Il y a donc des « délits » ambigus, qui ne sont des fautes
que d’un certain point de vue. Quelle est la pertinence et
la légitimité de certaines réglementations qui font de nous
tous des délinquants potentiels? Si nous ne regardons pas
ce problème en face, ces réglementations vont devenir
envahissantes et terrorisantes au point que l’activité
économique elle-même sera devenue suspecte.
La perspective de l’actionnaire |
En matière économique, tout dépend de quel point de vue l’on
se place. Les exemples sont nombreux. Le président de la
république s’en prend par exemple à l’euro fort. Mais si un
euro fort fait le malheur des exportateurs (en tout cas, les
exportateurs allemands se portent bien), il fait aussi le
bonheur des importateurs. De la même manière, certains
analystes financiers présentent la baisse des prix de
l’immobilier (ou le ralentissement de la hausse) comme une
catastrophe. Sans doute ont-ils adopté le point de vue des
vendeurs, mais si vous êtes acheteurs, c’est plutôt une
bonne nouvelle. D’autant que si le prix de l’actif baisse,
son rendement va augmenter. D’une manière générale, sur un
marché, il y a des offreurs d’un côté et des demandeurs de
l’autre côté. Tout mouvement de prix, quelque soit le sens,
chagrinera les uns au même moment qu’il enchantera les
autres.
Michelin aimait à dire que l’entreprise doit satisfaire ses
trois partenaires que sont les clients, les salariés et les
actionnaires car si un des partenaires se retirent, c’est
l’entreprise qui se casse la figure.
L’essentiel des commentaires de l’affaire EADS révèle un
parti pris consistant à fustiger presque par principe le
point de vue de l’actionnaire pour prendre celui du salarié,
comme si le point de vue de l’actionnaire était forcément
mauvais et que celui du salarié était par nature bon.
Pourtant, cette perspective n’est pas plus légitime qu’une
autre d’autant que le bon manager doit prendre en compte les
trois perspectives: celle du client, celle de l’actionnaire
et celle du salarié. Par exemple, l’actionnaire n’est pas
responsable des retards de délais de livraison de
l’entreprise dans laquelle il a engagé des fonds. Au
contraire, en engageant des fonds, il témoigne d’une
confiance que l’entreprise ne mérite pas toujours. En ce
cas, il prend le risque de subir une perte. Il est normal
que l’actionnaire puisse alors de désengager, justement pour
protéger le capital qu’on lui a confié. Le fait que l’on
n’écoute que le point de vue du salarié n’est pas une
présentation objective des choses, mais s’inscrit dans le
cadre d’une présentation émotionnelle de l’information
économique qui a peu de chose à voir avec l’analyse
rigoureuse des faits.
Imaginons une entreprise constamment paralysée par des
mouvements sociaux à l’instar de la
SNCM. Si
le manager ne parvient pas à mettre de l’ordre dans
l’entreprise au risque de perdre des clients, les
actionnaires finissent par se retirer, ce qui est sain et
normal. Il faut pouvoir sauver le capital qui pourra ainsi
être investi dans des entreprises plus dynamiques. Alors les
salariés vont s’en prendre à la tyrannie du capital,
fustigeant l’infidélité des actionnaires. Mais finalement, à
qui la faute?
Reconsidérons donc l’affaire EADS du point de vue de
l’actionnaire. Bercy affirme s’être bien comporté: en
gardant les actions EADS, il aurait affiché ainsi sa « fidélité » à l’entreprise. Pourtant, je ne suis pas sûr que
l'État se soit si bien comporté dans cette affaire. Car
l’État est ici un actionnaire. Or, l’actionnaire doit-il
être fidèle à l’entreprise même si celle-ci se comporte mal,
même si elle est mal gérée? L’actionnaire ne doit-il pas
être fidèle aux engagements qu’il a pris vis-à-vis de ceux
qui lui ont confié son épargne (qui sont les ménages en tant
qu’épargnants ou futurs retraités)? Quand on endosse le rôle
d’un actionnaire, on doit adopter le point de vue de
l’actionnaire. Et on ne peut pas demander à l’actionnaire
d’adopter le point de vue du salarié. Ce n’est pas la
confusion des perspectives qui permet le management de
l’entreprise, mais leur articulation, à condition que chacun
joue pleinement son rôle.
D’ailleurs, poussons plus loin encore l’interrogation.
L’État a-t-il à disposer du produit de nos impôts pour
rentrer dans le conseil d’administration d’une entreprise
qui évolue dans le secteur concurrentiel? Est-ce là son rôle
fondamental et légitime? D’une certaine manière, il joue en
bourse avec l’argent du contribuable… et non seulement il
joue en bourse, mais en plus il joue mal!
L'État détient, avec l'argent des contribuables français, un
stock d'actions dont il sait par ailleurs que la valeur va
baisser. En tant qu'actionnaire, soucieux de conserver la
valeur du capital que les épargnant (ici plutôt les
contribuables) lui ont confié, il aurait dû liquider ses
actions et, avec les sommes ainsi encaissées, acheter des
actions d'une entreprise dont il pense que la valeur va
augmenter. C’est la seule manière de préserver le capital
(qui est dans ce cas de l’argent public).
Si l’on considère le point de vue de l'épargnant (que sous
sommes tous à divers degrés), son souci est de préserver (au
moins) et de faire fructifier (au mieux) son épargne. Il le
confie pour cela à des professionnels. Ces professionnels à
leur tour prennent des positions, notamment en achetant des
actions. Ils deviennent ainsi des actionnaires. De ce point
de vue, les actionnaires sont des intermédiaires et des
représentants.
Considérons maintenant le point de vue de l’entreprise. Une
entreprise entre en bourse pour aller chercher des capitaux.
Elle va faire son marché sur les marchés financiers en
quelque sorte comme elle ira sur le marché du travail pour
trouver des salariés. La mise en vente d’actions permet
d’attirer l’épargne tandis que les achats d'actions (lors de
la première introduction) permettent de financer
l'investissement. Lors de l’introduction en bourse, si
toutes les actions sont vendues, les capitaux sont donc
entrés une fois pour toutes dans l’entreprise. Cet apport de
capitaux lui permettra de financer l’investissement pour
lequel l’entreprise était précisément à la recherche des
capitaux.
Intéressons-nous maintenant à ces actions. Celles-ci peuvent
à tout moment être revendues et changer ainsi de
propriétaires. Elles vont changer de mains. Le fait que les
actions changent de mains importe peu du point de vue de
l’entreprise qui a financé son investissement. Elle devra
toujours distribuer des dividendes aux détenteurs des
actions, même si les détenteurs ont changé de visage.
Par contre, ce qui importe pour l’actionnaire, c'est la
possibilité de revendre et d'acheter les actions, ce qui
exerce une sorte de pression sur les managers des
entreprises. Il serait même dangereux que l’actionnaire soit
lié – attaché – à l’entreprise. En effet, si un manager gère
une entreprise dont l'actionnaire principal dit par avance « quoi que vous fassiez, je ne revendrais jamais les actions,
je vous suis fidèle », on ouvre ainsi la porte à la mauvaise
gestion, en accroissant le risque d’avoir un mauvais
management. C'est comme si je pouvais me permettre de ne pas
payer mon salarié tout en l’obligeant à venir travailler
pour moi. Or, il en est du capital comme du travail: il faut
le rémunérer. Et s’il peut trouver mieux ailleurs, il ira
ailleurs, et il doit pouvoir aller ailleurs.
L’art subtil du management ou la difficile articulation des
perspectives |
Si une entreprise ne distribue pas de dividendes à ses
actionnaires, et si les actionnaires sont déçus par cette
non-distribution, ils peuvent revendre les actions pour
acquérir des actions d'une autre entreprise qui distribue du
dividende. C’est pourquoi la politique de communication
vis-à-vis des actionnaires est importante. Un manager doit
expliquer pourquoi il ne distribue pas les dividendes:
est-ce parce que l’entreprise ne réalise plus de bénéfices
parce que son marché est en récession, ou est-ce parce
qu’elle a réinvesti ses bénéfices dans la recherche ou dans
l’investissement parce que son marché est en croissance? Ce
n’est pas la même chose. Il faut donc sans cesse l’expliquer
aux actionnaires. Ils ne sont pas forcément infidèles et
volages; mais en ce domaine, comme en beaucoup d’autres, ils
ne sont pas a priori fidèles.
Tout comme les clients! La fidélité (des actionnaires, des
clients ou des salariés) se conquiert comme la confiance,
mais elle ne peut s’imposer a priori. Comme dans un
pacs,
personne ne veut se lier les mains à vie.
Bien sûr, sur le long terme, les actionnaires, les clients
et les salariés restent fidèles aux entreprises les plus
performantes, car celles-ci distribueront des dividendes
(aux actionnaires), offriront les meilleurs produits (aux
clients) et proposeront de meilleurs salaires (aux
salariés). Telle est la récompense d’une fidélité éprouvée.
Mais la fidélité ne peut être décrétée par la loi.
C'est ainsi que les marchés financiers contribuent à une
allocation la plus efficiente possible du capital. Sachant
que les actionnaires ne sont pas obligés de garder les
actions de l’entreprise, que le souci des grands
investisseurs (comme les fonds de pension) est d’abord de
préserver les intérêts de ceux qui leur confient leur
épargne, et que cette épargne peut à tout moment être
convertie en n’importe quelle action (ou tout autres
actifs), il revient alors au (bon) manager de tout faire
pour inspirer la confiance de ses actionnaires.
On ne demande pas aux actionnaires d’être fidèles aux
entreprises dans lesquelles ils prennent des participations,
mais d’être fidèles aux épargnants dont ils gèrent le
capital. Bien sûr, de la même manière qu’un propriétaire
préfère conserver un locataire sérieux qui paie son loyer et
prend soin de l’appartement qu’il loue, un actionnaire
préfère rester dans une entreprise bien gérée, qui paie
régulièrement des dividendes. Mais on ne connait jamais la
perle rare par avance. C’est pourquoi tous les agents
économiques – clients, salariés et actionnaires – doivent
pouvoir rester libres d’entrer et de sortir de leur marché.
Retour sur l’affaire EADS |
Nous pouvons maintenant jeter un regard différent sur le
comportement dit « exemplaire » de l’État dans l’affaire
EADS. L’État a placé 100 x dans EADS. Il a une information qui
lui permet de penser que ces 100 x vont devenir 80 x ou 50 x, et
il ne fait rien. Sans doute, en tant que ministre de
l’Économie et représentant de l’État, M. Thierry Breton n’a
pas vendu les actions EADS, croyant ainsi bien faire et
revendiquant par là un comportement exemplaire. Son
comportement est exemplaire dans le sens où il dit
certainement la vérité. Mais cette vérité n’est pas
exemplaire. Car s’il avait possédé des actions EADS à titre
privé, les aurait-il conservés au risque de mettre en danger
son épargne privée?
L’État ne peut être ni un bon actionnaire, ni un bon
gestionnaire d’entreprise. Tel n’est pas son rôle. Il n’a
donc aucune légitimité à piloter des entreprises évoluant
dans le secteur concurrentiel. L’État joue ainsi avec
l'argent du contribuable, sans aucune obligation de
résultat. C’est presque un détournement de fonds publics:
l’argent prélevé chez le contribuable (gagné durement à la
sueur de son front) a vocation à financer les biens et
services publics (dont certains manquent cruellement de
moyens comme la justice ou la police), et non pas à prendre
des participations dans des entreprises au nom d’une
conception dépassée de la politique industrielle. C’est aux clients (satisfaits) et aux actionnaires
(satisfaits) de le faire.
Un fonds de pension doit rendre des comptes à ses clients
qui sont des épargnants (et de futurs retraités), lesquels
ont signés un contrat sur la base d'un rendement attendu.
Par ce contrat, l’épargnant s’engage à apporter une certaine
somme chaque mois tandis que le fonds s’engage à produire un
rendement à partir de ce capital accumulé. Ainsi, si je
confie 100 x à un fonds de pension, il lui revient de placer
ses 100 x de telle sorte qu'ils capitalisent, qu'ils produisent
des petits afin de pouvoir financer mes futures pensions de
retraités. La structure et la composition en actions, c'est
le problème (technique) du professionnel à qui j’ai confié
mon épargne et dont il est responsable. Si le portefeuille
inclut une ligne d’actions EADS, pourquoi pas? En signant le
contrat, je suis censé faire confiance au professionnel qui
place mon argent et dont c’est le métier. Mais s'il dispose
d'une information qui lui laisse penser que la valeur des
actions EADS va baisser, j'attends du professionnel qu'il
exploite au mieux cette information. Ce qui m’importe en
tant qu’épargnant, c’est la préservation (au minimum) de mon
capital. Je compte sur mes retraites demain, et je n’ai
guère envie que mon épargne soit bloquée dans une entreprise
qui prendrait le chemin de la faillite.
Tel est le rôle normal des actionnaires: ils doivent la
fidélité à ceux dont ils sont les représentants,
c’est-à-dire finalement nous-mêmes en tant qu’épargnants.
Mais il faut toujours avoir en tête que c’est bien le ménage
qui est à la source de ces perspectives différentes et
contrastées dans le sens où nous sommes tous, tour à tour,
salariés (pour percevoir notre revenu), clients (lorsque
nous dépensons notre revenu) et épargnants (lorsque nous en
épargnons une partie).
Il revient donc au conseil d'administration (et non au
législateur) de mettre en place les règles de gouvernance de
l’entreprise permettant de fidéliser les actionnaires, et
aussi d'attirer les meilleurs managers, les salariés les
plus motivés... etc., et aussi les meilleurs clients, toutes
choses qui peuvent difficilement faire l’objet d’une
réglementation a priori. C’est bien l’art délicat du
management de l’entreprise. Si les managers d’entreprise
n’ont pas de compétence à gouverner un pays, les ministres et
les responsables politiques n’ont pas plus de compétences,
ni de légitimité, à s’ingérer dans le gouvernement des
entreprises.
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