Montréal, 10 juin 2007 • No 229

 

COMMENT ÊTRE FRANÇAIS?

 

Patrick Bonney est polémiste et éditeur en Belgique.

 
 

MOINS ON TRAVAILLE, PLUS ON EST RICHE! LE PRIX NOBEL D'ALCHIMIE DÉCERNÉ À UN FRANÇAIS, MONSIEUR BRIEUC BOUGNOUX

 

par Patrick Bonney

 

          On imagine la fierté de Monsieur Brieuc Bougnoux, économiste proclamé qui dirige le cabinet Reverdy! On imagine la fierté de sa femme, de ses parents, de ses enfants, de ses frères, de ses soeurs, de ses neveux, de ses cousins! On imagine la fierté de ses voisins, de ses collègues, de ses subordonnés!

 

          Car outre le fait d’avoir publié une tribune dans le très sérieux et réputé quotidien Le Monde (en date du 4 juin 2007), Monsieur Brieuc Bougnoux a du même coup révélé les fondements d’une théorie qui fera date et lui vaudra sans nul doute les suffrages unanimes de l’académie suédoise. Cette théorie se résume à une formule qui, pour être lapidaire, n’en est pas moins éclatante: « Moins on travaille, plus on est riche! »

          C’est beau comme une chanson de Céline Dion et pas moins idiot. Le vieux rêve de l’alchimiste enfin réalisé, le plomb, modernité oblige, étant devenu le temps de travail. Mélange entre conversion de Saint-Paul sur le chemin de Damas et ode à Dominique Strauss-Kahn en route pour Marrakech, la démonstration de Monsieur Brieuc Bougnoux est aussi implacable que le coup de boule de Zidane en finale de la coupe du monde. On en reste d’ailleurs groggy!

          S’appuyant – peut-être un peu trop lourdement? – sur les chiffres publiés par l’OCDE et sur les variables d’une multiplication à trois chiffres qui permet de calculer la richesse d’un pays, notre futur lauréat démontre, avec un brio digne des plus grands sophistes, qu’il suffit de baisser la durée individuelle du travail pour augmenter le PIB par habitant d’un pays. Rien de moins!
 

PIB 101

          Alors accrochez vos ceintures et rappelons les données. Le PIB par habitant est le résultat de la richesse produite par un pays divisée par son nombre d’habitants. Jusque-là, c’est facile.

          Le PIB quant à lui est le produit de la multiplication du nombre de personnes travaillant dans ce pays (et non pas du nombre d’habitants parmi lesquels et pour différentes raisons nombre d’entre eux ne travaillent pas) par le nombre d’heures que ces personnes travaillent sur une année et par le montant (ramené en valeur monétaire) de la richesse produite par chacun d’eux en une heure (productivité évidemment variable en fonction des pays, de leur développement, de leurs infrastructures, de leurs équipements et de la valeur ajoutée de ce qu’ils produisent ou vendent).

          Cela nous donne donc: PIB = nombre de travailleurs x nombre d’heures travaillées par travailleur x richesse produite moyenne en une heure.

          Partant de là et des chiffres de L’OCDE, que constate Brieuc Bougnoux?
 

1) Que les pays qui ont le plus grand PIB par habitant sont ceux qui ont la meilleure productivité, le plus fort pourcentage de travailleurs par habitant (75%) et en revanche le moins d’heures travaillées par travailleur (1490 heures par an). Ces pays sont les Pays-Bas, le Danemark, la Suisse, la Norvège et l’Autriche.

2) Que les pays qui ont le plus petit PIB par habitant sont ceux qui ont une moins bonne productivité, un plus petit pourcentage de travailleurs par habitant (55%) et qui en revanche sont ceux dont les travailleurs travaillent le plus (2050 heures par an). Ces pays sont la Pologne, le Mexique, la Turquie, la Corée, la République tchèque, la Hongrie, la Grèce, l’Italie.

          Tout en soulignant la parfaite corrélation compensatrice entre le nombre d’heures travaillées par les uns et le taux d’employabilité des autres (1490 x 75% = 2050 x 55%), mais occultant pour les besoins de sa démonstration le facteur productivité, Monsieur Bougnoux en conclut tout naturellement qu’il ne sert à rien de travailler plus et qu’il suffit de jouer avec les autres variables. Au nom de quoi? De la théorie du repos éternel? Du moins disant économique? Du « ça me suffit »? On ne se lasse pas toutefois de cette affirmation aussi péremptoire que les bulles papales: « Preuve que la réduction du temps de travail ne conduit pas à la ruine! » Voilà qui est en effet rassurant mais qui reste à démontrer.
 

« Le travail crée la richesse. Et les libéraux, dont je suis, pensent que cette richesse, pas plus que la croissance d’ailleurs, ne relève d’une opération du Saint-Esprit. Mais bien au contraire des efforts et des contributions de chacun. »


          Car, malheureusement, le moins que l’on puisse dire est que le bel édifice (ne devrais-je pas dire sophisme ou syllogisme?) érigé par M. Bougnoux se lézarde en maints endroits:

1) Il suffirait donc de réduire le nombre d’heures travaillées pour « miraculeusement » augmenter la productivité (puisqu’on l’a vu, le taux d’employabilité ne peut à lui seul résoudre le problème)! Outre que le lien de cause à effet ne saute pas aux yeux, n’est-il pas plus logique d’imaginer qu’une amélioration de la productivité procède davantage d’une bonne formation, d’une motivation efficace, d’équipements adaptés, de solides infrastructures et bien entendu du type de services ou de produits que l’on vend plutôt que d’une baisse de rythme, d’attention ou de vigilance qui ferait que l’on « produirait » (terme à prendre avec des pincettes dans des économies où le tertiaire est dominant) plus les quatre premières heures que les trois suivantes par exemple? Je suis rassuré quant au fait qu’il se trouvera des experts pour défendre cette thèse à coup de statistiques hardies. Il s’en trouve bien pour parler de « souffrance au travail » (sic!) chez France Télécom ou dans les ministères. Rions un peu...

2) C’est faire, comme l’a souligné à de nombreuses reprises le distingué Pascal Salin, bien peu de cas de la singularité et de la spécificité de chaque travailleur qui selon la théorie du partage ne serait plus corvéable à merci mais interchangeable (ce qui en terme de respect de la personne ne vaut guère mieux!) et dont les compétences se fondraient dans celles du voisin. On reconnaît là cette vision collectiviste, pour ne pas dire totalitaire, d’obédiences marxistes qui ne veulent pas dire leur nom.

3) Il est à peu près certain que si les travailleurs des pays les plus riches travaillaient plus, leurs pays – et donc eux-mêmes! – le seraient encore davantage. Libres à eux de s’endormir sur leurs lauriers et de préparer les crises de demain. Le travail crée la richesse. Et les libéraux, dont je suis, pensent que cette richesse, pas plus que la croissance d’ailleurs, ne relève d’une opération du Saint-Esprit. Mais bien au contraire des efforts et des contributions de chacun. Il n’y a pas plus d’heures de travail à partager qu’il n’y a de gâteau. La richesse et la croissance sont les résultantes du dynamisme individuel de chacun dans un environnement laissant place aux initiatives, à la création et non, comme c’est le cas en France, faisant la part belle à la spoliation. Et il serait aussi vain qu’inepte de prétendre que le nombre d’heures travaillées n’aurait pas la même importance que les deux autres facteurs dans cette multiplication à trois chiffres qu’est le calcul du PIB. Et si certains pays s’estiment suffisamment riches pour ajuster certaines variables compte tenu de leur productivité, c’est leur affaire et c’est leur droit. Pour autant, cela n’en constitue ni une règle ni un modèle économique.

4) À l’inverse, je suis prêt à parier que si les pays qui travaillent le plus se mettaient à travailler moins en décidant par exemple de baisser de façon coercitive (cf. Martine Aubry) le nombre d’heures travaillées pour le ramener à la hauteur de celui des pays riches et ce, naturellement sans les investissements préalables et nécessaires à l’augmentation de leur productivité, ils tomberaient rapidement en faillite (voir la dette galopante de la France).

          Monsieur Bougnoux appartient à ce cercle compassé, et si français, qui continue de croire, contre vents et marées, que le travail est une denrée rare dont la quantité serait connue à l’avance et que l’on pourrait se partager équitablement. Et que, ce faisant, il suffirait d’agir sur un des facteurs de la détermination du PIB (de préférence le temps de travail) pour que, comme par magie, les deux autres se plient aux désirs du législateur et des propagateurs de pareilles sornettes.

          Et si en France, on souffre moins qu’ailleurs d’une faiblesse de la productivité, la seule augmentation du taux d’employabilité ne suffirait pas à couvrir les besoins exorbitants de la solidarité nationale ou prétendue telle! Solidarité qu’il serait d’ailleurs préférable d’appeler désormais « injustice sociale » tant elle profite à une caste dont les privilèges, loin de décliner, ne font et ne feront que s’étendre. On me dira que c’est une autre histoire mais c’est pourtant la même.

          Et puisque M. Bougnoux dirige un cabinet conseil, j’avoue qu’il me tarde de voir mettre en pratique ses théories dans les entreprises. S’il suffisait en effet de réduire massivement le temps de travail de ceux qui en ont et d’embaucher des remplaçants pour boucher les trous ainsi dégagés, pourquoi les chefs d’entreprises ne l’ont-ils pas fait plus tôt? Tout simplement parce que l’on peut imaginer les résultats sur la productivité, le moral des salariés et la santé financière des entreprises d’une pareille démarche. Exemple idiot, simpliste et déplacé? Que nenni! Il n’y a pas de macro-économie légitime qui ne tiendrait compte de la micro du même nom. Ce qui n’est pas réalisable à petite échelle a peu de chance de l’être à une plus grande.

          Mais que l’on se rassure, M. Bougnoux ne sera pas privé de Nobel, ce sont les vilains garçons comme Pascal Salin que l’on punit. Ceux qui ne respectent pas les discours et la langue obligés, d’un bois aussi dur que les cerveaux de nos concitoyens sont ramollis.

          Si toutefois, pris de remords, M. Bougnoux souhaitait approfondir sa réflexion, nous lui conseillons vivement les lectures conjuguées de deux français, Bastiat et Salin, et de deux autrichiens, Hayek et Mises. Il en tirera grand profit – mot dont il aurait également besoin de redécouvrir le sens.

          En guise de conclusion, nous lui rappellerons ce mot célèbre d’Éric Satie après que Sartre eût refusé le prix Nobel (de littérature): « C’est bien joli de refuser le prix Nobel mais encore faut-il n’avoir rien fait pour l’avoir mérité ».
 

 

SOMMAIRE NO 229QU'EST-CE QUE LE LIBERTARIANISME? ARCHIVESRECHERCHEAUTRES ARTICLES DE P. BONNEY

ABONNEZ-VOUS AU QLQUI SOMMES-NOUS? LE BLOGUE DU QL POLITIQUE DE REPRODUCTION COMMENTAIRE? QUESTION?