Sommaire: La rente. – Sa nature et son
origine. – résumé et conclusion. |
L'économiste:
Nos entretiens vont finir. Voulez-vous que je vous présente un résumé de
nos travaux, comme on dit à l'Assemblée.
Le socialiste:
J'ai un éclaircissement à vous demander auparavant.
Vous nous avez dit que les frais de production de toutes choses se
composent du salaire du travail, et de l'intérêt du capital; vous avez
ajouté que le prix courant des choses tend naturellement et d'une
manière irrésistible à s'équilibrer avec leurs frais de production. Mais
vous ne nous avez pas dit un mot de la rente.
L'économiste:
La rente ne fait point partie des frais de production des choses.
Le socialiste:
Que dites-vous là? nierez-vous que des milliers d'individus vivent non
d'un intérêt ou d'un salaire, mais d'une rente?
L'économiste:
Je ne le nierai pas.
Le socialiste:
Eh! bien, où donc gît cette rente sinon dans le prix des choses? Si le
cultivateur ne payait point de rente à son propriétaire, ne pourrait-il
pas vendre son blé moins cher? n'est-il pas obligé de compter la rente
dans les frais de production du blé?
L'économiste:
Il ne vend pas son blé plus cher parce qu'il paye une rente; il paye
une rente parce qu'il vend son blé plus cher. La rente n'agit pas comme
cause dans la formation des prix; elle n'est qu'un résultat.
Le socialiste:
Cause ou résultat, en existe-t-elle moins, et en est-elle moins inique?
Quoi? voilà un homme qui possède, en vertu d'un héritage, une immense
étendue de terre où ni lui ni les siens n'ont déposé aucun travail.
Cette terre lui appartient parce qu'elle est tombée jadis entres les
mains d'un de ses ancêtres, chef d'une des hordes barbares qui ont
envahi et dévasté le pays. Depuis cette époque, le seigneur de la terre
a obligé le paysan à lui remettre le tiers ou la moitié du fruit de son
rude labeur, à titre de rente. Des milliers d'hommes ont vécu et
vivent encore en prélevant ce tribut sur le travail de leurs semblables.
Est-ce juste?
Les gouvernements ne devraient-ils pas mettre fin à un si monstrueux
abus, soit en s'emparant de la terre pour la restituer aux travailleurs,
soit en imposant aux propriétaires des obligations qui absorbent la
valeur de la rente? Tous les revenus ont leur origine dans le travail,
celui-là seul excepté. N'est-il pas temps que l'exception cesse? J.-B.
Say, lui-même, ne convenait-il pas que le revenu provenant de la rente
était le moins respectable de tous? Abandonnez-moi la rente et je vous
accorde la propriété.
L'économiste:
Accordez-moi la propriété et je vous garantis que la rente s'en ira
d'elle-même.
Le socialiste:
La rente s'en aller d'elle-même? ce serait curieux!
L'économiste:
La rente n'est pas, comme vous avez l'air de le croire, un fruit de la
propriété. La rente est, au contraire, le produit des atteintes diverses
portées à la propriété, depuis l'origine des sociétés.
En recherchant les origines de la rente, Ricardo a reconnu qu'elle ne
fait point partie des frais de production. Ce qui signifie que si les
produits ne se vendaient jamais au dessus de leurs frais de production,
au dessus de la quantité de travail qu'ils ont coûté, il n'y aurait pas
de rente.
Si la rente ne fait point partie des frais de production, qu'est-elle
donc?
C'est la différence qui existe entre le prix courant des choses (le prix
auquel elles se vendent) et leurs frais de production.
Le socialiste:
Qu'importe, encore une fois, que la rente ne soit pas comprise dans les
frais de production, si elle est comprise dans le prix courant, si, par
conséquent, elle est payée.
L'économiste:
Cela importe énormément. Les frais de production se composant de la
quantité de travail nécessaire à la formation d'un produit, ne peuvent
pas ne pas être. Tout ce qui les dépasse peut, au contraire, ne pas
être.
Le socialiste:
Je commence à comprendre.
Le conservateur:
Et moi je crains d'avoir trop compris.
L'économiste:
Ne craignez rien. Si la rente n'est pas comprise dans les frais de
production, il en résulte:
1) Quelle ne représente aucun travail accompli ni aucune compensation de
pertes subies ou à subir.
2) Qu'elle est le résultat de circonstances artificielles, lesquelles
doivent disparaître avec les causes qui les ont suscitées. |
Quelles sont ces causes? Quelles causes élèvent et maintiennent le prix
courant des choses au-dessus de leurs frais de production, ou le font
tomber en dessous, en opposition avec la loi naturelle qui agit
incessamment pour la rapprocher le prix courant des frais de production?
Voilà comment la question se pose.
Le socialiste:
Si la loi économique qui rapproche le prix courant des frais de
production est identique à la loi physique qui préside à la chute des
corps et maintient l'équilibre des surfaces liquides, je ne conçois pas
que son action puisse être troublée par des causes artificielles.
L'économiste:
Vous ne songez pas aux barrages et aux accidents de terrain qui
troublent le cours naturel de l'eau.
Le socialiste:
Oui, mais le niveau se rétablit toujours.
L'économiste:
Vous vous trompez. Il s'établit des niveaux factices. Le niveau naturel
ne reparaît qu'après la rupture du barrage. Or, chacun ayant voulu faire
affluer les eaux de son côté sans se préoccuper de son voisin, le champ
de production a été traversée par une multitude de barrages.
Quelques-uns ont eu plus d'eau qu'il ne leur en fallait, mais d'autres
ont été mis à sec.
Ces barrages économiques se nomment des monopoles et des privilèges.
Voici maintenant de quelle façon agissent les monopoles et les
privilèges pour produire la rente.
Si une industrie est soumise à la loi de la libre concurrence, elle ne
pourra longtemps vendre ses produits au-dessus ni au-dessous de ses
frais de production; elle ne donnera donc lieu à aucune rente. Ceux qui
l'entreprendront ne recevront que la rémunération légitime de leur
travail et les compensations nécessaires pour l'emploi de leur capital.
Si, au contraire, certains industriels sont investis du privilège
exclusif de vendre leur marchandise dans une circonscription déterminée,
ces industriels pourront s'entendre pour offrir toujours de cette denrée
une quantité inférieure à la quantité demandée. Ils réussiront par ce
moyen à en élever le prix courant au-dessus des frais de production. La
différence constituera leur rente.
D'un autre côté, lorsqu'une denrée a été produite en quantité trop
considérable, eu égard au nombre de consommateurs qui peuvent en
rembourser les frais de production, le prix courant tombe au-dessous de
ces frais, et la différence constitue encore une rente. Seulement cette
rente, au lieu d'être payée par le consommateur, est payée par le
producteur. On conçoit qu'elle ne saurait être qu'accidentelle.
La production des objets de première nécessité seule peut donner lieu à
une rente considérable.
Si l'on réduit d'une manière factice l'offre des objets de luxe, le prix
haussant, la demande diminuera. Le prix baissera alors rapidement, et la
rente avec lui.
Mais il n'en est pas de même pour les objets de première nécessité.
Supposons qu'il s'agisse du blé. Si l'offre est inférieure à la demande,
le prix courant du blé pourra s'élever d'une manière presque illimitée.
Examinons comment les choses se passent à cet égard, et comment naît la
rente de la terre.
Une peuplade vit au milieu d'une vaste étendue de terres. Peu nombreuse,
elle se contente de mettre en culture les meilleurs terrains, ceux qui
donnent un produit considérable, en échange d'une faible quantité de
travail. La population de cette peuplade vient à s'augmenter. Si elle ne
peut s'étendre davantage, soit à cause du manque de sécurité à
l'extérieur, soit à cause des obstacles intérieurement apportés à son
expansion naturelle, qu'arrivera-t-il?
S'il ne lui est pas permis de tirer du dehors, c'est-à-dire des contrées
où les bonnes terres suffisent et au-delà pour nourrir la population, la
portion de subsistances qui lui manque, le déficit intérieur l'obligera
à payer le prix du blé au-dessus de ses frais de production. La rente de
la terre naîtra alors.
Mais aussitôt, l'élévation du prix du blé engagera à cultiver en
céréales les terres de seconde qualité, ou pour mieux dire, les terres
moins propres à cette culture spéciale. La production du blé revenant
plus cher sur ces terres, que sur celles de première qualité, leurs
propriétaires obtiendront une rente moindre. Il pourra arriver même que
l'apport au marché d'une nouvelle quantité de blé, en fasse tomber le
prix courant au niveau des frais de production des terres récemment
mises en culture, ou bien encore au-dessous. Dans le premier cas, les
propriétaires de ces terres couvriront juste le moment de leurs frais de
production, et ne recevront aucune rente; dans le second cas, les frais
de production ne seront pas même couverts, et la rente tombera; ce
qui déterminera l'abandon des terres cultivées au-delà du nécessaire.
Si, au contraire, les terres récemment mises en culture ne suffisent pas
encore pour combler le déficit de la demande, le prix courant du blé
continuant à donner une rente, de nouvelles terres, inférieures aux
précédentes, seront consacrées à la culture du blé. Ce mouvement se
continuera jusqu'à ce que le prix courant cesse de dépasser les frais de
production des céréales sur les terres le plus récemment mises en
culture.
C'est ainsi qu'on voit dans certains pays où la population s'est
démesurément accrue sans pouvoir s'étendre, où, en même temps, les
denrées alimentaires du dehors ne peuvent pénétrer, des terres à peu
près stériles porter de chétives moissons de blé et les bonnes terres
donner lieu à une rente énorme.
Le socialiste:
Croyez-vous que si aucun obstacle factice n'avait été opposé à
l'expansion naturelle des populations, si, aucune institution ou aucun
préjugé n'avait surexcité le développement de la population, si, enfin,
la circulation des aliments avait toujours été libre, la rente de la
terre n'eût jamais été créée?
L'économiste:
J'en suis convaincu. Dans ce cas, voici ce qui serait arrivé. Les
différents peuples de la terre auraient appliqué à chaque qualité de
terre la culture qu'elle était le plus propre à recevoir, et ils
auraient subsisté en échangeant le superflu de leurs productions
naturelles contre les denrées produites dans les mêmes conditions, par
les autres peuples. Aussi longtemps que la demande de ces denrées
diverses, cultivées sur leurs terrains spéciaux, n'aurait pas dépassé
l'offre, il n'y aurait pas eu de rente. Or, avec ce mode naturel
d'exploitation, la terre donnant un maximum de production, la population
aurait pu aisément se proportionner toujours aux moyens de subsistance
disponibles.
Le socialiste:
Cela serait vrai si les différentes sortes de matériaux dont la terre
est le réceptacle et que le travail transforme en produits consommables
se trouvaient proportionnés, dans leurs quantités, aux divers besoins de
l'homme; si les terres à blé étaient proportionnées en étendue, à la
consommation générale du blé; les terres à oliviers et à colzas à la
consommation générale de l'huile; les gîtes métallifères et houillers à
la consommation générale des métaux et de la houille; mais cette
harmonie entre nos divers besoins et la quantité des matériaux à les
satisfaire existe-t-elle naturellement? Certaines choses ne se
rencontrent-elles pas en quantité trop faible, eu égard au besoin qu'on
en a, et n'est-on pas obligé, en conséquence, de les payer toujours
au-dessus de leurs frais de production? Les terres qui recèlent ces
choses à l'état de matière première ou les personnes qui sont pourvues
des facultés à l'aide desquelles elles se produisent, ne jouissent-elles
pas d'un véritable monopole naturel, en ce sens qu'elles doivent
inévitablement donner ou obtenir une rente?
L'économiste:
Il n'y a pas de monopoles naturels. La Providence a exactement
proportionné à nos besoins divers, les richesses diverses qu'elle a
mises à notre disposition. Mais si nous avons employé notre
libre-arbitre et nos forces à détruire ou à gaspiller une partie de ces
richesses au lieu de les utiliser toutes, si nous avons passé des
siècles à nous disputer des lambeaux de territoire au lieu de nous
épandre librement sur les immenses espaces, ouverts devant nous; si en
nous cantonnant dans des limites étroites, nous avons surexcité
directement ou indirectement la multiplication de notre espèce, si nous
avons refusé les denrées provenant des lieux où elles étaient produites
avec le plus d'avantage, pour les produire nous-mêmes à contre-sens de
la nature, si, nous avons ainsi faussé, dans notre ignorance, l'ordre
essentiel que le créateur avait établi dans sa sagesse, est-ce la faute
de la Providence?
Si, pour ne parler que de la France, nos institutions de charité légale
ont encouragé le développement anormal de la population; si, en même
temps, nos lois de douanes ont entravé l'entrée des céréales étrangères,
de telle sorte qu'il soit devenu avantageux de couper de magnifiques
bois d'olives pour les remplacer par de maigres champs de blé, est-ce
faute de la Providence?
Si notre législation sur les mines en arrêtant le développement de notre
production minérale, tandis que nos lois de douanes empêchaient
l'introduction des produits minéraux de l'étranger, a créé un vide
factice dans notre approvisionnement de fer, de plomb, de cuivre,
d'étain, etc., est-ce la faute de la Providence?
Si un monopole détestable, en détournant l'éducation de ses voies
naturelles, a rendu un grand nombre d'hommes inhabiles à remplir divers
emplois utiles, tout en les portant avec excès dans d'autres, est-ce la
faute de la Providence?
Si enfin, à la suite de la perversion occasionnée par les monopoles et
les privilèges, dans l'ordre essentiel de la société, certains individus
devenant les maîtres de satisfaire leurs désirs les plus effrénés,
tandis que la masse pouvait à peine subvenir à ses premiers besoins,
l'ordre naturel de la consommation a été troublé, si quelques denrées
ont été relativement trop demandées et si d'autres l'ont été trop peu,
est-ce la faute de la Providence?
Le socialiste:
Non! vous avez raison, c'est la faute de l'homme!
L'économiste:
Mais que ces causes de perturbation disparaissent, et vous verrez
bientôt se rétablir l'ordre naturel des sociétés comme on voit se
rétablir le cours naturel de l'eau après la destruction d'un barrage;
vous verrez la production se concentrer dans les lieux où elle peut
s'opérer avec le plus d'avantage et la consommation reprendre ses
proportions normales; vous verrez, en conséquence, les oscillations du
prix courant et du prix naturel s'atténuer de plus en plus, devenir
presque insensibles et finir par disparaître en emportant la rente avec
elles. Vous verrez alors la production s'opérer avec un maximum
d'abondance et la distribution se faire conformément aux lois de la
justice.
Ceci vous apparaîtra plus visiblement encore lorsque j'aurai résumé la
doctrine que je vous ai exposée dans ces causeries.
Le conservateur et le socialiste:
Ayez donc l'obligeance de nous faire de résumé.
L'économiste:
Volontiers.
Nous avons pris l'homme pour point de départ. Sous l'empire de ses
besoins physiques, moraux et intellectuels, l'homme est excité à
produire. Il utilise dans ce but ses facultés physiques, morales et
intellectuelles. L'effort qu'il impose à ses facultés pour produire se
nomme travail. Chaque effort exige une réparation correspondante, sinon
les forces se perdent, les facultés s'altèrent, l'être humain dépérit au
lieu de se maintenir ou de progresser.
Chaque effort impliquant une souffrance, chaque réparation ou
consommation une jouissance; l'homme s'attache naturellement, sous
l'impulsion de son intérêt, à dépenser moins d'efforts et à recevoir
plus de choses propres à la consommation.
Ce résultat est atteint au moyen de la division du travail.
Division du travail implique échanges, relations, société.
Ici se présente un grave problème.
Dans l'état d'isolement (à supposer que cet état ait jamais existé), les
efforts de l'homme ont un minimum de puissance, mais l'individu qui les
accomplit s'en attribue tout le résultat. Il consomme tout ce qu'il
produit.
Dans l'état de société, les efforts de l'homme acquièrent un maximum de
puissance, grâce à la division du travail, mais le résultat de ses
efforts peut-il être toujours conservé intact à chaque producteur?
L'état de société comporte-t-il, à ce point de vue, la même justice que
l'état d'isolement? Comment, par exemple, un homme qui passe sa vie à
fabriquer la dixième partie d'une épingle peut-il obtenir une
rémunération aussi justement proportionnées à ses efforts que le sauvage
isolé qui, après avoir abattu un daim, consomme seul ce produit de son
travail?
Comment? Au moyen de la propriété.
Qu'est-ce que la propriété? C'est le droit naturel de disposer
librement de ses facultés et du produit de son travail.
Comment s'opèrent la production et la distribution de la richesse sous
le régime de la propriété?
L'homme produit toutes les choses dont il a besoin, au moyen de son
travail, agissant sur les matières premières fournies par la nature. Son
travail est de deux sortes:
Lorsque l'homme accomplit un effort en vue de la production, cet effort
se nomme simplement travail. Lorsque l'effort est accompli, lorsqu'un
produit en a été le résultat, ce produit prend le nom de capital. Tout
capital se compose de travail accumulé. |
Or toute production exige le concours de ces deux agents: travail
actuel et travail accumulé.
C'est entre ces deux agents de la production que se partage le produit.
Comment se partage-t-il? En raison des frais de production de chacun,
c'est-à-dire en raison des sacrifices que s'imposent, ou des efforts
auxquels se livrent le propriétaire du travail actuel ou ouvrier, et le
propriétaire du travail accumulé ou capitaliste.
De quoi se composent les frais de production à la charge du
capitaliste?
Ils se composent du travail accompli par le capitaliste, en appliquant
son capital à une entreprise de production, de la privation qu'il s'impose, et des risques
qu'il court en engageant son capital dans la production.
Ce travail, cette privation et ces risques constituent les éléments de
l'intérêt.
De quoi se composent les frais de production à la charge du travailleur?
De la somme d'efforts que le travailleur dépense en mettant ses facultés
en oeuvre. Ces efforts sont de diverses sortes, physiques, moraux ou
intellectuels, selon la nature du travail. Ils exigent pour être
accomplis, sans altérer les facultés productives du travailleur, une
certaine somme de réparations, variables encore selon la nature du
travail.
Ces réparations nécessaires à l'accomplissement du travail constituent
les éléments du salaire.
La réunion de l'intérêt et du salaire compose les frais de production de
toute espèce de produits.
Exemple:
En quoi consistent les frais de production d'une pièce de calicots?
Ils consistent, en premier lieu:
Dans le salaire des ouvriers, des contremaîtres et des entrepreneurs du
tissage.
Dans l'intérêt du capital mis en oeuvre par l'entrepreneur de tissage. –
Ce capital se compose de bâtiments, de machines, de matières premières,
de numéraire destiné au payement des ouvriers, etc. Le capitaliste qui
s'en est dessaisi reçoit un intérêt destiné à couvrir son travail de
prêteur ou d'actionnaire, sa privation et ses risques de détérioration
ou de perte.
Premier intérêt et premier salaire.
Avant d'être tissé, le coton a été filé. – Pour le filer, il a fallu, de
même, mettre en oeuvre du capital et du travail. – Travail des
entrepreneurs, des contremaîtres, des ouvriers de la filature; capital
sous forme de bâtiments, de machines, de combustibles, de matières
premières, de numéraire.
Second intérêt et second salaire.
Avant d'être filé, le coton a été transporté. Pour le transporter, il a
fallu le concours des négociants, des courtiers, des portefaix, des
armateurs, des entrepreneurs de roulage. – Travail des négociants, des
courtiers, des portefaix, des armateurs, des matelots, des voituriers;
capital sous forme de magasins, de bureaux, de chariots, de navires, de
provisions pour l'équipage, de voitures ou de wagons, de numéraire.
Troisième intérêt et troisième salaire.
Avant d'être transporté, le coton a été cultivé. Pour le cultiver, il a
fallu encore du capital et du travail. – Travail des directeurs
d'exploitation, des contremaîtres, des ouvriers; capital sous forme de
terres rendues cultivables, de bâtiments, de semences, de machines, de
numéraire (si les travailleurs sont libres, on les paye communément en
numéraire; s'ils sont esclaves, on les paye, sans libre débat, en
aliments, en vêtements, et en logements; dans les deux cas, le prix du
coton doit couvrir leur salaire avec celui de l'entrepreneur et
contremaîtres, comme aussi l'intérêt du capital avancé aux travailleurs
avant la réalisation du produit de la récolte).
Quatrième intérêt et quatrième salaire.
Ajoutez à cela le salaire des marchands, qui mettent les pièces de
calicot à la portée du consommateur et les lui débitent en détail selon
ses besoins, et l'intérêt du capital mis en oeuvre par ces intermédiaires
indispensables, et vous aurez l'ensemble des frais de production du
calicot.
Supposez qu'une plantation ait fourni mille balles de coton, et qu'on
ait fabriqué avec ces mille balles de coton vingt-cinq mille pièces de
calicot de cinquante aunes chacune. Supposez encore que ces vingt-cinq
mille pièces de calicot se soient débitées en écru, à raison de 30
centimes l'aune, vous aurez un total de ... 375 000 fr.
Cette somme de 375 000 fr. aura été distribuée à tous ceux qui auront
concouru à la production du calicot, depuis l'esclave et le planteur,
jusqu'au débitant et à son garçon de boutique.
Mais, en vertu de quelle loi s'est opérée la distribution de cette
valeur de 375 000 fr. entre tous ceux qui ont contribué à la former?
Quelle loi a déterminé le juste intérêt des capitalistes et le juste
salaire des travailleurs, comme aussi le juste prix du produit qui a
fourni cet intérêt et ce salaire?
Cette loi est le véritable régulateur du monde économique, je l'ai
exprimée ainsi:
Lorsque l'offre dépasse la demande en progression arithmétique, le prix
baisse en progression géométrique, et, de même, lorsque la demande
dépasse l'offre en progression arithmétique, le prix hausse en
progression géométrique. |
Sous l'empire de cette loi, agissant dans un milieu libre, chacun ne
peut vendre un intérêt, un salaire ou un produit au-dessus ni au-dessous
de la somme nécessaire pour mettre au marché cet intérêt, ce salaire ou
ce produit, c'est-à-dire au-dessus ni au-dessous de la somme des efforts
et des sacrifices qu'ils ont réellement coûtés.
Car, en vertu de cette loi, le prix courant de toutes choses, intérêts,
salaires et produits, est incessamment et irrésistiblement ramené au
niveau de leurs frais de production.
Comment?
À la fois producteur et consommateur, l'homme est incessamment obligé,
dans une société où la division du travail a séparé la plupart des actes
de la production, d'offrir ce qu'il produit pour demander, en échange,
les choses dont il a besoin.
Quand on demande une chose, on ne consulte que l'étendue et l'intensité
du besoin qu'on en a; on ne s'occupe pas de ce qu'elle a pu coûter à
produire. Il peut donc arriver qu'on s'impose, pour se la procurer, des
sacrifices et des efforts, bien supérieurs à ceux qu'elle a coûtés. Au
témoignage de l'expérience, cela arrive lorsqu'un grand nombre
d'individus ont besoin d'une denrée, et que peu d'individus la
produisent, lorsqu'une denrée est beaucoup demandée et peu offerte. Dans
ce cas, l'expérience atteste encore qu'une faible disproportion entre la
demande et l'offre engendre un mouvement rapide des prix. À mesure que
la disproportion s'agrandit en progression arithmétique, le mouvement du
prix croît et s'accélère en progression géométrique.
Mais, à mesure que le prix s'élève davantage, il agit plus fortement
aussi pour ramener l'équilibre entre l'offre et la demande.
Lorsque le prix auquel une chose se vend dépasse de beaucoup la somme
des efforts et des sacrifices qu'elle a coûtés pour être produite,
aussitôt la foule des hommes qui s'adonnent à des productions moins
avantageuses, ou dont les capitaux, les intelligences et les bras se
trouvent momentanément inactifs, sont excités à produire cette chose.
L'excitation est d'autant plus vive que le prix est plus élevé, que
l'écart entre la demande et l'offre est plus considérable. Sous l'empire
de cette excitation, des concurrents plus ou moins nombreux se
présentent donc pour augmenter la production et satisfaire d'une manière
plus complète à la demande.
Cependant l'augmentation de la production aura une limite. Quelle sera
cette limite?
Si le prix hausse en progression géométrique lorsque la demande s'élève
au-dessus de l'offre, il s'abaisse de même en progression géométrique,
lorsque l'offre dépasse la demande. Si donc, excités par l'appât du
bénéfice, les producteurs augmentent l'offre, un moment arrive où le
prix courant de la denrée tombe au niveau de ses frais de production. Si
l'on continue alors à apporter au marché des quantités de plus en plus
considérables de cette denrée et si l'augmentation de la demande
n'équivaut pas à celle de l'offre, on voit le prix courant tomber
progressivement au-dessous des frais de production.
Mais, à mesure que la disproportion s'élargit dans ce sens, les
producteurs couvrant moins leurs frais ont plus d'intérêt à se rejeter
vers les autres branches de la production. À mesure que le prix
s'abaisse davantage, il agit plus énergiquement pour ralentir le
mouvement de l'offre, jusqu'à ce que le ralentissement le ramène au
niveau des frais de production.
C'est ainsi qu'on voit graviter incessamment et irrégulièrement le prix
courant de toutes choses, travail, capitaux et produits, vers la limite
des frais de production de ces choses, c'est-à-dire vers la somme des
efforts et des sacrifices réels qu'elles ont coûtés pour être produites(1).
Mais si le prix de toutes ces choses est incessamment et
irrésistiblement ramené à la limite de leurs frais de production, à la
somme des efforts et des sacrifices réels qu'elles ont coûtés, chacun
doit inévitablement recevoir, dans l'état de société comme dans l'état
d'isolement, la juste rémunération de ses efforts et de ses sacrifices.
Avec cette différence: que l'homme isolé produisant lui-même toutes
choses, est obligé de dépenser beaucoup d'efforts pour obtenir un petit
nombre de satisfactions; tandis que l'homme en société, jouissant de
l'avantage de la division du travail, peut obtenir de nombreuses
satisfactions en échange d'un petit nombre d'efforts. Ces satisfactions
seront d'autant plus considérables, ces efforts seront d'autant plus
faibles, que le progrès aura développé davantage la division du travail,
et, par là même, diminué les frais de production des choses.
Malheureusement, si de nombreux efforts ont été accomplis pour
développer économiquement la production, de nombreux obstacles ont été
élevés, en même temps, par l'ignorance ou la perversité humaine, pour
entraver ce développement comme aussi pour troubler la distribution
naturelle et équitable de la richesse.
C'est dans un milieu libre, dans un milieu où le droit de propriété de
chacun sur ses facultés et les résultats de son travail est pleinement
respecté, que la production se développe au maximum, et que la
distribution de la richesse se proportionne irrésistiblement aux efforts
et aux sacrifices accomplis par chacun.
Or, dès l'origine du monde, les hommes les plus forts ou les plus rusés
attentèrent à la propriété intérieure ou extérieure des autres hommes,
afin de consommer à leur place une partie des fruits de la production.
De là l'esclavage, les monopoles et les privilèges.
En même temps qu'ils détruisaient l'équitable distribution de la
richesse, l'esclavage, les monopoles et les privilèges ralentissaient la
production, soit en diminuant l'intérêt que les producteurs avaient à
produire, soit en les détournant du genre de production qu'ils pouvaient
le plus utilement accomplir. L'oppression engendra la misère.
Pendant de longs siècles, l'humanité gémit dans les limbes de la
servitude. Mais, d'intervalle en intervalle, de sombres clameurs de
détresse et de colère retentissaient au sein des masses asservies et
exploitées. Les esclaves se soulevaient contre leurs maîtres en
demandant la liberté.
La liberté! c'était le cri des captifs d'Égypte, des esclaves de
Spartacus, des paysans du Moyen Âge, et, plus tard, des bourgeois
opprimés par la noblesse et les corporations religieuses, des ouvriers
opprimés par les maîtrises et les jurandes. La liberté! c'était le cri
d'espérance de tous ceux dont la propriété se trouvait confisquée par le
monopole ou le privilège. La liberté! c'était l'aspiration ardente de
tous ceux dont les droits naturels étaient comprimés sous la force.
Un jour vint où les opprimés se trouvèrent assez forts pour se
débarrasser des oppresseurs. C'était à la fin du dix-huitième siècle.
Les principales industries qui pourvoyaient aux besoins de tous
n'avaient point cessé d'être organisées en corporations fermées,
privilégiées. La noblesse qui pourvoyait à la défense intérieure et
extérieure, corporation; les parlements qui rendaient la justice,
corporation; le clergé qui distribuait les services religieux,
corporation; l'université et les ordres religieux qui pourvoyaient à
l'enseignement, corporation; la boulangerie, la boucherie, etc.,
corporations. Ces différents états étaient, pour la plupart,
indépendants les uns des autres, mais tous se trouvaient subordonnés au
corps armé qui garantissait matériellement les privilèges de chacun.
Malheureusement, lorsque l'heure sembla venue d'abattre ce régime
d'iniquité; on ne sut par quoi le remplacer. Ceux qui avaient quelques
notions des lois naturelles qui gouvernent la société opinaient pour le
laisser-faire. Ceux qui ne croyaient point à l'existence de ces lois
naturelles s'élevaient, au contraire, de toutes leurs forces contre le
laisser-faire, et demandaient la substitution d'une organisation
nouvelle à la place de l'ancienne. À la tête des partisans du
laisser-faire figurait Turgot, à la tête des organisateurs ou
néo-réglementaires figurait Necker.
Ces deux tendances opposées, sans compter la tendance réactionnaire, se
partagèrent la révolution française. L'élément libéral dominait dans
l'Assemblée constituante, mais il n'était pas assez pur. Les libéraux
eux-mêmes n'avaient pas encore assez de foi en la liberté pour lui
abandonner entièrement la direction des affaires humaines. La plupart
des industries matérielles furent affranchies des liens du privilège,
mais les industries immatérielles et, en première ligne, la défense de
la propriété et de la justice, furent organisées en vertu des théories
communistes. Moins éclairée que l'Assemblée constituante, la Convention
se montra plus communiste encore. Comparez les deux déclarations des
Droits de l'homme de 1791 et 1793, et vous en acquerrez la preuve. Enfin
Napoléon, qui réunissait les passions d'un jacobin aux préjugés d'un
réactionnaire, sans aucun mélange de libéralisme, essaya de concilier le
communisme de la Convention avec les monopoles et les privilèges de
l'ancien régime. Il organisa l'enseignement communautaire, subventionna
des cultes communautaires, institua un corps des ponts et chaussées dans
le but d'établir un vaste réseau de voies de communication
communautaires, décréta la conscription, c'est-à-dire l'armée
communautaire; en outre, il centralisa la France comme une grande
commune, et ce ne fut pas sa faute s'il organisa point dans cette
commune centralisée toutes les industries sur le modèle de l'Université
et de la régie des tabacs(2). Si la guerre ne l'en avait empêché, comme
il le déclare lui-même dans ses Mémoires, il aurait certainement
accompli ces grandes choses. D'une autre part, il ressuscita dans cette
France organisée la plupart des privilèges et des restrictions de
l'ancien régime; il reconstitua la noblesse apanagée, rétablit les
privilèges de la boucherie, de la boulangerie, de l'imprimerie, des
théâtres, des banques, limita la libre disposition du travail par la
législation de l'apprentissage, des livrets et des coalitions, le droit
de prêter par la loi de
1807, le droit de tester par le Code civil, le droit d'échanger par le
blocus continental et la multitude de ses décrets et règlements relatifs
aux douanes; il refit, pour tout dire, sous l'influence de deux
inspirations venues de points opposés, mais également réglementaires, le
vieux réseau d'entraves qui opprimait naguère la propriété.
Nous avons vécu jusqu'à présent sous ce déplorable régime, encore
aggravé par la Restauration (rétablissement de la vénalité des charges,
en 1816, exhaussement des barrières douanières, en 1822), mais bien loin
de lui imputer les iniquités et les misères de la société actuelle,
c'est la propriété et la liberté qu'on a accusées. Les docteurs du
socialisme méconnaissant l'organisation naturelle de la société, ne
voulant point voir les déplorables résultats de la restauration des
privilèges de l'ancien régime et de l'instauration du communisme
révolutionnaire ou impérialiste, affirmèrent que la vieille société
péchait par sa base même, la propriété, et il s'efforcèrent d'organiser
sur une autre base une société nouvelle. Cela les conduisit à des
utopies, les unes simplement absurdes, les autres immorales et
abominables. Au reste, on les a vus à l'oeuvre.
Les conservateurs opposèrent heureusement une digue à l'invasion
foudroyante du socialisme; mais n'ayant pas plus que leurs adversaires
des notions précises de l'organisation naturelle de la société, ils ne
pouvaient les vaincre ailleurs que dans la rue. Partisans du statu quo
parce qu'ils y trouvaient profit et sans s'inquiéter du reste, les
conservateurs s'opposèrent aux innovations socialistes, comme ils
s'étaient, dans le courant des années précédentes, opposés aux
innovations propriétaires des partisans de la liberté de l'enseignement
et de la liberté du commerce.
C'est entre ces deux sortes d'adversaires de la propriété, les uns
voulant augmenter le nombre des restrictions et des charges qui pèsent
déjà sur la propriété, les autres voulant conserver purement et
simplement celles qui existent, que le débat se trouve actuellement
porté. D'un côté apparaissent M. Thiers et l'ancien comité de la rue de
Poitiers; de l'autre MM. Louis Blanc, Pierre Leroux, Cabet,
Considérant, Proudhon. C'est Necker sous les deux espèces. Mais je ne
vois plus Turgot.
Le socialiste:
Si la société est naturellement organisée et s'il suffit de détruire les
obstacles apportés au libre jeu de son organisation, c'est-à-dire les
atteintes portées à la propriété pour élever le chiffre de la production
au maximum que comporte l'état actuel d'avancement des arts et des
sciences, et rendre la distribution de la richesse pleinement équitable,
il est fort inutile assurément de chercher encore des organisations
factices. Il n'y a autre chose à faire qu'à ramener la société à la
propriété pure.
Le conservateur:
Mais combien de changements à opérer pour en venir là? Cela fait
trembler!
L'économiste:
Non! car toutes les réformes à accomplir ayant un caractère de justice
et d'utilité ne sauraient offenser aucun intérêt légitime ni causer
aucun dommage à la société.
Le socialiste:
Au reste, dans un sens ou dans un autre, pour la propriété ou contre la
propriété, les réformes ne peuvent manquer de se faire. Deux systèmes,
sont en présence: le communisme et la propriété. Il faut aller vers
l'un ou vers l'autre. Le régime mi-propriétaire, mi-communiste sous
lequel nous vivons ne saurait durer.
L'économiste:
Il nous a déjà valu de déplorables catastrophes et peut-être nous en
réserve-t-il de nouvelles.
Le conservateur:
Hélas!
L'économiste:
Il faut donc en sortir. Or, on n'en peut sortir que par la porte du
communisme ou par celle de la propriété:
Choisissez!
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