Sommaire: Atteintes portées à la propriété
intérieure. – Industries monopolisées ou subventionnées par
l'État. – Fabrication de la monnaie. – Nature et usage de la
monnaie. – Pourquoi un pays ne saurait être épuisé de numéraire.
– Voies de communication. – Exploitées chèrement et mal par
l'État. – Transport de lettres. – Maîtres de postes. – Que
l'intervention du gouvernement dans la protection est toujours
nécessairement nuisible. – Subventions et privilèges des
théâtres. – Bibliothèques publiques. – Subvention des cultes. –
Monopole de l'enseignement. – Ses résultats funestes. |
L'économiste:
On n'atteint pas seulement la propriété extérieure, on atteint encore la
propriété sur sa personne, sur ses facultés, sur ses forces, la
propriété intérieure.
On viole la propriété intérieure, lorsqu'on défend à l'homme d'utiliser
ses facultés comme bon lui semble, lorsqu'on lui dit: Tu n'exerceras
point telle industrie, ou, si tu l'exerces, tu seras assujetti à
certaines gênes, tu seras tenu d'observer certains règlements. Le droit
naturel que tu possèdes d'employer tes facultés de la manière la plus
utile à toi et aux tiens, ce droit sera diminué ou réglementé. – En
vertu de quoi? – En vertu du droit supérieur de la société. – Mais si
je ne fais de mes facultés aucun usage nuisible? – La société est
convaincue que tu ne saurais exercer certaines industries sans lui
nuire. – Mais si la société se trompe? Si en appliquant librement mes
facultés à n'importe quelle branche de la production je ne lui porte
point dommage? – Eh bien, tans pis pour toi! la société ne saurait
avoir tort.
Cependant, en se trompant ainsi, la société ne s'inflige-t-elle pas, à
elle-même, un dommage? Des règlements qui entravent l'activité du
producteur n'ont-ils pas pour résultat inévitable, certain, de diminuer
la production en augmentant le prix des produits? Si une industrie est
réglementée, vexée, en présence d'autres industries demeurées libres, ne
se portera-t-on pas de préférence dans celles-ci? ou, si l'on se résigne à
exercer l'industrie réglementée, ne rejettera-t-on pas sur les
consommateurs une partie du fardeau des vexations et des règlements?
Laissons de côté les régimes où toutes les industries sont réglementées,
ceux encore où aucun travailleur ne peut disposer librement de ses
facultés, où le travail est encore esclave. Grâce à Dieu, ces
monstruosités commencent à devenir rares. Occupons-nous seulement de ces
régimes bâtards où certaines industries sont libres, où d'autres sont
réglementées, où d'autres encore sont accaparées par l'État.
Tel est le régime déplorable qui prévaut actuellement en France.
Le conservateur:
Vous prétendez que le gouvernement nuit à la société en réglementant
certaines branches de la production, et en exerçant, lui-même, certaines
industries?
L'économiste:
Je le prétends.
Toute réglementation, aussi bien que tout monopole, se traduisent en une
augmentation directe ou indirecte du prix des produits, partant en une
diminution de la production.
Le gouvernement produit plus chèrement et plus mal que les particuliers; en premier lieu, parce qu'en exerçant plusieurs industries, il
méconnaît, sinon dans les détails, du moins dans la directions
supérieure, le principe économique de la division du travail; en second
lieu, parce qu'en substituant, directement ou indirectement, le monopole
d'une industrie, il méconnaît le principe économique de la libre
concurrence.
Le conservateur:
Ainsi donc, le gouvernement fabrique la monnaie, construit les routes et
les chemins de fer, distribue l'enseignement plus chèrement et plus mal
que ne feraient les particuliers.
L'économiste:
Sans aucun doute.
Le conservateur:
Même la monnaie!
L'économiste:
La monnaie comme toute autre denrée.
Le conservateur:
N'est-ce pas un attribut de la souveraineté que de battre monnaie?
L'économiste:
Pas plus que de fabriquer des clous ou des boutons de guêtres. Pourquoi
la fabrication de monnaie serait-elle un attribut de la souveraineté?
Qu'est-ce que la monnaie? un instrument à l'aide duquel l'échange des valeurs
s'opère.....
Le socialiste:
Il y a des échanges directs. Une multitude d'échanges s'opèrent aussi
avec du papier.
L'économiste:
Il y a fort peu d'échanges directs, et il y en aura de moins de moins, à
mesure que la division du travail s'étendra davantage. Un homme qui
passa sa vie à fabriquer la dixième partie d'une épingle ne saurait
échanger directement ce produit contre les choses dont il a besoin. Il
est obligé de le troquer d'abord contre une marchandise intermédiaire,
laquelle puisse toujours aisément s'échanger contre toutes choses. Cette
marchandise intermédiaire doit être durable, facile à diviser et à
transporter. Divers métaux, l'or, l'argent, le cuivre, réunissent, à
différents degrés, ces qualités. Voilà pourquoi on en a fait des
instruments d'échanges, de la monnaie.
Quant au papier, il peut aussi faire office de monnaie, mais à la
condition de représenter une valeur positive, une valeur déjà créée, une
valeur concrétée dans un objet existant, disponible, et pouvant servir
de monnaie.
Le conservateur:
Voilà ce que ne comprennent pas malheureusement les partisans du
papier-monnaie.
L'économiste:
Mais vous-même, vous me faites l'effet de n'avoir pas une idée bien
juste de la monnaie, lorsque vous dites que la fabrication de ce
véhicule des échanges est un attribut de la souveraineté. Ce n'est point
parce qu'un souverain a marqué une pièce d'or ou d'argent à son effigie,
que cette pièce a une valeur, c'est parce qu'elle contient une certaine
quantité de travail. Qu'elle soit fabriquée et marquée par un
gouvernement ou par un particulier, cela importe peu. Je me trompe! des
particuliers la fabriqueraient mieux, à meilleur marché; ils auraient
soin aussi de mieux pourvoir le marché de l'assortiment de monnaies que
réclament les besoins de la circulation. En outre, si, dès l'origine, la
monnaie avait été fabriquée par des particuliers, les falsifications
eussent été plus rares.
Le socialiste:
Qu'en pouvez-vous savoir?
L'économiste:
Les falsifications étant commises autrefois par ceux-là mêmes qui
avaient le droit exclusif de réprimer toute espèce de rapines et de
fraudes, demeuraient nécessairement impunies. À quoi il faut ajouter que
le public n'avait aucun moyen de s'y soustraire, puisque les souverains
s'attribuaient aussi le droit exclusif de battre monnaie.
Si la fabrication des monnaies était demeurée libre, des particuliers
l'auraient entreprise comme on entreprend toute industrie qui peut
donner un bénéfice.
Le conservateur:
La fabrication des monnaies peut-elle donner un bénéfice?
L'économiste:
Comme toute autre fabrication. En France, le gouvernement fait payer
trois francs le monnayage d'un kilogramme d'argent, et neuf francs le
monnayage d'un kilogramme d'or. Il couvre à peu près les frais de
production de la monnaie. En Angleterre, le monnayage est gratuit.
Le conservateur:
Ah! trouvez-moi donc un particulier qui consente à travailler gratis?
L'économiste:
Défiez-vous, de grâce, de ces mots gratis, gratuit, gratuité. Rien de ce
coûte du travail n'est gratuit; seulement, il y a différentes manières
de rémunérer ce travail. En France, les consommateurs de monnaie en
payent directement la fabrication; en Angleterre, les contribuables
payent ces frais de fabrication, indirectement, sous forme d'impôts.
Laquelle de ces deux manières de rémunérer un travail est la plus
économique et la plus équitable? C'est évidemment la première. En
France, la fabrication de la monnaie coûte annuellement une certaine
somme, un million par exemple. Les particuliers qui font transformer des
lingots en monnaie remboursent directement ce million. Si le monnayage
était gratuit comme en Angleterre, les frais de production en seraient
payés par les contribuables. Mais la perception des impôts ne s'opère
pas pour rien; en France, elle ne s'élève pas à moins de treize pour
cent du principal. Si donc notre monnayage était gratuit, il coûterait
non pas un million, mais onze cent trente mille francs.
Voilà pour l'économie de la gratuité.
Voilà maintenant pour l'équité de la production gratuite. Qui doit payer
une denrée? Celui qui la consomme n'est-il pas vrai? – Qui doit, en
conséquence, supporter les frais de fabrication de la monnaie? Ceux qui
se servent de la monnaie.
Le conservateur:
Mais tout le monde s'en sert.
L'économiste:
Avec cette différence que certains individus, les plus riches, s'en
servent beaucoup; et que d'autres, les plus pauvres, s'en servent peu.
Quand le monnayage se paye directement, il est remboursé par les
consommateurs de numéraire en proportion de leur consommation; quand il
se paye indirectement, quand il est gratuit, il est remboursé par tout
le monde, par les petits consommateurs comme par les gros, souvent par
les uns plus que par les autres. Cela dépend de l'assiette de l'impôt.
Est-ce de la justice?
Si le gouvernement monnaye gratis, les frais de production de la monnaie
se trouvent portés à leur maximum; s'il se fait rembourser directement
le monnayage, il fabrique tout de même plus cher que l'industrie privée,
parce que ce n'est pas sa spécialité de fabriquer de la monnaie.
Si le monnayage était demeuré libre, il aurait vraisemblablement été
exécuté par de grandes maisons d'orfèvrerie. Sous ce régime, les
consommateurs pouvant refuser la monnaie des falsificateurs, et, de
plus, leur faire infliger une punition exemplaire, les falsifications
eussent été excessivement rares.
Le socialiste:
Mais, en se coalisant pour rendre l'approvisionnement de monnaie
inférieur à la demande, vos fabricants libres n'auraient-ils point
réalisé des bénéfices énormes aux dépens du public?
Le conservateur:
Non. D'abord parce qu'on peut, à la rigueur, se servir de lingots à
défaut de monnaie; ensuite, parce que la concurrence libre ne tarde
guère à briser les coalitions les plus fortes. Lorsque l'équilibre entre
l'approvisionnement et la demande vient à être rompu, les prix donnent
bientôt un bénéfice tel que la concurrence s'en mêle. On se met alors à
produire en dehors de la coalition, jusqu'à ce que le prix courant
retombe au niveau de production.
Le socialiste:
Ah! c'est toujours la même loi.
L'économiste:
Toujours. Et cette loi explique aussi pourquoi un pays ne saurait jamais
être épuisé de numéraire. Quand les besoins de la circulation viennent à
dépasser l'approvisionnement du numéraire, le prix des métaux croît
progressivement. On cesse alors d'exporter des lingots; on trouve, au
contraire, avantage à en importer, jusqu'à ce que l'équilibre soit
rétabli.
Le socialiste:
Voilà qui détruit un des gros arguments des protectionnistes.
Une objection encore. Si la fabrication des monnaies était libre,
serait-il possible d'arriver à l'unité monétaire? Chaque fabricant ne
fournirait-il pas une monnaie particulière? On ne s'y reconnaîtrait
plus.
L'économiste:
Il y a des milliers de fabricants de calicots, et cependant il n'y a
qu'un petit nombre de variétés de calicots.
À Manchester, vingt ou trente manufacturiers tissent des pièces de
qualité et de dimensions pareilles. Il en serait de même pour la
monnaie; on ne frapperait que les pièces dont le public trouverait
commode et avantageux de se servir. Si tous les peuples voulaient se
servir de la même monnaie, on arriverait naturellement à l'unité
monétaire. S'ils préféraient des monnaies et des mesures différentes,
appropriées à leurs habitudes et à leurs besoins particuliers, pourquoi,
je vous prie, s'aviserait-on de leur imposer une unité monétaire?
Le socialiste:
Vous pourriez bien avoir raison. Je conçois, jusqu'à un certain point,
qu'on abandonne la fabrication des monnaies à l'industrie privée. Les
fabricants peuvent, en effet, se faire concurrence de manière à rendre
impossible la constitution d'un monopole. Mais en est-il de même pour
toutes les industries dont le gouvernement s'est emparé? les voies de
communication, par exemple, ne constituent-elles pas des monopoles
naturels?
L'économiste:
Il n'y a pas de monopoles naturels. Comment les constructeurs et les
exploiteurs des voies de communication pourraient-ils réaliser des
bénéfices de monopole? En élevant le prix des transports au-dessus des
frais de production. Mais aussitôt que le prix courant dépasse les frais
de production, la concurrence est irrésistiblement attirée...
Le socialiste:
On construirait donc deux ou trois routes parallèles d'un point à un
autre?
L'économiste:
Cela ne serait pas nécessaire. La concurrence des voies de
communication, notamment des voies perfectionnées, chemin de fer,
canaux, etc., s'exerce dans un rayon considérable. Que le chemin de fer
du Havre à Strasbourg surélève, par exemple, ses prix de transport, et
aussitôt le transit des voyageurs et des marchandises vers le centre de
l'Europe se déplacera en faveur d'Anvers ou d'Amsterdam. Pour les points
intermédiaires, il y a la concurrence des canaux, des rivières, des
tronçons à peu près parallèles ou des routes ordinaires, concurrence qui
devient plus active, en présence d'une tentative de monopole... à la
condition bien entendu que la concurrence demeure libre.
À cette condition, le prix courant des transports ne saurait jamais
dépasser longtemps les frais de production.
Or, vous m'accorderez bien, je pense, que les particuliers construisent
et exploitent les routes à meilleur marché et mieux que les
gouvernements. Comparez les routes de l'Angleterre avec celles de la
France?
Le socialiste:
Le fait ne saurait être contesté. Mais n'est-il pas essentiel que la
circulation demeure libre et gratuite?
L'économiste:
N'avons-nous pas approfondi déjà le mystère de la gratuité? Avez-vous
oublié qu'une denrée quelconque, monnaie, enseignement, transport, ne
saurait être fournie gratis par le gouvernement à moins d'être payée par
les contribuables? Avez-vous oublié qu'en ce cas la denrée coûte, en
sus des frais de production ordinaires, les frais de perception de
l'impôt? Si donc nos routes n'étaient point gratuites, elles seraient
payées par ceux qui s'en servent, en proportion de ce qu'ils s'en
servent, et elles seraient moins chères.
Ce qui est vrai des grandes voies de communication ne l'est pas moins
des petites. Ces gouvernements au petit pied qu'on nomme des
départements et des communes construisent des routes à leurs frais, sauf
toutefois avec l'approbation du gouvernement central. Votées par les
majorités des conseils communaux ou départementaux, ces routes sont
construites et exploitées aux frais de tous les contribuables. Sous le
régime monarchique, lorsque des contribuables riches avaient seuls voix
dans les conseils de la commune, des départements et de l'État, les
pauvres paysans étaient tenus de contribuer pour une large part à des
travaux décrétés... au profit de qui? je vous le laisse à penser. Les
corvées de l'ancien régime avaient reparu déguisées sous le titre bénin
de prestations en nature.
Le seul moyen de mettre fin à ces scandaleuses iniquités c'est
abandonner à l'industrie privée les voies de communication grandes ou
petites, aussi bien que toute espèce de transports.
Le conservateur:
Sans en excepter le transport des lettres?
L'économiste:
Sans en excepter le transport des lettres.
Le socialiste:
Allons donc!
L'économiste:
La poste n'a pas toujours été entre les mains du gouvernement. Avant la
révolution de 89, le transport des lettres était affermé à des
compagnies particulières. En 1788, ce bail rapportait douze millions à
l'État. Mais comme bien vous pensez, le tarif des lettres était fort
élevé. Les gros fermiers savaient distribuer à propos des pots-de-vin
aux administrateurs chargés de débattre et de régler les tarifs. Ils
florissaient sous ce régime. Mais le public payait largement leur
embonpoint.
Qu'y avait-il à faire pour remédier aux abus criants de ce système de
fermage? Il y avait tout simplement à abandonner le service des postes
à la libre concurrence. Le transport des lettres serait promptement
descendu au prix le plus bas possible, sous ce nouveau régime. On aima
mieux remettre les postes entre les mains de l'État. Le public n'y gagna
rien, au contraire! Le transport des lettres continua de coûter fort
cher, et il devint beaucoup moins sûr. Vous n'ignorez pas que les abus
de confiance et les infidélités se sont effroyablement multipliés dans
le service des postes.
Le conservateur:
Cela n'est que trop vrai.
L'économiste:
Pendant longtemps, le gouvernement s'arrogea, en outre, le droit de
violer des correspondances. Il n'y a pas bien longtemps que le cabinet
noir a été supprimé, et aucuns prétendent qu'il existe encore. Le pis,
c'est qu'on n'est pas le maître de se soustraire à ces risques et à ces
avanies. Il est sévèrement interdit aux particuliers de transporter des
lettres. Le transport interlope des correspondances est soumis à des
pénalités rigoureuses.
Le socialiste:
Quelle barbarie!
L'économiste:
Voilà les avantages du communisme.... Si le transport des lettres était
libre, vous pourriez rendre les transporteurs responsables de la
violation de vos correspondances et des vols commis à votre préjudice.
Avec le monopole communiste du gouvernement, rien de tout cela n'est
praticable. Vous êtes à la merci de l'administration.
Le socialiste:
Au moins, on a fini par nous donner la réforme postale.
L'économiste:
Oui, mais la réforme postale n'a détruit un abus que pour le remplacer
par un autre. En Angleterre, elle a occasionné, pendant plusieurs
années, un déficit considérable dans les recettes; on avait tellement
abaissé le tarif que la moitié des frais de transport des lettres
tombait à la charge des contribuables. Il y avait demi-gratuité. Or,
n'est-il pas juste que les frais de toute correspondance soient payés
par les correspondants? Pourquoi un pauvre paysan illettré qui n'écrit
ni ne reçoit lettres de sa vie contribuerait-il à payer le port des
lourdes missives de M. Turcaret ou des billets doux de M. Lovelace son
voisin? Est-il un communisme plus inique et plus odieux que celui-là?
Parlerai-je des privilèges de la poste aux chevaux? Autrefois les
maîtres de poste institués par Louis XI jouissaient du monopole du
transport des voyageurs. Peu à peu, ils furent obligés de partager ce
monopole avec les messageries royales, et, enfin, de laisser une place
aux entreprises libres. Mais, sur leurs réclamations pressantes, on
obligea les nouveaux entrepreneurs à payer aux maîtres de relais, dont
ils n'employaient pas les chevaux, une indemnité de vingt-cinq centimes
par poste et par cheval attelé
(loi du 15 ventôse an XIII). L'indemnité s'est élevée jusqu'au chiffre
de six millions par an. Mais les chemins de fer ont diminué
considérablement cette aubaine. De là les grandes clameurs des maîtres
de postes. Ils ont voulu obliger les compagnies de chemin de fer à les
subventionner aussi. Les compagnies ont résisté. L'affaire est pendante.
Il faut dire, à la décharge des maîtres de postes, que des règlements
datant du règne de Louis XI, les obligent à tenir sur pied des relais de
chevaux dans des endroits où ces relais sont parfaitement inutiles. Mais
n'est-il pas absurde de pensionner une industrie, qui ne fonctionne
plus, aux dépens d'une industrie qui fonctionne? N'est-il pas absurde et
grotesque à la fois, de contraindre les entrepreneurs de diligences à
fournir une rente aux chevaux oisifs des maîtres de postes?
Le socialiste:
C'est absurde et grotesque, en effet. Mais si le gouvernement, les
départements et les communes cessaient complètement d'intervenir dans
l'industrie des transports, dans la construction des routes, des canaux,
des ponts, des rues, s'ils cessaient d'établir des communications entre
les diverses parties du pays et de veiller à ce que les communications
établies fussent maintenues, les particuliers se chargeraient-ils de
cette tâche indispensable?
L'économiste:
Croyez-vous que la pierre lancée dans les airs finira par tomber?
Le socialiste:
C'est une loi physique!
L'économiste:
Eh! bien, c'est en vertu de la même loi physique que toutes les choses
utiles, routes, ponts, canaux, pain, viande, etc., se produisent
aussitôt que la société en a besoin. Lorsqu'une chose utile est
demandée, la production de cette chose tend naturellement à s'opérer
avec une intensité de mouvement égale à celle de la pierre qui tombe.
Lorsqu'une chose utile est demandée sans être produite encore, le prix
idéal, le prix qu'on y mettrait si elle était produite croît en
progression géométrique à mesure que la demande croît en progression
arithmétique(1). Un moment arrive où ce prix s'élève assez haut pour
surmonter toutes les résistances ambiantes et où la production s'opère.
Cela étant, le gouvernement ne saurait se mêler d'aucune affaire de
production sans causer un dommage à la société.
S'il produit une chose utile après que les particuliers l'eussent
produite, il nuit à la société, en la privant de cette chose, dans
l'intervalle.
S'il la produit au moment même où les particuliers l'eussent produite,
son intervention est encore nuisible, car il produit à plus haut prix
que les particuliers.
Si, enfin, il la produit plus tôt, la société n'est pas moins lésée...
vous vous récriez. Je vais vous le prouver.
Avec quoi produit-on? Avec du travail actuel et du travail ancien ou
capital. Comment un particulier qui entreprend une industrie nouvelle se
procure-t-il du travail et du capital? En allant chercher des
travailleurs et des capitaux dans les endroits où les services de ces
agents de la production sont le moins utiles, où, en conséquence, on les
paye le moins cher.
Lorsqu'un produit nouveau est plus faiblement demandé que les produits
anciens, lorsqu'on ne couvrirait pas encore ses frais en les créant, les
particuliers s'abstiennent soigneusement de le créer. Ils n'en
commencent la production qu'au moment où ils sont assurés de couvrir
leurs frais.
Où le gouvernement qui les devance, va-t-il puiser le travail et le
capital dont il a besoin? Il les puise où les particuliers les auraient
puisés eux-mêmes, dans la société. Mais en commençant une production
avant que les frais n'en puissent encore être couverts, ou bien avant
que les profits naturels de cette entreprise nouvelle ne soient au
niveau de ceux des industries existantes, le gouvernement ne
détourne-t-il pas les capitaux et les bras d'un emploi plus utile que
celui qu'il leur donne? N'appauvrit-il pas la société au lieu de
l'enrichir?
Le gouvernement a entrepris trop tôt, par exemple, certaines lignes de
canaux qui traversent des déserts. Le travail et le capital qu'il a
consacrés à la construction de ces canaux, encore inachevés après un
quart de siècle, étaient certainement mieux employés où il les a pris.
En revanche, il a commencé trop tard et trop peu multiplié les
télégraphes, dont il s'est réservé le monopole ou la concession. Nous ne
possédons que deux ou trois lignes de télégraphes électriques; encore
sont-elles à l'usage exclusif du gouvernement et des compagnies de
chemins de fer. Aux États-Unis, où cette industrie est libre, les
télégraphes électriques se sont multipliés à l'infini et ils servent à
tout le monde.
Le socialiste:
J'admets ces observations pour les industries purement matérielles;
mais vous serez bien forcé d'accorder, je pense, que le gouvernement
doit se préoccuper un peu du développement intellectuel et moral de la
société. N'a-t-il pas le droit, que dis-je? le devoir d'imprimer une
direction salutaire aux arts et aux lettres, à l'enseignement et
d'intervenir dans le service des cultes? peut-il abandonner ces nobles
branches de la production à tous les vents de la spéculation privée?
L'économiste:
Sans doute, il aurait ce droit et il serait tenu de remplir ce devoir,
si son intervention, dans cette partie du domaine de la production,
n'était pas toujours et nécessairement nuisible aussi bien que
dans l'autre?
S'agit-il des beaux-arts? Le gouvernement pensionne quelques hommes de
lettres et subventionne certains théâtres. Je crois vous avoir prouvé
que les gens de lettres se passeraient aisément de la misérable
subvention qu'on leur alloue, si leurs droits de propriété étaient
pleinement reconnus et respectés.
Les subventions accordées aux théâtres sont un des abus les plus criants
et les plus scandaleux de notre époque.
Le conservateur:
Il a été prouvé maintes fois que le Théâtre-Français et l'Opéra ne
sauraient subsister sans subventions. Voudriez-vous, par hasard, qu'on
supprimât le Théâtre-Français et l'Opéra?
L'économiste:
Remarquez d'abord quelle profonde iniquité se cache sous ce régime des
subventions. L'État dépense chaque année plus de deux millions pour
soutenir deux ou trois théâtres de Paris. Ces théâtres sont précisément
ceux que fréquente la portion la plus aisée de la bourgeoisie
parisienne. Qui paye ces deux millions? Tous les contribuables, le
pauvre paysan bas-breton, qui de sa vie n'est entré et n'entrera dans
une salle de spectacle, comme le riche habitué de l'orchestre de
l'Opéra. Est-ce de la justice? est-il juste d'obliger un pauvre
laboureur, qui passe sa vie courbé sur le manche de sa charrue, à
contribuer aux menus plaisirs des riches bourgeois de Paris?
Le socialiste:
C'est de l'exploitation!
Le conservateur:
Mais, encore une fois, aimeriez-vous mieux qu'il n'y eût ni Opéra, ni
Théâtre-Français? Et les intérêts de notre gloire nationale!
L'économiste:
Quand Louis XIV écrasait les peuples d'impôts pour bâtir son froid et
lamentable château de Versailles; quand il réduisait les misérables
habitants des campagnes à vivre d'herbes, pour subvenir aux fastueuses
dépenses de sa cour, n'invoquait-il pas aussi la gloire de la France? La
gloire! en quoi donc la faites-vous consister?
Le conservateur:
Dans les grandes choses qu'un peuple sait accomplir.
L'économiste:
Rien n'est plus grand, rien n'est plus splendide que la justice. Le
siècle où l'on cessera de spolier le grand nombre au bénéfice du petit,
où la justice deviendra la loi souveraine des sociétés, sera le plus
grand des siècles.
Mais je ne crois pas que les subventions soient nécessaires aux théâtres; je suis convaincu, au contraire, qu'elles leur sont nuisibles. Les
théâtres subventionnés sont ceux qui font le plus mal leurs affaires.
Pourquoi? Je vais vous le dire.
Remarquez d'abord qu'une partie de leurs subventions leur est ravie sous
différentes formes. Un théâtre subventionné est tenu d'accorder des
entrées gratuites aux ministres, aux représentants influents, à une
foule de membres de l'administration haute ou basse. La subvention sert
donc, en premier lieu, à procurer gratuitement le plaisir du spectacle à
une foule de gens...
Le socialiste:
Qui sont fort en état de payer leur place.
L'économiste:
Beaucoup plus, à coup sûr, que ceux qui la leur payent. En second lieu,
les subventions servent à enrichir les directeurs les moins scrupuleux.
Un théâtre est en déficit de cinquante mille francs, le directeur
demande cent cinquante mille francs de subvention. On les lui accorde.
Il comble le déficit, cède son privilège, et s'en va jouir paisiblement
des rentes que l'État lui a faites.
Les théâtres subventionnés sont continuellement en déficit. Est-ce
malgré la subvention ou à cause de la subvention? Vous allez en juger.
Une entreprise libre, une entreprise qui est obligée de couvrir
elle-même tous ses frais, accomplit des efforts prodigieux pour
atteindre ce but. Elle améliore la qualité de sa denrée, elle en diminue
le prix, elle invente tous les jours quelque nouveau procédé pour
attirer la clientèle. C'est pour elle une question de vie ou de mort.
Une entreprise privilégiée et subventionnée ne fait pas de ces efforts.
Assurée de vivre, alors même que sa clientèle la désertait tout à fait,
alors même que son déficit annuel serait égal au montant total de ses
frais, elle prend naturellement ses aises vis-à-vis du public. – Si Tortoni recevait une subvention du gouvernement pour vendre ses glaces,
continuerait-il à se donner autant de peine pour faire aller son
commerce? Ses glaces ne finiraient-elles pas par devenir détestables
comme certaines pièces d'un certain théâtre, et le public, amateur de
bonnes glaces, ne déserterait-il pas en masse son établissement? Voilà
à quoi aurait servi la subvention accordée à l'industrie des glaces
nationales.
Mais il y a pis encore que les subventions, il y a les privilèges.
L'industrie des théâtre n'est pas libres en France. Il n'est pas permis
au premier venu d'ouvrir un théâtre, ni même aucun établissement qui en
approche. Récemment, lorsque les cafés lyriques commencèrent à prendre
faveur, les théâtres privilégiés s'émurent. Les directeurs
pétitionnèrent collectivement pour obtenir la suppression de cette
industrie rivale. Le ministre refusa de faire droit à la pétition des
directeurs, mais il défendit aux cafés lyriques: 1) de jouer des pièces
de théâtre; 2) de costumer leurs chanteurs. L'arrêt n'est-il pas
digne du moyen-âge?
Le conservateur:
J'avoue que c'est burlesque.
L'économiste:
Ceci s'est passé en l'an 1849 et chez le peuple le plus spirituel de la
terre. Cependant les directeurs ne sont pas si coupables! Ils obéissent
à des nécessités que le privilège a créées.
Le régime du privilège est essentiellement précaire. Tous les privilèges
sont temporaires. Or la première condition de toute production
économique, c'est une possession sûre et illimitée. Il y a dans toute
industrie des frais généraux qui exigent un long délai pour être
couverts. Tels sont les frais de construction, d'amélioration ou
d'embellissement des locaux. Que ces frais soient répartis sur une
longue période d'exploitation et ils deviennent à peu près insensibles.
Qu'ils soient concentrés, au contraire, dans une courte période et ils
élèveront considérablement le chiffre de la dépense. Sous un régime de
jouissance temporaire, on fait le moins possible de ces sortes de frais.
Peu de salles sont plus mal construites et plus mal entretenues que les
salles de spectacle de Paris. Néanmoins les frais d'embellissement
grèvent encore très lourdement les budgets des directeurs.
En outre, les théâtres ont, comme toute industrie, leur bonne ou leur
mauvaise saison. Dans les industries libres, on travaille moins dans la
mauvaise saison que dans la bonne, afin de ne pas travailler à perte.
Les théâtres sont obligés de travailler en toute saison, qu'ils fassent
des bénéfices ou qu'ils n'en fassent point. C'est une condition expresse
de leurs privilèges.
Le socialiste:
Quelle inconcevable absurdité!
L'économiste:
Leurs frais de production s'augmentent donc de toute la somme qu'ils
sont obligés de perdre dans la mauvaise saison. Ajoutez à cela un impôt
exorbitant au profit des établissements de bienfaisance et vous vous
rendrez compte de l'élévation excessive du prix des spectacles(2). Vous
comprendrez aussi pourquoi les directeurs poursuivent avec tant
d'acharnement les concurrences.
Si l'industrie des théâtres était libre, on pourrait répartir les frais
de construction et d'entretien des salles sur une période indéfinie. On
pourrait aussi proportionner toujours la production aux exigences de la
consommation. On jouerait moins dans la mauvaise. Les frais de
production tomberaient alors au taux le plus bas possible, et la
concurrence se chargerait de niveler toujours le prix courant avec les
frais de production. L'abaissement des prix augmenterait la
consommation, partant la production. Il y aurait plus de théâtres, plus
d'acteurs, plus d'auteurs.
Le conservateur:
L'art ne s'abaisserait-il pas en vulgarisant?
L'économiste:
Je suis convaincu, au contraire, qu'il s'élèverait et s'élargirait.
Chaque fois que la production se développe, elle se perfectionne. On se
plaint aujourd'hui de ce que l'art dramatique languit et s'abaisse.
Fiez-vous à la liberté pour le relever et le vivifier.
Ce qui est vrai pour les théâtres, ne l'est pas moins pour les
bibliothèques, les musées, les expositions, les académies.
Le socialiste:
Quoi! vous voudriez que l'État cessa d'ouvrir librement ses
bibliothèques au public?
L'économiste:
Je suis d'avis qu'il faudrait fermer les bibliothèques publiques dans
l'intérêt de la diffusion des lumières.
Le conservateur:
Ah! le paradoxe est par trop violent. Je m'insurge à la fin.
L'économiste:
Insurgez-vous, mais écoutez. L'État possède un certain nombre de
bibliothèques. Le gouvernement en ouvre quelques-unes gratuitement au
public. Il ne les ouvre pas toutes, notez-le bien. Certaines
bibliothèques ne sont que des prétextes à bibliothécaires. Les dépenses
de gestion des bibliothèques publiques, en y comprenant l'entretien des
bâtiments s'élèvent annuellement à plus d'un million. Ce qui signifie
que tous les contribuables sont imposés, taxés, pour que certains
individus puissent aller étudier ou lire gratis à la Bibliothèque
nationale, à la bibliothèque Mazarine et ailleurs. Si les bibliothèques
publiques étaient exploitées par des particuliers, on économiserait
d'abord tout le montant des frais de perception de l'impôt. Les
consommateurs de livres débourseraient une somme inférieure à celle qui
est aujourd'hui payée par la nation.
Le conservateur:
Oui, mais ils payeraient quelque chose, et, aujourd'hui, ils ne payent
rien. Et n'est-ce pas une détestable économie que celle qui consiste à
lésiner avec la science?
L'économiste:
C'est une détestable économie, en effet. Mais recherchez bien, je vous
prie, comment on emploie ce million dont les contribuables font
annuellement cadeau aux consommateurs de livres. Examinez les
établissements particuliers de France, et si vous en trouvez un seul
dont l'administration soit aussi mauvaise que celle de la Bibliothèque
nationale, par exemple, un seul où la richesse soit aussi mal utilisée
et le public aussi mal servi, je vous donne gain de cause.
Le socialiste:
Le service de la Bibliothèque nationale est déplorablement organisé,
cela est certain. Il n'y a pas en France un seul établissement
industriel qui ne fasse chaque année son inventaire; la Bibliothèque
n'a pu réussir encore à achever le sien. Commencé depuis un temps
immémorial, son catalogue n'est point terminé. Mais on pourrait
administrer mieux ce grand établissement national.
L'économiste:
Je ne le pense pas. Aussi longtemps qu'elle demeurera enclavée dans le
vaste communisme de l'État, la Bibliothèque nationale ne saurait être
bien administrée.
En réalité donc, la gestion communiste des bibliothèques publiques a
pour résultat de soustraire au public, la plus grande partie des trésors
de la science. Mettez ce capital entre les mains de l'industrie
particulière et vous verrez quel parti elle en saura tirer. Vous verrez
combien les richesses scientifiques aujourd'hui si lentes et si
difficiles deviendront rapides et faciles. On ne perdra plus de longues
heures et souvent de longues journées à attendre vainement un livre ou
un manuscrit; on sera servi tout de suite. L'industrie privée ne fait
pas attendre.
La science y perdrait-elle?
Le conservateur:
Un moyen-terme n'est-il pas possible? Les bibliothèques ne peuvent-elles
subsister auprès des bibliothèques exploitées par l'industrie privée?
L'économiste:
C'est le régime bâtard qui existe actuellement. D'un côté, vous avez des
bibliothèques publiques, où des richesses innombrables demeurent à peu
près improductives; de l'autre, des cabinets de lecture chers et mal
pourvus.
Si les bibliothèques gratuites n'existaient point, les cabinets de
lecture prendraient des proportions considérables; toutes les richesses
de la science et des lettres viendraient s'y accumuler utilement;
chaque catégorie de connaissances aurait bientôt sa bibliothèque
spéciale, où rien ne manquerait aux faiseurs de recherches; où les
richesses scientifiques et littéraires seraient mises à la disposition
du public aussitôt qu'elles seraient produites. La concurrence libre
obligerait, en même temps, ces établissements à abaisser leurs prix au
taux le plus bas possible.
Le socialiste:
N'importe! Les étudiants pauvres et les savants besogneux seraient à
plaindre sous ce régime.
L'économiste:
Les frais de bibliothèque ou de cabinet de lecture forment la moindre
partie des dépenses d'une éducation. Quant aux savants pauvres, ils
travaillent généralement pour des libraires qui leur tiennent compte de
leurs frais de recherches. Une partie de ces frais retombent aujourd'hui
à la charge des contribuables. Ne serait-il pas plus juste qu'ils
fussent exclusivement à la charge des acheteurs de livres? Ceux-ci, du
reste, n'y perdraient rien, car les livres deviendraient plus
substantiels, si les recherches devenaient plus faciles.
Je n'ai donc pas fait le moindre paradoxe, en disant qu'il faut fermer
les bibliothèques publiques dans l'intérêt de la diffusion des lumières.
La gratuité des bibliothèques c'est du communisme; et, qu'il s'agisse
de science ou d'industrie, le communisme c'est de la barbarie.
Ce communisme détestable se retrouve encore dans le régime de
l'enseignement et des cultes.
Le conservateur:
Attaquez l'université tant qu'il vous plaira, mais, de grâce, respectez
les cultes. La Religion est notre dernière ancre de salut.
L'économiste:
C'est dans l'intérêt même de la Religion que l'État devrait cesser de
subventionner les cultes.
Est-il juste qu'un homme qui ne pratique aucun des cultes reconnus par
l'État, soit tenu néanmoins de leur fournir un salaire? Est-il juste
que l'on paye une chose dont on ne se sert point? Toute morale
religieuse ne condamne-t-elle point un abus, une spoliation de cette
nature? Cependant cette spoliation, cet abus sont commis tous les jours
en France, au profit des cultes reconnus. Tant pis pour les
contribuables qui pratiquent des cultes que l'État ne reconnaît point(3)!
Croyez-vous que cette iniquité flagrante soit profitable à la Religion?
Croyez-vous encore que les cultes ne seraient pas mieux administrés si
l'État ne les subventionnait point? Croyez-vous que les services
religieux ne seraient point distribués avec plus d'intelligence et de
zèle, si l'État cessait d'assurer aux ecclésiastiques une rémunération
quand même? Au reste, l'expérience a déjà prononcé à cet égard. Nulle
part les services religieux ne sont mieux distribués qu'aux États-Unis,
où les cultes ne reçoivent aucune subvention. Beaucoup d'ecclésiastiques
éclairés sont convaincus que le même régime donnerait en France les
mêmes résultats.
Le socialiste:
C'est une expérience à faire.
L'économiste:
Le régime actuel de l'enseignement est plus vicieux encore que le régime
des cultes. La nation alloue annuellement une somme de dix-sept millions
à une entreprise qui distribue de l'enseignement au nom de l'État, et
qui a la haute main sur les entreprises rivales.
Sous l'ancien régime, l'enseignement se trouvait, comme toutes les
autres industries, entre les mains de certaines corporations
privilégiées. La révolution détruisit ces privilèges. Malheureusement,
l'Assemblée constituante et la Convention se hâtèrent de décréter
l'établissement d'écoles publiques, aux frais de l'État, des
départements ou des communes. Napoléon étendit et aggrava cette
conception communiste en fondant l'Université.
Greffée sur les traditions de l'ancien régime, élevée sous l'oeil jaloux
du despotisme, l'Université distribua, au dix-neuvième siècle,
l'enseignement du quinzième ou du seizième. Elle se mit à enseigner les
langues mortes comme on les enseignait alors, sans se douter le moins du
monde que ce qui pouvait être utile au seizième siècle, pouvait aussi ne
l'être plus au dix-neuvième.
Le conservateur:
Pourquoi donc?
L'économiste:
Je conçois qu'on ait généralement enseigné les langues anciennes à
l'époque de la renaissance. Les peuples, à peine sortis des ténèbres du
moyen-âge, avaient peu cultivé encore les sciences et les lettres. Pour
se procurer des connaissances, des idées, des images, il fallait aller
puiser dans le vaste magasin de l'antiquité, dont les richesses venaient
d'être mises au jour. L'instrument indispensable pour s'assimiler ces
richesses, c'était la langue. On ne pouvait apprendre ce que savaient
les anciens, sans connaître le grec et le latin.
Au dix-neuvième siècle, la situation a changé. Toutes les idées, toutes
les connaissances de l'antiquité ont passé dans les langues modernes. On
peut apprendre tout ce que savaient les anciens sans posséder les
langues anciennes. Les langues modernes sont un passe-partout universel
qui ouvrent le passé comme le présent. Les langues mortes ressemblent
aujourd'hui à ces antiques et respectables machines qu'on met au
Conservatoire des Arts et Métiers, mais dont on ne se sert plus dans les
manufactures.
On a prétendu, je ne l'ignore pas, qu'il est essentiel de connaître les
langues mortes pour bien apprendre les langues vivantes. Mais, s'il en
était ainsi, ne serions-nous pas obligés d'apprendre une demi-douzaine
de vieilles langues pour savoir le français, car Dieu sait de combien d'agrégats
notre langue s'est formée! Une vie entière n'y suffirait pas. Combien
de pédants de collège écrivent d'ailleurs couramment en latin, et ne
savent pas mettre l'orthographe en français? Voltaire était
certainement moins fort en latin que le Jésuite Patouillet ou le Père
Nonotte. Les langues mortes sont des instruments qui encombrent
inutilement le cerveau et souvent l'oblitèrent.
Le conservateur:
Que voulez-vous dire?
L'économiste:
Je dis qu'en enseignant le grec et le latin aux enfants, on leur
communique prématurément les idées, les sentiments, les passions de deux
peuples, fort civilisés sans doute pour l'époque où ils vivaient, mais
qui seraient aujourd'hui de véritables barbares. Cela est vrai surtout
au point de vue des sentiments moraux. En mettant les enfants modernes
au régime du grec et du latin, on fait passer dans leurs âmes les
préjugés et les vices d'une civilisation à peine ébauchée, au lieu de
leur communiquer les connaissances et les notions morales d'une
civilisation avancée; on en fait de petits barbares passablement
immoraux...
Si l'enseignement avait joui du bienfait de la liberté, au lieu de
passer du détestable régime du privilège au régime plus détestable
encore du monopole communiste, il aurait rejeté depuis longtemps ce
vieux outillage des langues mortes, comme les industries de libre
concurrence se sont débarrassées de leurs vieilles machines. On
enseignerait aux enfants ce qui peut leur servir; on cesserait de leur
enseigner ce qui leur est inutile ou nuisible. Le latin et le grec
seraient relégués dans les cerveaux de ces hommes-musées qu'on appelle
des polyglottes.
Le conservateur:
Il y a des réformes considérables à opérer dans le régime de
l'Université, j'en conviens avec vous. Il était odieux, par exemple,
d'obliger les institutions rivales de l'Université à lui payer une
rétribution annuelle; il ne l'était guère moins d'empêcher ces
établissements de s'ouvrir sans une autorisation spéciale, et de leur
imposer l'inspection des agents de l'Université. Mais ne serait-il pas
bon de laisser subsister, à côté des institutions particulières
désormais pleinement libres, les institutions de l'État et des communes?
Cette rivalité salutaire ne servirait-elle pas admirablement les progrès
de l'enseignement?
L'économiste:
Ce régime ne serait guère préférable au régime actuel. Voici pourquoi:
Les établissements d'éducation appartenant à l'État et aux communes ne
font pas leurs frais et ne sont pas tenus de les faire. Le trésor public
et les caisses communales se chargent de combler leurs déficits. Les
contribuables, ceux qui ne font pas d'enfants, comme ceux qui en font,
supportent une partie des frais de cette éducation communiste. Or, je
vous le demande, l'industrie privée peut-elle lutter d'une manière
régulière contre des établissements à moitié gratuits. Cette
demi-gratuité est, à la vérité, souvent fort chère, soit à cause de la
mauvaise qualité de l'enseignement, soit à cause de l'élévation totale
de frais. Mais les établissements de l'État et des communes n'ont-ils
pas la ressource d'abaisser indéfiniment leurs prix? N'a-t-il pas été
question même de rendre l'enseignement tout à fait gratuit? Ce serait,
en réalité, le rendre le plus cher possible, mais ce serait, en même
temps, rendre toute concurrence impraticable. Si l'État se chargeait de
fournir libéralement du drap à moitié prix ou gratis, qui s'aviserait de
fabriquer encore du drap? L'industrie libre du drap prendrait-elle
jamais des proportions bien vastes, en présence d'un concurrent qui
donnerait sa marchandise pour rien?
La liberté de l'enseignement sera une pure illusion jusqu'à ce que
l'État, les départements et les communes cessent complètement,
absolument de se mêler de l'éducation publique.
Le socialiste:
Les établissements de l'État et des communes ne pourraient-ils donc
faire leurs frais aussi bien que ceux de l'industrie privée?
L'économiste:
Qu'ils l'essaient! Que l'on supprime le budget de l'instruction
publique, que l'on oblige les établissements de l'Université et des
communes à couvrir tous leurs frais et vous m'en donnerez bientôt des
nouvelles.
Le conservateur:
Au moins, vous m'accorderez que l'État doit conserver la surveillance
des établissements d'éducation?
L'économiste:
Je n'y voit pas d'inconvénient. Mais je pense que la surveillance de
l'État, deviendrait promptement inutile sous un régime de liberté
véritable.
Ce qui empêche aujourd'hui les établissements d'éducation de s'améliorer
au double point de vue de la qualité et du prix, c'est l'existence
précaire que leur a faite la concurrence inégale de l'Université. La
liberté leur donnerait la stabilité. L'enseignement s'organiserait alors
sur un plan immense comme s'organise et se développe toute industrie
dont l'avenir est assuré. Intéressés à faire connaître les progrès
réalisés dans leurs établissements, les directeurs d'institutions, en
ouvriraient les portes au public. Les pères de famille pourraient
apprécier, par eux-mêmes, la qualité des aliments matériels,
intellectuels et moraux qui seraient distribués à leurs enfants. Cette
surveillance-là vaudrait bien, je pense, celle des inspecteurs de
l'Université.
Le socialiste:
Cette publicité de l'instruction publique me plairait assez; mais
encore une fois, croyez-vous que l'industrie privée puisse satisfaire à
tous les besoins de l'éducation?
L'économiste:
Fiez-vous pour cela à la loi de l'offre et de la demande. Aussitôt qu'un
besoin d'enseignement se ferait véritablement sentir, on aurait intérêt
à le satisfaire. Sous ce régime, la production de l'enseignement, que
les entraves du système réglementaire ont emprisonnée dans des limites
trop étroites, ne tarderait pas à prendre ses proportions utiles.
L'enseignement serait meilleur et à plus bas prix, partant plus étendu.
Enfin, il serait équitablement distribué. Le pauvre ne contribuerait
plus à payer les frais d'éducation de l'enfant du riche, le célibataire
ne serait plus taxé au profit de l'homme marié. Il y aurait une
production plus abondante et une répartition plus juste. Que
pourriez-vous demander de plus?
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