiner ce qui concerne la
propriété extérieure?
L'économiste:
On peut considérer le travail comme une propriété extérieure.
L'entrepreneur qui achète du travail n'achète pas les facultés, les
forces de l'ouvrier; il achète la portion de ces forces que l'ouvrier
sépare de lui-même en travaillant. L'échange n'est véritablement conclu
ou terminé qu'après que l'ouvrier, qui a séparé de lui-même une partie
de ses forces physiques, morales et intellectuelles, a reçu en échange
des produits (le plus souvent des métaux précieux) contenant de même une
certaine quantité de travail. C'est donc bien un échange de deux
propriétés extérieures.
Tout échange ne peut être équitable qu'à la condition d'être
parfaitement libre. Deux hommes qui font un échange ne sont-ils pas les
meilleurs juges de leur intérêt? un tiers peut-il légitimement
intervenir pour obliger l'un des deux contractants à donner plus ou à
recevoir moins qu'il n'aurait donné ou reçu si l'échange eût été libre?
Si l'un ou l'autre juge que la chose qu'on lui offre est trop chère, il
ne l'achète point.
Le socialiste:
Et s'il est forcé de l'acheter afin de pouvoir vivre? Si un ouvrier,
pressé par la faim, est obligé d'aliéner une quantité considérable de
son travail en échange d'un faible salaire?
L'économiste:
Voilà une objection qui va nous obliger à décrire un bien long circuit.
Le socialiste:
Mais avouez aussi qu'elle est bien forte... elle contient véritablement
tout le socialisme. Les socialistes ont reconnu, constaté qu'il n'y a
point et qu'il ne peut y avoir égalité dans le mode actuel de l'échange
du travail; que le maître est actuellement plus fort que l'ouvrier;
qu'il peut, en conséquence, toujours lui faire la loi, et qu'il la lui
fait. Après avoir bien constaté cette inégalité manifeste, ils ont
recherché les moyens de la faire disparaître. Ils en ont trouvé deux:
l'intervention de l'État entre le vendeur et l'acheteur de travail, et
l'Association qui supprime la vente du travail.
L'économiste:
Êtes-vous bien sûr que l'inégalité dont vous parlez existe?
Le socialiste:
Si j'en suis sûr? Mais les maîtres de l'économie politique eux-mêmes
l'ont reconnue cette inégalité. Si j'avais les oeuvres d'Adam Smith sous
la main.....
Le conservateur:
Les voici dans ma bibliothèque.
L'économiste:
Voici la page.
Le socialiste:
Prêtez-moi attention, je vous prie:
Ce qui décide partout du salaire ordinaire du travail, dit Adam Smith,
c'est le contrat passé entre le maître et l'ouvrier, dont les intérêts
ne sont pas du tout les mêmes. Les ouvriers veulent gagner le plus, les
maîtres donner le moins qu'il se peut. Ils sont disposés à se liguer les
uns pour hausser, les autres pour abaisser le prix du travail.
Il n'est pas difficile de prévoir de quel côté doit respecter
ordinairement l'avantage, et quelle est celle des deux parties qui
forcera à se soumettre aux conditions qu'elle impose. Les maîtres étant
en plus petit nombre, il leur est bien plus facile de s'entendre.
D'ailleurs la loi les autorise, ou du moins ne leur défend pas de se
liguer, au lieu qu'elle le défend aux ouvriers. Nous n'avons point
d'acte du parlement contre les conspiration de baisser la main-d'oeuvre,
et nous en avons plusieurs contre celle de la hausser. Ajoutons que dans
ces sortes de disputes les maîtres peuvent tenir bien plus longtemps. Un
propriétaire, un fermier, un maître manufacturier, un marchand peuvent
généralement vivre une année ou deux des fonds qu'ils ont par devers
eux, sans employer un seul ouvrier. La plupart des ouvriers ne
pourraient pas subsister une semaine, fort peu l'espace d'un mois et
presque aucun l'espace d'un an sans travailler. À la longue, le maître
ne peut pas plus se passer de l'ouvrier que l'ouvrier du maître; mais le
besoin qu'il en a n'est pas si urgent. |
Écoutez, je vous prie, encore ceci:
Il est rare, dit-on, qu'on entende parler d'une ligue de la part des
maîtres, et on parle souvent de celles que font les ouvriers. Mais
quiconque imagine là-dessus que les maîtres ne s'entendent pas, connaît
aussi peu le monde que le sujet dont il s'agit; il y a partout une
conspiration tacite, mais constante, parmi les maîtres, pour que le prix
actuel du travail ne monte point. S'écarter de cette loi ou convention
tacite est partout l'action d'un faux frère et une sorte de tache pour
un maître parmi ses voisins et égaux. Il est vrai qu'on entend rarement
parler de cette ligue, parce qu'elle est d'usage et qu'elle n'est pour
ainsi dire que l'état naturel des choses, qui ne fait point sensation.
Les maîtres se concertent aussi quelquefois pour faire baisser le
salaire du travail au-dessous de son prix actuel. Ce projet est conduit
dans le plus grand silence et le plus grand secret jusqu'au moment de
l'exécution; et si les ouvriers cèdent sans résistance, comme il arrive
quelquefois, quoiqu'ils sentent toute la rigueur du coup, le public n'en
parle point. Cependant ils opposent souvent une ligue défensive, et dans
certaines occasions ils n'attendent pas qu'on les provoque; ils forment
d'eux-mêmes une conspiration pour que les maîtres augmentent leur
salaire. Les prétextes ordinaires dont ils se servent sont tantôt la
cherté des denrées, tantôt la grandeur des profits que les maîtres font
sur leur ouvrage. Mais soit que leurs ligues soient offensives ou
défensives, elles font toujours grand bruit. Pour faire décider
promptement la question, ils ne manquent jamais de remplir le monde de
leurs clameurs, et ils poussent quelquefois la mutinerie jusqu'à la
violence et aux outrages les moins pardonnables; ils sont forcenés et
agissent avec toute la folie et l'extravagance de gens
désespérés, qui se voient dans l'alternative de mourir de faim
ou d'obtenir sur-le-champ par la terreur ce qu'ils demandent à
leurs maîtres. Ceux-ci, de leur côté, crient tout aussi haut, et
ne cessent d'invoquer le magistrat civil et l'exécution
rigoureuse des lois portées avec tant de sécurité contre les
complots des domestiques, des ouvriers et des journaliers. En
conséquence, les ouvriers ne retirent presque jamais aucun
avantage de la violence et de ces associations tumultueuses qui,
généralement, n'aboutissent à rien qu'à la punition et à la
ruine des chefs, tant parce que le magistrat civil interpose son
autorité, que parce que la plupart des ouvriers sont dans la
nécessité de se soumettre pour avoir du pain. |
Voilà, n'est-il pas vrai, une condamnation éloquente de votre système de
libre concurrence, tracée de la main même du maître de la science
économique? Dans les débats du salaire, le maître est plus fort que
l'ouvrier, c'est Adam Smith lui-même qui le constate! Après cet aveu du
maître, qu'auraient dû faire les disciples? S'ils avaient été
véritablement possédés de l'amour de la justice et de l'humanité,
n'auraient-ils pas dû rechercher les moyens d'établir l'égalité dans les
relations des maîtres avec les ouvriers? Ont-ils rempli ce devoir?...
Qu'ont-ils proposé à la place du salariat, cette dernière transformation
de la servitude, comme l'a si bien nommé M. de Châteaubriand?
Qu'ont-ils proposé à la place de ce laisser-faire inique et sauvage qui asseoit la prospérité du maître sur la ruine de l'ouvrier?
qu'ont-ils proposé, je vous le demande?
L'économiste:
Rien.
Le socialiste:
En effet, ils ont dit qu'ils ne pouvaient rien contre les lois
naturelles qui gouvernent la société; ils ont avoué honteusement leur
impuissance à venir en aide aux travailleurs. Mais ce devoir de justice
et d'humanité qu'ils ont méconnu, nous autres socialistes nous l'avons
rempli. En substituant l'Association au salariat, nous avons mis fin à
l'exploitation de l'homme par l'homme et à la tyrannie du capital.
L'économiste:
Je....
Le conservateur:
Permettez-moi d'abord de faire une simple observation. Dans le passage
d'Adam Smith qui vient d'être cité, il est question de lois qui
répriment inégalement les coalitions des maîtres et celles des ouvriers.
Nous n'avons, Dieu merci, rien de pareil en France. Nos lois sont égales
pour tous. Il n'y a plus d'inégalités sur la terre française.
L'économiste:
Vous vous trompez. La loi française a établi, au contraire, une
inégalité flagrante entre le maître et l'ouvrier. Il me suffira de lire
les articles 414 et 415 du Code pénal, pour vous le prouver.
Art. 414. Toute coalition entre ceux qui font travailler les ouvriers,
tendant à forcer injustement et abusivement l'abaissement des salaires,
suivie d'une tentative ou d'un commencement d'exécution, sera punie d'un
emprisonnement de six jours à un mois, et d'une amende de deux cents à
trois mille francs.
Art. 415. Toute coalition de la part des ouvriers pour faire
cesser, en même temps, de travailler, interdire le travail dans
un atelier, empêcher de s'y rendre et d'y rester avant ou après
certaines heures, et, en général, pour suspendre, empêcher,
enchérir les travaux, s'il y a eu tentative ou commencement
d'exécution, sera punie d'un emprisonnement d'un mois au moins
et de trois mois au plus. – Les chefs ou moteurs seront punis
d'un emprisonnement de deux à cinq ans. |
Vous le voyez, les maîtres ne peuvent être poursuivis que lorsqu'il y a
tentative injuste et abusive de leur part, pour faire baisser les
salaires: les ouvriers sont poursuivis pour la tentative pure et simple
de coalition; en outre, les pénalités sont monstrueusement inégales.
Le conservateur:
L'Assemblée nationale n'a-t-elle pas réformé des deux articles?
Le socialiste:
Elles les aurait réformés peut-être sans l'opposition d'un économiste.
En attendant ils subsistent, et Dieu sait quelle désastreuse influence
ils exercent sur le prix du travail. Souvenez-vous de la coalition des
charpentiers parisiens en 1845. Les compagnons se coalisèrent pour
obtenir une augmentation de 1 fr. sur le salaire qui était de 4 fr. Les
patrons se coalisèrent pour résister.
Le conservateur:
Le fait ne fut pas établi.
Le socialiste:
Le fait fut au contraire parfaitement établi. À cette époque, où les
associations étaient soigneusement interdites, les maîtres charpentiers
avaient obtenu l'autorisation de constituer une chambre syndicale pour
le perfectionnement de leur industrie; mais, dans cette chambre de
perfectionnement, on s'occupait des salaires plus que de toute autre
chose.
Le conservateur:
Qu'en savez-vous?
Le socialiste:
Les débats du procès l'ont clairement établi. Les délégués des ouvriers
s'adressèrent au président de la chambre syndicale pour obtenir
l'augmentation du salaire. Le président la leur refusa, après une longue
délibération de l'assemblée. Cependant les maîtres ne furent point
poursuivis, et, en effet, ils ne pouvaient pas l'être. Ils s'étaient
coalisés à la vérité, mais non pour abaisser « injustement et
abusivement » le salaire; ils s'étaient coalisés pour empêcher le
salaire de hausser.
L'économiste:
Ce qui revenait absolument au même.
Le socialiste:
Mais les législateurs du régime impérial ne l'avaient pas entendu ainsi.
Les maîtres furent donc renvoyés absous. Les chefs de la coalition
ouvrière furent condamnés, les uns à cinq ans, les autres à trois ans
d'emprisonnement.
L'économiste:
Oui, ce fut une des condamnations les plus déplorables dont les annales
judiciaires fassent mention.
Le socialiste:
Si je ne me trompe, la coalition occasionna des sévices particuliers.
Certains ouvriers coalisés maltraitèrent des compagnons qui n'avaient
point voulu prendre part à la coalition. Mais votre système de laisser
faire autorise peut-être ces procédés-là.
L'économiste:
Beaucoup moins que le vôtre. Quand on dit liberté illimitée, on entend
liberté égale pour tout le monde, respect égal aux droits de tous et de
chacun. Or, lorsqu'un ouvrier empêche par intimidation ou violence un
autre ouvrier de travailler, il porte atteinte à un droit, il viole une
propriété, il est un tyran, un spoliateur, et il doit être
rigoureusement puni comme tel. Les ouvriers qui avaient commis ce genre
de délit dans l'affaire des charpentiers n'étaient nullement excusables
et l'on fit bien de les condamner. Mais tous ne l'avaient pas commis.
Les chefs de la coalition n'avaient ni exercé ni ordonné aucune
violence. Cependant ils furent punis plus sévèrement que les autres.
Le conservateur:
La loi sera réformée.
L'économiste:
Tant qu'elle subsistera, ce sera une loi inique.
Le conservateur:
Quoi? alors même qu'elle n'établirait plus aucune différence entre les
maîtres et les ouvriers?
L'économiste:
Oui. Que dit Adam Smith? que les maîtres peuvent s'entendre avec
beaucoup plus de facilité que les ouvriers, et que la loi peut beaucoup
plus difficilement les atteindre. Or, si la loi atteint quatre
coalitions d'ouvriers sur une coalition de maîtres, est-ce une loi
juste?
Dans la pratique, l'influence de cette loi est désastreuse pour les
ouvriers. Les maîtres, sachant que la loi les atteint difficilement,
tandis qu'elle atteint facilement les ouvriers, sont excités à élever et
à soutenir des prétentions abusives dans le règlement du prix du
travail. Toute loi sur les coalitions, si égale qu'on la fasse,
constitue donc une intervention de la société, en faveur du maître. On a
fini par s'en convaincre en Angleterre, et l'on a aboli cette loi sur
les coalitions, qui excitait les justes réclamations d'Adam Smith.
Le conservateur:
Mais voyons! Les coalitions sont-elles légitimes ou ne le sont-elles
pas? Constituent-elles un accord frauduleux ou un accord licite? Voilà
la question! Or, sur cette question, l'opinion de nos grandes
assemblées n'a jamais été douteuse. Les membres de notre première
Assemblée constituante et de la Convention elle-même, se montraient
unanimes pour empêcher toute union, toute entente entre les
entrepreneurs ou les ouvriers. Le conventionnel Chapelier écrivait, dans
un de ses rapports, cette phrase qui est demeurée célèbre: « Il faut
absolument empêcher les entrepreneurs et les ouvriers de se réunir pour
se concerter sur leurs prétendus intérêts communs. » Qu'en pensez-vous?
L'économiste:
Je pense que le plus subtil criminaliste ne saurait voir aucun délit
dans l'action de deux ou de plusieurs hommes qui s'entendent pour
obtenir une augmentation sur le prix de leur marchandise; je pense
qu'en édictant des lois pour réprimer ce prétendu délit on porte une
atteinte injuste et nuisible à la propriété des industriels et des
ouvriers.
Je dis plus. En interdisant les coalitions, on empêche un accord souvent
indispensable.
Le socialiste:
Les économistes n'ont-ils pas toujours considéré les coalitions comme
nuisibles ou tout au moins comme inutiles?
L'économiste:
Cela dépend des circonstances et de la manière dont les coalitions sont
conduites. Mais pour vous faire bien voir dans quelles circonstances une
coalition peut être utile, et comment elle doit être conduite pour
donner de bons résultats, je suis obligé de rentrer dans le fond du
débat. Vous avez affirmé qu'il n'y a point de justice possible sous le
régime du salariat; que le maître étant naturellement plus fort que
l'ouvrier doit naturellement aussi l'opprimer.
Le conservateur:
La conséquence n'est pas rigoureuse. Il y a des sentiments
philanthropiques qui tempèrent ce que l'intérêt privé peut avoir de trop
âpre.
L'économiste:
Nullement. J'accepte la conséquence comme rigoureuse et je la crois
telle. On ne fait pas de philanthropie dans le domaine des affaires, et
l'on a raison, car la philanthropie n'y serait pas à sa place. Nous
reviendrons là-dessus plus tard....
Donc vous êtes d'avis que le maître peut toujours faire la loi à
l'ouvrier, partant que le salariat exclut la justice.
Le socialiste:
Je suis de l'opinion d'Adam Smith.
L'économiste:
Adam Smith a dit que le maître peut opprimer l'ouvrier plus aisément que
l'ouvrier ne peut opprimer le maître; il n'a pas dit que le maître se
trouve toujours nécessairement en position de faire la loi à l'ouvrier.
Le socialiste:
Il a constaté une inégalité naturelle, qui existe en faveur du maître.
L'économiste:
Oui, mais cette inégalité peut ne pas exister. Il peut se rencontrer
telle situation où l'ouvrier soit plus fort que le maître.
Le socialiste:
S'il y a coalition entre les ouvriers?
L'économiste:
Non, sans coalition. Je vous en citerai un exemple tout à l'heure. Or,
si l'inégalité ne se produit pas toujours, ne peut-il pas se faire
qu'elle ne se produise jamais?
Le socialiste:
Bon! vous allez arriver à l'organisation du travail.
L'économiste:
Dieu m'en préserve!
En venant ici, j'ai passé devant la boutique de Fossin. Il y avait, à
l'étalage, de fort belles parures de diamants. Sur le trottoir en face,
une marchande d'oranges débitait sa marchandise. Elle avait des oranges
de deux ou trois qualités, et, dans un coin de son éventaire, un paquet
d'oranges moisies qu'elle offrait à vil prix.
Le conservateur:
Quel est ce logogriphe?
L'économiste:
Remarquez bien, je vous prie, la différence des deux industries. Fossin
vend des diamants, c'est-à-dire une marchandises essentiellement
durable. Que l'acheteur vienne ou non, le marchand de diamants peut
attendre, sans craindre que sa marchandise subisse le moindre déchet.
Mais que la marchande d'oranges ne réussisse pas à se défaire de sa
provision, et bientôt il ne lui restera plus une seule orange saine.
Elle sera obligée de jeter sa marchandise sur le fumier.
Voilà, certes, une différence notable entre les deux industries. Fossin
peut attendre longtemps des acheteurs, sans craindre que sa marchandise
se gâte, la marchande d'oranges ne le peut pas. Est-ce à dire que la
marchande d'oranges soit exposée plus que Fossin à recevoir la loi de
ses acheteurs?
Le socialiste:
C'est selon! si la marchande d'oranges n'a pas soin de proportionner
exactement la quantité de sa marchandise au nombre de ses acheteurs,
elle sera obligée de réduire ses prix ou de perdre une partie de ses
oranges.
Le conservateur:
Elle fera, ma foi! un fort mauvais commerce.
L'économiste:
Aussi toute marchande d'oranges qui entend son métier évite-t-elle
soigneusement de se charger de plus de marchandise qu'elle n'en peut
vendre au prix rémunérateur?
Le conservateur:
Qu'entendez-vous par prix rémunérateur?
L'économiste:
J'entends le prix qui couvre les frais de production de la denrée, y
compris le bénéfice naturel de la marchande.
Le socialiste:
Vous ne résolvez pas la difficulté. Dans une année où la récolte des
oranges est surabondante, que fera-t-on du surplus, si les marchandes
n'en demandent pas plus que de coutume? Faudra-t-il laisser pourrir les
oranges surabondantes?
L'économiste:
Si l'on récolte plus d'oranges, on en offrira davantage, et le prix
baissera. Le prix venant à baisser, la demande augmentera, et le surplus
de la récolte trouvera ainsi à se placer.
Le socialiste:
Dans quelle proportion la baisse aura-t-elle lieu?
L'économiste:
D'après toutes les observations qui ont été jusqu'à présent recueillies,
on peut affirmer que:
Lorsque l'offre dépasse la demande en progression arithmétique, le prix
baisse en progression géométrique, et, de même, lorsque la demande
déplace l'offre en progression arithmétique, le prix hausse en
progression géométrique. |
Vous ne tarderez pas à apercevoir les résultats bienfaisants de cette
loi économique.
Le socialiste:
Si une telle loi existe, ne doit-elle pas avoir, au contraire, des
résultats essentiellement funestes? Supposez, par exemple, qu'un
propriétaire d'orangers recueille communément cinq cent mille oranges
par année et qu'il trouve à les vendre à raison de deux centimes pièce.
Cela fait une somme de dix mille francs avec laquelle il paye ses
ouvriers, rémunère son travail de directeur d'exploitation, couvre, en
un mot, ses frais de production. Survient une année abondante. Au lieu
de cinq cent mille oranges, il en récolte un million. Il offre, en
conséquence, deux fois plus d'oranges au marché. En vertu de votre loi
économique, le prix tombe de deux centimes à un demi-centime, et les
malheureux propriétaire, victime de l'abondance, ne reçoit que cinq
mille francs pour un millions d'oranges, tandis que l'année précédente,
il avait reçu dix mille francs pour une quantité de moitié moindre.
Le conservateur:
Il est certain que la surabondance des biens est quelquefois nuisible.
Demandez plutôt à nos fermiers laquelle ils préfèrent d'une année
d'abondance ou d'une année moyenne, d'une année où le blé est à
vingt-deux francs ou d'une année où il tombe à dix francs.
L'économiste:
Voilà des phénomènes économiques que la loi qui vient d'être formulée
peut seule expliquer. Mais il ne résulte pas du tout de cette loi que le
doublement d'une récolte doive amener une baisse des trois quarts dans
le prix, car la demande augmente toujours, plus ou moins, à mesure que
le prix baisse. Reprenons l'exemple du propriétaire d'orangers. À deux
centimes pièce, ce propriétaire couvrait les frais de production de cinq
cent mille oranges. Si la récolte vient à doubler, les frais de
production n'augmenteront pas dans la même proportion. Toutefois ils
augmenteront. Il faut plus de travail pour récolter un million d'oranges
que pour en récolter cinq cent mille. En outre, les propriétaires seront
obligés de payer ce travail plus cher, car le salaire hausse toujours
lorsque la demande du travail augmente. Les frais de production
s'élèveront donc de moitié peut-être. Ils monteront de dix mille à
quinze mille francs. Pour couvrir cette somme, qui représente ses frais
de production, le propriétaire devra vendre sa récolte à raison de un
centime et demi pièce.
La question est de savoir si, de même qu'il réussissait à vendre cinq
cent mille oranges en les offrant à deux centimes, il réussira à en
vendre un million, en les offrant à un centime et demi; la question est
de savoir si un demi-centime de baisse suffira pour faire doubler la
demande.
Si cette baisse ne suffit point, notre propriétaire sera obligé de
réduire encore son prix, sous peine de garder une partie de sa
marchandise. Mais alors il sera en perte. S'il ne vend que neuf cent
mille oranges à un centime et demi, il ne couvrira pas ses frais; s'il
en vend un million à un centime et un quart, il les couvrira encore
moins.
L'expérience seule peut servir de guide, dans ce cas. Une certaine
baisse dans le prix n'augmente pas également la consommation de toutes
les denrées. Une baisse de moitié dans le prix du sucre, par exemple,
pourra en doubler la consommation. Une baisse de moitié dans le prix de
l'avoine ou du sarrasin pourra n'augmenter que d'une quantité assez
faible la demande de ces deux denrées. Dans une année où la récolte a
dépassé les prévisions habituelles, c'est donc une question difficile de
savoir s'il convient d'élever l'offre en proportion de l'augmentation de
la récolte ou s'il vaut mieux conserver une partie de la denrée afin
d'en maintenir le prix.
Le socialiste:
Et si la denrée n'est point de nature à se conserver on pourra donc
trouver avantage à la laisser perdre.
L'économiste:
Oui, ou ce qui revient économiquement au même, à la distribuer gratis à
des gens qui ne l'eussent achetée à aucun prix. Mais il y a fort peu de
denrées que l'on ne puisse conserver sous une forme ou sous une autre.
S'il vous reste quelque doute sur l'existence de la loi économique que
je viens de signaler, examinez ce qui s'est passé récemment dans le
commerce du blé. En 1847, notre récolte de blé a été en déficit; au
lieu de récolter soixante millions d'hectolitres de blé, on n'en a
récolté que cinquante millions environ. Vous savez quel a été le
résultat commercial de ce déficit de la récolte. De vingt ou vingt-deux
francs, son cours ordinaire, le blé a monté à quarante ou cinquante
francs. L'année suivante, au contraire, la moisson a été abondante, on
a récolté huit ou dix millions d'hectolitres de plus que de coutume. De
quarante ou cinquante francs, le prix est tombé alors, par gradations
successives, à quinze francs et, dans certaines localités, jusqu'à dix
francs. Dans la première de ces deux années, une diminution d'un quart
dans l'offre a rapidement amené le doublement du prix; dans la seconde,
une augmentation d'un quart dans l'offre, a fait descendre
successivement le prix à la moitié de son taux ordinaire.
La même loi gouverne les prix de toutes les denrées. Seulement, il faut
toujours bien tenir compte, en l'observant, de l'augmentation de la
demande qui résulte de la diminution du prix, et vice versa.
Le socialiste:
Si une faible distribution dans l'offre peut amener une augmentation si
considérable dans le prix, je m'explique un fait qui était demeuré
jusqu'à présent fort obscur pour moi. À la fin du siècle dernier, la
disette régnait à Marseille. Le prix du blé était monté fort haut... pas
assez cependant au gré de certains marchands qui entreprirent de le
faire hausser encore. Ils imaginèrent, en conséquence, de jeter à la mer
une partie de leur approvisionnement. Cette idée heureuse leur valut de
gros bénéfices. Mais un enfant avait été témoin de leur action impie et
criminelle. Sa jeune âme en conçut une indignation profonde. Il se
demanda quelle était donc cette société, où il était utile aux uns
d'affamer les autres, et il déclara une immortelle guerre à une
civilisation qui enfantait de si abominables excès. Il consacra sa vie à
combiner une Organisation nouvelle... Cet enfant, ce réformateur, vous
le connaissez, c'est Fourier.
L'économiste:
L'anecdote peut être vraie, car le fait s'est produit fréquemment dans
les années de disette, comme aussi dans les années d'abondance; mais, à
mes yeux, elle ne prouve qu'une seule chose: c'est que Fourier était
fort mauvais observateur.
Le socialiste:
Par exemple!
L'économiste:
Fourier voyait l'effet, mais il ne voyait pas la cause. À cette époque,
les achats de blé à l'extérieur étaient entravés, à la fois, par la
difficulté des communications et par les lois de douanes. Aussi les
détenteurs de blé à l'intérieur jouissaient-ils d'un véritable monopole.
Pour rendre ce monopole plus fructueux encore, ils ne mettaient pas au
marché, ils n'offraient qu'une partie de leur approvisionnement. Si la
loi ne s'était pas mêlée de leurs affaires, ils auraient gardé le reste
en magasin, car le blé est une des denrées qui se conservent le plus
longtemps. Malheureusement il y avait, en ce temps-là, des lois contre
les accapareurs. Ces lois interdisaient aux négociants de garder en
magasin au-delà d'une certaine quantité de substances alimentaires.
Placés dans l'alternative de mettre tout leur blé au marché ou d'en
détruire une partie, ceux-ci trouvaient souvent plus d'avantage à
adopter ce parti. C'était barbare, c'était odieux, si vous voulez; mais
à qui la faute?
Sous un régime de pleine liberté économique, rien de pareil ne pourrait
avoir lieu. Sous ce régime, le prix de toute chose tend naturellement
à tomber au taux le plus bas possible. Par cela même, en effet, qu'une
faible différence entre les deux niveaux de l'offre et de la demande
amène un écart considérable dans les prix, l'équilibre doit
nécessairement s'établir. Aussitôt que l'approvisionnement d'une denrée
ne suffit pas à la demande, le prix monte avec une rapidité telle, qu'on
trouve bientôt grand profit à apporter au marché un supplément de cette
denrée. Or, les hommes étant naturellement à l'affût de toutes les
affaires qui leur présentent quelque avantage, les concurrents affluent
pour combler le déficit.
Aussitôt que le déficit est comblé et l'équilibre rétabli, les
expéditions s'arrêtent d'elles-mêmes; car les prix tendant à baisser
progressivement à mesure que les approvisionnements augmentent, les
expéditeurs ne tarderaient pas à être en perte.
Si donc on laisse aux producteurs ou aux marchands pleine liberté de
porter toujours leur denrée où le besoin s'en fait sentir, les
approvisionnements seront toujours aussi justement proportionnés que
possible aux exigences de la consommation; si, au contraire, on porte
atteinte, d'une manière ou d'une autre, à la liberté des communications,
si on entrave les négociants dans le libre exercice de leur industrie,
l'équilibre sera longtemps à s'établir, et, dans l'intervalle, les
producteurs maîtres du marché pourront réaliser d'énormes bénéfices, aux
dépens des malheureux consommateurs.
Remarquons encore que ces bénéfices croissent d'autant plus qu'on peut
moins se passer de la denrée. Supposons qu'une compagnie obtienne le
monopole de la vente des oranges dans un pays. Si cette compagnie
profite de son monopole pour diminuer de moitié la quantité des oranges
précédemment offertes, dans l'espoir d'en quadrupler le prix, elle
pourra fort bien éprouver un mécompte. Les oranges n'étant pas, en
effet, une denrée de première nécessité, à mesure que la diminution de
l'offre fera croître le prix, la demande décroîtra de même. L'écart
entre l'offre et la demande demeurant en conséquence, toujours très
faible, le prix courant des oranges ne pourra s'élever beaucoup
au-dessus du prix naturel.
Il n'en sera pas de même, si une compagnie réussit à accaparer le
monopole de la production ou de la vente des céréales. Le blé étant une
denrée de première nécessité, une diminution de moitié dans l'offre et,
par suite, une hausse progressionnelle dans le prix n'entraînerait
qu'une assez faible réduction dans la demande. Telle diminution de
l'offre, qui ferait hausser à peine le prix des oranges, aurait pour
résultat de doubler ou de tripler le prix du blé.
Quand une denrée est de toute première nécessité, comme le blé, la
demande ne diminue qu'avec l'extinction d'une partie de la population ou
l'épuisement de ses moyens.
Enfin, dans certaines circonstances, telle denrée, dont le prix ne
pouvait monter bien haut dans un milieu ordinaire, acquiert tout à coup
une valeur inusitée. Transportez, par exemple, une marchande d'oranges
au milieu d'une caravane qui traverse le désert. Dans les premiers
jours, elle est obligée de débiter sa marchandise à un taux modéré, sous
peine de n'en pas vendre. Mais l'eau vient à manquer: aussitôt la
demande des oranges se double, se triple, se quadruple. Le prix monte
progressivement à mesure que la demande s'élève. Il ne tarde guère à
dépasser les ressources des voyageurs les moins fortunés, et à attendre
celles des voyageurs les plus riches: en quelques heures, la valeur
d'une orange peut s'élever de la sorte à un million. Si la marchande,
souffrant elle-même de la soif, diminue son offre à mesure que son
propre besoin devient plus intense, un moment arrive où le prix des
oranges dépasse toutes les ressources disponibles de ses compagnons de
la caravane, fussent-ils des nababs.
En observant bien cette loi économique, vous vous rendrez compte d'une
multitude de phénomènes qui ont dû jusqu'à présent vous échapper. Vous
saurez au juste pourquoi les producteurs ont toujours visé à obtenir le
privilège exclusif ou monopole de la vente de leurs produits dans
certaines circonscriptions; pourquoi ils se montrent par-dessus tout
friands des monopoles qui affectent les denrées de première nécessité;
pourquoi enfin ces monopoles ont été de tout temps la terreur des
populations.
Je reviens maintenant à ma marchande d'oranges et à Fossin.
Le conservateur:
Enfin!
L'économiste:
Grâce à la nature particulière de sa marchandise, qui est durable,
Fossin peut sans trop d'inconvénient, élever son approvisionnement de
pierres précieuses au delà des besoins du moment. Rien ne l'oblige à
offrir immédiatement le surplus. La marchande d'oranges se trouve dans
une situation bien différente. Si elle a acheté plus d'oranges qu'elle
ne peut vendre à un prix rémunérateur, elle n'a point la ressource de
tenir indéfiniment le surplus en réserve, car les oranges sont sujettes
à se gâter. Mais en offrant toute sa provision, elle s'expose à faire
baisser le prix des oranges au point de perdre au-delà même de la valeur
de l'excédant. Que fera-t-elle donc? Détruira-t-elle cet excédant dont
elle s'est maladroitement chargée? Non! elle le vendra en dehors de
son marché ordinaire, ou bien elle attendra qu'une partie de ses oranges
soient légèrement gâtées pour les vendre à une catégorie particulière
d'acheteurs, de manière à ne point faire concurrence au reste de sa
provision. Voilà ce qui vous explique la présence de ces petits tas
d'oranges à moitié gâtées, au coin de l'éventaire des marchandes.
Le conservateur:
Que nous importe?
L'économiste:
Vous allez voir. Ces tas sont d'autant plus considérables que les
marchandes entendent plus mal leur métier, ou que la consommation des
oranges subit des fluctuations plus fortes. Mais on ne les verrait point
encombrer les éventaires, si les marchandes savaient exactement
proportionner leurs achats à leurs ventes, si encore la consommation
n'éprouvait jamais de variations subites. Si les choses se passaient
ainsi les marchandes d'oranges pourraient comme Fossin proportionner
toujours leur offre à la demande, sans éprouver aucun dommage; elles
cesseraient de vendre à perte une partie de leur marchandise dans la
crainte que l'excédant ne vienne à se gâter, ou d'attendre que cet
excédant se gâte afin de s'en débarrasser à vil prix.
Le conservateur:
Sans doute!
L'économiste:
Eh! bien, si vous examinez de près la situation des ouvriers vis-à-vis
des entrepreneurs d'industrie, vous la trouverez parfaitement analogue à
celle des marchandes d'oranges vis-à-vis de leurs acheteurs.
Si vous examinez de même la situation des entrepreneurs vis-à-vis des
ouvriers, vous la trouverez absolument semblable à celle de Fossin
vis-à-vis de sa clientèle.
Le travail, en effet, est une denrée essentiellement périssable, en ce
sens que le travailleur, dénué de ressources, est exposé à périr dans un
bref délai, s'il ne trouve point à placer sa marchandise. Aussi le prix
du travail peut-il tomber excessivement bas, dans les moments où l'offre
du travail est considérable et où la demande est faible.
Heureusement, la bienfaisance s'interpose alors, en enlevant du marché
pour les nourrir gratis une partie des travailleurs qui offrent
inutilement leurs bras. Si la bienfaisance est insuffisante, le prix du
travail continue à baisser jusqu'à ce qu'une partie du travail
inutilement offert périsse. Alors l'équilibre commence de nouveau à se
rétablir.
L'entrepreneur qui offre des salaires aux ouvriers n'est pas obligé,
communément du moins, de se hâter si fort. Lorsque le travail est rare
sur le marché il peut tenir en réserve une partie de ses salaires, et
proportionner, comme Fossin, son offre à la demande.
Cependant, il y a des exceptions à cette règle. Il arrive parfois que
les entrepreneurs sont obligés de vendre leurs salaires à vil prix, de
céder de gros salaires en échange de faibles quantités de travail, ou,
pour me servir de l'expression commune, de recevoir la loi des ouvriers.
Cela arrive lorsqu'ils ont un besoin urgent de plus de bras qu'il ne
s'en offre sur le marché.
Cela est arrivé notamment aux Antilles anglaises, à l'époque de
l'émancipation. Lorsque l'esclavage retenait les travailleurs sur les
plantations, les colons disposaient d'une quantité de travail à peu près
suffisante pour mettre leurs exploitations en valeur. Mais lorsque
l'esclavage vint à être aboli, un grand nombre d'esclaves se mirent à
travailler pour leur propre compte. Le nombre de ceux qui continuèrent à
s'employer à la culture des cannes se trouva insuffisant. À l'instant
même la loi économique de l'offre et de la demande fit sentir son
influence sur les prix du travail. À la Jamaïque, où la journée d'un
esclave revenait à peine à 1 fr., la même quantité de travail libre se
vendit successivement 3, 5, 10 et même jusqu'à 15 et 16 fr(1). La plus
grande partie de l'indemnité accordée aux colons y passa. mais bientôt
une foule de colons ayant abandonné leurs plantations, faute de pouvoir
payer ces salaires exorbitants, la demande diminua; d'un autre côté,
l'appât de ces salaires ayant attiré des travailleurs de tous les pays,
même de la Chine, l'offre s'augmenta. Grâce à ce double mouvement qui
rapprochait incessamment et irrésistiblement l'offre de la demande, les
salaires baissèrent, et, aujourd'hui, le prix du travail aux Antilles
anglaises a pris à peu près son niveau naturel.
Le socialiste:
Qu'entendez-vous par le niveau naturel du salaire?
L'économiste:
J'entends par là la somme nécessaire pour couvrir les frais de
production du travail. Je vous expliquerai cela plus au long dans un
prochain entretien.
Vous voyez, en définitive, que les entrepreneurs ne peuvent pas plus se
soustraire à la loi de l'offre et de la demande que les ouvriers
eux-mêmes. Lorsque l'équilibre est rompu contre eux, lorsque la balance
du travail est en faveur des ouvriers, ils peuvent sans doute tenir en
réserve – le plus souvent du moins – une partie de leurs salaires, et
empêcher ainsi le prix du travail de monter trop haut; ils peuvent
imiter les joailliers qui gardent leurs bijoux et leurs pierreries
plutôt que de les vendre au-dessous du prix rémunérateur; mais, en fin
de compte, un moment arrive où, sous peine de faire banqueroute ou de
renoncer à leur industrie, ils sont obligés de mettre leurs salaires au
marché.
Lorsque l'équilibre est rompu contre les ouvriers, lorsque la balance du
travail est en faveur des entrepreneurs, les ouvriers sont communément
obligés de vendre leur travail quand même, à moins que la Charité ne
vienne à leur secours, ou qu'ils ne réussissent, d'une manière ou d'une
autre, à retirer du marché le travail surabondant. Leur situation est
alors plus mauvaise que celle des entrepreneurs manquant de travail, car
ils vendent, comme les marchandes d'oranges, une denrée peu durable,
prompte à s'avarier ou à se détruire.
Mais si, connaissant bien la nature de leur denrée, ils avaient assez de
prudence pour ne jamais en surcharger les marchés, pour proportionner
toujours leur offre à la demande, ne pourraient-ils pas aussi, comme les
marchandes d'oranges qui savent leur métier, vendre toujours leur
marchandise à un prix rémunérateur?
Le socialiste:
Est-il bien possible de proportionner toujours l'offre à la demande?
Les ouvriers sont-ils les maîtres d'empêcher les Crises de bouleverser
l'industrie? Peuvent-ils encore transporter aisément d'un lieu à un
autre un excédant de travail, comme on transporte des ballots de
marchandises? Cet équilibre, qui permettait aux ouvriers de vendre leur
travail à un prix rémunérateur, ne doit-il pas, en vertu de la nature
même des choses, être incessamment rompu contre eux? Et alors le prix du
travail, comme celui de toute marchandise peu durable, ne doit-il pas
baisser d'une manière effrayante?
L'économiste:
Les obstacles que vous attribuez à la nature des choses sont le plus
souvent artificiels. Étudiez mieux les crises industrielles, et vous
verrez qu'elles ont presque toujours leur origine dans les lois qui
entravent la production ou la circulation des richesses sur les
différents points du globe. Recherchez mieux aussi pourquoi les ouvriers
réussissent si malaisément à proportionner leur offre à la demande, et
vous trouverez que cela vient principalement, d'une part, des
institutions de charité légale, qui les excitent à se multiplier sans
mesure; d'une autre part, des obstacles apportés à la facile entente
des travailleurs et à la libre circulation du travail, lois économiques
sur les coalitions, sur l'apprentissage, sur les livrets, sur les
passeports, lois civiles refusant aux étrangers des droits égaux à ceux
des nationaux. Si faible que soit l'action de ces obstacles artificiels
sur le mouvement de l'offre et de la demande, elle devient considérable,
énorme sur le prix, puisque la progression arithmétique d'un côté
engendre une progression géométrique de l'autre.
Je vous ai démontré déjà que les lois sur les coalitions font
nécessairement, inévitablement pencher la balance du côté du maître dans
le débat du salaire. Sans ces lois funestes, les ouvriers auraient, en
outre, des facilités qui leur manquent aujourd'hui pour proportionner
toujours promptement l'offre des bras à la demande du travail. Voici
comment.
Je reprends l'exemple de la marchande d'oranges: elle vend, je suppose,
journellement une centaine d'oranges. Un jour la demande baisse de
moitié, on ne lui en demande plus que cinquante. Si elle persiste ce
jour-là à en vouloir cent, elles sera obligée d'abaisser notablement le
prix, et elle éprouvera une perte sensible. Il y aura avantage pour elle
à retirer du marché l'excédant de cinquante oranges, dussent ces oranges
réservées pourrir dans la journée.
Eh bien! la situation est absolument la même pour les ouvriers
marchands de travail.
Le conservateur:
Je le veux bien, mais qui consentira à jouer le rôle des oranges
destinées à mourir en magasin?
L'économiste:
Individuellement, personne! mais si les ouvriers sont intelligents et
si la loi ne les empêche pas de s'entendre, savez-vous ce qu'ils feront? au lieu de laisser le salaire tomber progressivement à mesure que la
demande baissera, ils retireront du marché l'excédant dont la présence
motive cette baisse.
Le conservateur:
Mais, encore une fois, qui consentira à se laisser retirer du marché?
L'économiste:
Personne sans doute, si la masse n'indemnise pas ceux qui se retireront; mais il y aura concurrence pour quitter le marché, si elle alloue aux
ouvriers retirés une indemnité égale au salaire qu'ils recevraient en
travaillant.
Le conservateur:
Croyez-vous que les ouvriers occupés trouveraient leur compte à cette
combinaison?
L'économiste:
Je le crois. Prenons un exemple. Cent ouvriers reçoivent un salaire de 4
fr. par jour. La demande vient à baisser d'un dixième. Si nos cent
ouvriers persistent néanmoins à offrir leurs bras, de combien baissera
le salaire? Il baissera, non d'un dixième, mais de près d'un cinquième
(ce serait exactement d'un cinquième, si la baisse n'augmentait pas
toujours quelque peu la demande), il sera réduit à 3 fr. 20. La somme
totale des salaires tombera de 400 fr. à 320 fr. Mais si les ouvriers
unis retirent du marché les dix travailleurs surabondants, en leur
attribuant une indemnité égale au salaire, soit 40 fr.; au lieu de ne
recevoir plus que 320 fr. (100*3 fr. 20), ils recevront 360 fr. (90*4).
Au lieu de perdre 80 fr., ils ne perdront que 40 fr.
Vous voyez que les coalitions peuvent avoir leur utilité, qu'elles sont
nécessitées même, accidentellement, par la nature de la marchandise que
l'ouvrier met au marché. C'est donc commettre un acte de spoliation
véritable à l'égard de la masse des travailleurs que de les interdire.
Si les unions d'ouvriers étaient permises, si, en même temps, les lois
sur les livrets et les passeports ne gênaient point les mouvements des
travailleurs, vous verriez la circulation du travail se développer
rapidement sur une échelle immense. Adam Smith, examinant les causes de
l'abaissement excessif des salaires dans certaines localités, disait: « Après tout ce qui s'est dit de la légèreté et de l'inconstance de la
nature humaine, il paraît évidemment par l'expérience que, de toutes les
espèces de bagages, l'homme est le plus difficile à transporter. » Mais
les moyens de communication sont bien plus perfectionnés aujourd'hui
qu'ils ne l'étaient du temps d'Adam Smith. Avec les chemins de fer,
aidés des télégraphes électriques, on peut transporter rapidement et à
bas prix une masse de travailleurs, d'un lieu où le travail surabonde
dans un lieu où il manque.
Vous comprenez, toutefois, que ce commerce de travail ne saurait prendre
le développement dont il est susceptible aussi longtemps que la loi
continuera de l'entraver.
Le socialiste:
Le gouvernement devrait même guider les travailleurs dans leurs
recherches, il devrait leur indiquer les endroits où le travail abonde
et ceux où il est rare.
L'économiste:
Laissez faire l'industrie privée, elle servira beaucoup mieux les
travailleurs que ne pourrait le faire le gouvernement. Donnez pleine
liberté de mouvement et d'accord aux ouvriers, et ils sauront bien
chercher les endroits où la vente de travail s'opère avec le plus
d'avantages; des intermédiaires actifs et intelligents les seconderont
au plus bas prix possible (pourvu toutefois qu'on ne s'avise pas de
limiter le nombre de ces intermédiaires et de réglementer leur
industrie). L'offre et la demande du travail qui gravitent naturellement
l'un vers l'autre, s'équilibreront alors sans obstacles.
Laissez faire les travailleurs, laissez passer le travail, voilà toute
la solution du problème du travail(2).
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