Pour
simplifier le raisonnement, nous pouvons un moment mettre de
côté toutes les considérations qui montrent les erreurs du
traitement populaire du problème et demander: lequel de ces
deux facteurs, main-d'oeuvre ou capital, a-t-il entraîné
l'accroissement de productivité? Or précisément, si nous
posons la question de cette façon, la réponse doit être: le
capital. Ce qui fait que la production totale des États-Unis
d'aujourd'hui est plus élevée (par tête de main-d'oeuvre
employée) que celle des époques passées ou que celle des
pays économiquement arriérés – comme la Chine, par exemple
[La Mentalité anti-capitaliste
a été publié en 1956] –
est le fait que le travailleur américain contemporain a à sa
disposition davantage et de meilleurs outils. Si
l'équipement du capital (par tête d'ouvrier) n'était pas
plus abondant qu'il ne l'était il y a trois cents ans ou
qu'il ne l'est aujourd'hui en Chine, la production (par tête
d'ouvrier) ne serait pas plus grande. Ce qui est nécessaire
pour augmenter, en l'absence d'un accroissement du nombre de
travailleurs employés, le montant total de la production
industrielle de l'Amérique, c'est l'investissement de
capitaux supplémentaires, qui ne peuvent être accumulés que
par davantage d'épargne. Ce sont ceux qui épargnent et qui
investissent qu'il faut remercier pour la multiplication de
la productivité de la force de travail totale.
Ce qui fait monter le
taux des salaires et alloue aux salariés une part sans cesse
croissante de la production accrue grâce à l'accumulation de
capitaux additionnels, c'est le fait que le taux
d'accumulation du capital dépasse le taux d'accroissement de
la population. La doctrine officielle passe sous
silence, voire le nie catégoriquement. Mais la politique des
syndicats montre clairement que leurs dirigeants sont
pleinement conscients que la théorie qu'ils dénoncent
publiquement comme apologétique bourgeoise est correcte. Ils
désirent restreindre le nombre des chercheurs d'emplois dans
l'ensemble du pays par des lois anti-immigration et dans
chaque branche du marché du travail en empêchant l'arrivée
de nouveaux venus.
Que l'augmentation des
taux de salaire ne dépende pas de la « productivité » du
travailleur individuel, mais de la productivité marginale du
travail, a été clairement démontré par le fait que les taux
des salaires ont également grimpé dans les emplois où la
« productivité » de l'individu n'a pas changé du tout. Il y
a quantité de tels métiers. Un barbier rase de nos jours un
client exactement de la même façon que ses prédécesseurs le
faisaient il y a deux siècles. Un maître d'hôtel attend à la
table du premier ministre britannique de la même manière que
les maîtres d'hôtel qui servaient autrefois Pitt et
Palmerston. Dans l'agriculture, certains travaux sont encore
accomplis avec les mêmes outils et de la même façon qu'il y
a plusieurs siècles. Et pourtant les taux des salaires
touchés par tous ces travailleurs sont aujourd'hui bien plus
élevés qu'ils ne l'étaient par le passé. Il en est ainsi
parce qu'ils sont déterminés par la productivité marginale
du travail. L'employeur d'un maître d'hôtel veut éviter que
cet homme parte travailler dans une usine et doit donc payer
l'équivalent d'une augmentation de production que l'emploi
additionnel d'une personne apporterait dans une usine. Ce
n'est nullement un quelconque mérite de la part du maître
d'hôtel qui cause la hausse de son salaire, mais le fait que
l'augmentation du capital investi dépasse l'accroissement du
nombre de paires de bras.
Toutes les doctrines
pseudo-économiques dévalorisant l'épargne et l'accumulation
de capital sont absurdes. Ce qui constitue la grande
richesse de la société capitaliste par rapport à la richesse
plus faible d'une société non capitaliste, c'est le fait que
la quantité de biens du capital disponibles est plus élevée
dans la première que dans la seconde. Ce qui a amélioré le
niveau de vie des salariés est le fait que l'équipement en
capital par tête d'homme désireux de toucher un salaire a
augmenté. C'est en raison de ce fait qu'une part de plus en
plus grande du montant total des biens utilisables produits
va aux salariés. Aucune des tirades enflammées de Marx,
Keynes et d'une foule d'auteurs moins connus n'a pu montrer
le moindre point faible dans l'affirmation selon laquelle il
n'y a qu'une manière d'augmenter les taux de salaire de
manière permanente et au bénéfice de tous ceux voulant
toucher un salaire – à savoir accélérer l'accroissement du
capital disponible rapporté à la population. Si cela est
« injuste », alors la responsabilité en incombe à la nature
et non à l'homme.
4. Le « préjugé bourgeois » de
la liberté |
L'histoire de la civilisation occidentale est celle d'une
lutte incessante pour la liberté.
La coopération sociale
dans le cadre de la division du travail est l'unique et
ultime source du succès de l'homme dans son combat pour la
survie et dans ses efforts pour améliorer autant que
possible les conditions matérielles de son bien-être. Mais,
la nature humaine étant ce qu'elle est, la société ne peut
pas exister s'il n'y a pas de dispositions prises pour
empêcher des individus indisciplinés d'entreprendre des
actions incompatibles avec la vie en communauté. Afin de
préserver la coopération pacifique, il faut être prêt à
avoir recours à la suppression violente de ceux qui
perturbent la paix. La société ne peut se passer d'un
appareil social de coercition et de contrainte, c'est-à-dire
d'un État et d'un gouvernement. Un nouveau problème se pose
alors: comment faire en sorte que les hommes en charge des
fonctions gouvernementales n'abusent pas de leur pouvoir et
ne transforment pas en pratique les autres individus en
esclaves. Le but de toutes les luttes pour la liberté est de
maintenir dans certaines limites les défenseurs armés de la
paix, les gouvernants et leurs agents. Le concept politique
de liberté individuelle signifie liberté vis-à-vis d'une
action de la part des pouvoirs de police.
L'idée de liberté est et
a toujours été particulière à l'Occident. Ce qui sépare
l'Orient et l'Occident est avant tout le fait que les
peuples de l'Orient n'ont jamais conçu l'idée de la liberté.
La gloire impérissable des Grecs antiques fut d'être les
premiers à saisir la signification et l'importance des
institutions garantissant la liberté. Les recherches
historiques récentes ont fait remonter l'origine de
certaines réalisations scientifiques auparavant attribuées
aux Hellènes à des sources orientales. Mais personne n'a
jamais contesté que l'idée de la liberté trouve son origine
dans les cités de la Grèce antique. Les écrits des
philosophes et historiens grecs la transmirent aux Romains,
puis plus tard à l'Europe moderne et à l'Amérique. Elle
devint une préoccupation essentielle de tous les plans
occidentaux pour établir la bonne société. Elle engendra la
philosophie du laissez-faire à laquelle l'humanité doit
toutes les réussites sans précédent de l'âge du capitalisme.
Le but des institutions
politiques et judiciaires modernes est de sauvegarder la
liberté des individus contre les empiètements de la part du
gouvernement. Le gouvernement représentatif et l'État de
droit, l'indépendance des cours et des tribunaux par rapport
à l'interférence des agences administratives, l'habeas
corpus, l'examen juridique et le redressement des
erreurs de l'administration, la liberté d'expression et de
la presse, la séparation de l'Église et de l'État, ainsi que
de nombreuses autres institutions visaient à un seul
objectif: limiter le pouvoir discrétionnaire des
fonctionnaires et mettre les individus à l'abri de
l'arbitraire. L'époque du capitalisme a aboli tous les
vestiges de l'esclavage et de la servitude. Elle a mis fin
aux punitions cruelles et a réduit la peine pour les crimes
commis au minimum indispensable pour décourager les
délinquants. Elle a éliminé la torture et autres méthodes
contestables infligées aux suspects et aux contrevenants.
Elle a repoussé tous les
privilèges et promulgué l'égalité de tous devant la loi.
Elle a transformé les sujets de la tyrannie en citoyens
libres.
Les améliorations
matérielles furent le fruit de ces réformes et de ces
innovations concernant la direction des affaires du
gouvernement. Comme tous les privilèges disparurent et que
tout le monde avait obtenu le droit de contester les
intérêts établis de tous les autres, on laissa les mains
libres à tous ceux qui avaient l'ingéniosité nécessaire pour
développer toutes les nouvelles industries qui rendent
aujourd'hui les conditions matérielles du peuple plus
satisfaisantes. Le chiffre de la population s'est multiplié
et pourtant la population plus nombreuse a pu bénéficier
d'une vie meilleure que ses aïeux.
Il y a également toujours
eu dans les pays de la civilisation occidentale des avocats
de la tyrannie – de la loi de l'arbitraire absolu d'un
autocrate ou d'une aristocratie d'un côté, de la sujétion de
tous les autres de l'autre. Mais à l'époque des Lumières,
ces voix devinrent de plus en plus rares. La cause de la
liberté prévalut. Dans la première partie du XIXe siècle,
l'avancée victorieuse du principe de liberté semblait être
irrésistible. Les philosophes et les historiens les plus
éminents avaient la conviction que l'évolution historique
tendait à l'établissement d'institutions garantissant la
liberté et qu'aucune intrigue et aucune machination de la
part des champions de la servilité ne pourraient empêcher
cette tendance vers le libéralisme.
En traitant de la
philosophie sociale libérale, il existe une disposition à ne
pas voir le pouvoir d'un facteur important qui oeuvra en
faveur de l'idée de liberté, à savoir le rôle éminent joué
par la littérature de la Grèce antique dans l'éducation de
l'élite. Parmi les auteurs grecs, il y avait aussi des
champions de l'omnipotence du gouvernement, comme Platon.
Mais la teneur principale de l'idéologie grecque était la
poursuite de la liberté. D'après les critères des
institutions modernes, les cités grecques doivent être
considérées comme des oligarchies. La liberté que les hommes
d'État, philosophes et historiens grecs ont glorifiée comme
étant le bien le plus précieux de l'homme, était un
privilège réservé à une minorité. En la déniant aux métèques
et aux esclaves, ils défendaient en fait la loi despotique
d'une caste héréditaire d'oligarques. Ce serait pourtant une
sérieuse erreur de considérer leurs hymnes à la liberté
comme des mensonges. Ils n'étaient pas moins sincères dans
leurs louanges et dans leur recherche de la liberté que ne
l'étaient, deux mille ans plus tard, les propriétaires
d'esclaves qui signèrent la Déclaration d'Indépendance
américaine. Ce fut la littérature politique des Grecs
antiques qui donna naissance aux idées des Monarchomaques, à
la philosophie des Whigs, aux doctrines d'Althusius, de
Grotius et de John Locke, à l'idéologie des pères des
constitutions modernes et des déclarations des droits. Ce
furent les études classiques, caractéristique essentielle de
l'éducation libérale, qui maintint vivant l'esprit de
liberté dans l'Angleterre des Stuarts, dans la France des
Bourbons et dans l'Italie soumise au despotisme d'une
constellation de princes. Un homme comme Bismarck, qui était
avec Metternich le principal ennemi de la liberté parmi les
hommes d'État du XIXe siècle, témoigne du fait que, même
dans la Prusse de Frédéric-Guillaume III, le Gymnasium,
éducation basée sur la littérature grecque et romaine, fut
un bastion du républicanisme(4).
Les tentatives passionnées visant à éliminer les études
classiques du cursus de l'éducation libérale et à détruire
ainsi en réalité sa véritable nature constituèrent l'une des
manifestations principales du renouveau de l'idéologie
servile.
C'est un fait qu'il y a
une centaine d'années seules quelques personnes anticipaient
la force irrésistible que les idées antilibérales étaient
destinées à acquérir en très peu de temps. L'idéal de la
liberté semblait être si fermement enraciné que tout le
monde pensait qu'aucun mouvement réactionnaire ne pourrait
jamais réussir à l'éradiquer. Il est vrai que c'eût été une
aventure sans espoir que d'attaquer ouvertement la liberté
et de défendre sincèrement un retour à la sujétion et à
l'esclavage. Mais l'antilibéralisme s'empara des esprits en
se camouflant comme super-libéralisme, comme la réalisation
et le couronnement des idées mêmes de la liberté. Il arriva
déguisé en socialisme, communisme, planisme.
Aucun homme intelligent
ne pouvait manquer de comprendre que les socialistes, les
communistes et les planificateurs visaient à l'abolition la
plus radicale de la liberté individuelle et à établir
l'omnipotence du gouvernement. Pourtant, l'immense majorité
des intellectuels socialistes étaient convaincus qu'en
luttant en faveur du socialisme ils se battaient pour la
liberté. Ils se disaient eux-mêmes de gauche et démocrates,
et revendiquent même de nos jours pour eux l'épithète «
libéral ». Nous avons déjà traité des facteurs
psychologiques qui affaiblirent le jugement de ces
intellectuels et des masses qui les suivirent. Dans leur
subconscient, ils comprenaient parfaitement le fait que leur
échec à atteindre les vastes buts que leur ambition les
poussait à poursuivre était dû à leurs propres
insuffisances. Ils savaient très bien qu'ils n'étaient soit
pas assez intelligents soit pas assez travailleurs. Mais ils
ne voulaient pas s'avouer leur infériorité, ni l'avouer à
leurs semblables, et cherchèrent un bouc émissaire. Ils se
consolaient et essayaient de convaincre les autres que la
cause de leur échec n'était pas leur propre infériorité mais
l'injustice de l'organisation économique de la société. Avec
le capitalisme, déclaraient-ils, la réalisation de ses
objectifs n'est possible que pour un petit nombre. « La
liberté dans une société de laissez-faire ne peut être
atteinte que par ceux qui ont la richesse ou l'occasion de
l'obtenir. »(5)
Ainsi, concluaient-ils, l'État doit intervenir afin de
réaliser la « justice sociale » – ce qu'ils veulent dire en
réalité étant: afin de donner à la médiocrité frustrée
« selon ses besoins ».
Tant que les problèmes du
socialisme n'étaient qu'un sujet de débats, les gens
manquant de discernement et de compréhension pouvaient être
victimes de l'illusion que la liberté pourrait être
préservée dans un régime socialiste. Une telle illusion ne
peut plus être entretenue depuis que l'expérience soviétique
a montré à tout le monde quelles sont les conditions dans
une communauté socialiste.
Aujourd'hui, les
apologistes du socialisme sont forcés de déformer les faits
et de dénaturer la signification des mots quand ils veulent
faire croire à la compatibilité du socialisme et de la
liberté.
Feu le professeur Laski –
qui fut en son temps un membre éminent et le président du
Parti travailliste britannique, soi-disant non communiste,
voire anticommuniste – nous disait qu'il n'y avait « aucun
doute qu'en Russie soviétique un communiste a un sentiment
total de liberté et il a également sans aucun doute le
sentiment aigu que la liberté lui est refusée dans l'Italie
fasciste »(6).
La vérité est qu'un Russe est libre d'obéir à tous les
ordres édictés par ses supérieurs. Mais dès qu'il s'écarte
d'un centième de centimètre de la bonne façon de penser
telle qu'elle est établie par les autorités, il est liquidé
sans merci. Tous les politiciens, fonctionnaires, auteurs,
musiciens et scientifiques qui furent « purgés » n'étaient –
à coup sûr – pas des anticommunistes. Ils étaient, au
contraire, des communistes fanatiques, des membres
importants du parti, que les autorités suprêmes, en
reconnaissance de leur loyauté envers les principes
soviétiques, avaient promus à des postes élevés. Leur seule
infraction était de n'avoir pas su adapter assez rapidement
leurs pensées, politiques, livres ou compositions aux
derniers changements des idées et des goûts de Staline. Il
est difficile de croire que ces gens avaient « un sentiment
total de liberté » si l'on n'attache pas au mot de
liberté un sens qui est précisément le contraire de
celui que tout le monde lui avait toujours attaché.
L'Italie fasciste était
certainement un pays où il n'y avait pas de liberté. Elle
avait adopté le célèbre modèle soviétique du « principe du
parti unique » et supprimait en conséquence toutes les idées
dissidentes. Il y avait pourtant une différence manifeste
entre les applications bolchevique et fasciste de ce
principe. Par exemple, il y avait en Italie un ancien membre
du groupe parlementaire des députés communistes, qui resta
loyal jusqu'à sa mort aux principes communistes, le
professeur Antonio Graziadei. Il touchait une pension du
gouvernement à laquelle il avait droit comme professeur
émérite, et était libre d'écrire et de publier, chez un des
éditeurs italiens les plus importants, des livres marxistes
orthodoxes. Son absence de liberté était certainement moins
grande que celle des communistes russes qui, comme le
professeur Laski avait choisi de le dire, avaient « sans
doute » « un sentiment total de liberté ».
Le professeur Laski
prenait plaisir à répéter le truisme selon lequel la liberté
signifie toujours en pratique la liberté au sein de la loi.
Il ajoutait que la loi vise toujours à « assurer la sécurité
d'un mode de vie jugé satisfaisant par ceux qui dominent la
machine de l'État »(7).
C'est une description correcte des lois d'un pays libre si
elle signifie que la loi vise à protéger la société contre
les conspirations voulant enflammer la guerre civile et
renverser le gouvernement par la violence. Mais le
professeur Laski commet une grosse erreur quand il ajoute
que dans une société capitaliste « un effort de la part du
pauvre pour modifier de manière radicale les droits de
propriété du riche met immédiatement en danger tout
l'édifice des libertés ».(8)
Prenons le cas de la
grande idole du professeur Laski et de tous ses amis, Karl
Marx. Quand en 1848 et 1849 ce dernier prit une part active
à l'organisation et à la conduite de la révolution, d'abord
en Prusse puis plus tard aussi dans d'autres États
allemands, il fut – étant un étranger sur le plan légal –
expulsé et déménagea, avec sa femme, ses enfants et sa
bonne, d'abord à Paris puis à Londres(9).
Par la suite, quand la paix revint et que les instigateurs
de la révolution avortée furent amnistiés, il fut libre de
retourner dans toutes les régions allemandes et fit souvent
usage de cette possibilité. Il n'était plus un exilé et
choisit de son propre chef de demeurer à Londres(10).
Personne ne le brutalisa lorsqu'il fonda, en 1864,
l'Association internationale des travailleurs, organisme
dont l'unique but avoué était de préparer la grande
révolution mondiale. Il ne fut pas arrêté quand, au nom de
son association, il visita plusieurs pays du continent. Il
était libre d'écrire et de publier des livres et des
articles qui, pour utiliser les mots du professeur Laski,
étaient certainement un effort pour « modifier de manière
radicale les droits de propriété du riche ». Et il mourut
tranquillement dans sa maison londonienne, 41 Maitland Park
Road, le 14 mars 1883.
Ou prenons le cas du
Parti travailliste britannique. Son effort pour « modifier
de manière radicale les droits de propriété du riche » ne
fut pas, comme le professeur Laski le savait parfaitement,
empêché par la moindre action incompatible avec le principe
de liberté.
Marx, le dissident,
pouvait vivre, écrire et préconiser la révolution,
parfaitement à l'aise, dans l'Angleterre victorienne tout
comme le Parti travailliste pouvait se lancer dans toutes
les activités politiques, tranquillement, dans l'Angleterre
post-victorienne. En Russie soviétique, pas la moindre
opposition n'est tolérée. C'est la différence entre la
liberté et l'esclavage.
5. La liberté et la
civilisation occidentale |
Les critiques du concept légal et constitutionnel de liberté
et des institutions créées pour le mettre en pratique ont
raison de dire que la liberté par rapport aux actions
arbitraires de la part des fonctionnaires n'est en elle-même
pas suffisante pour rendre un individu libre. Mais en
soulignant cette vérité indiscutable, ils enfoncent des
portes ouvertes. Car aucun avocat de la liberté n'a jamais
prétendu que restreindre l'arbitraire de l'administration
est tout ce dont on a besoin pour rendre un citoyen libre.
Ce qui donne à l'individu autant de liberté qu'il est
compatible avec la vie en société, c'est le fonctionnement
de l'économie de marché. Les constitutions et les
déclarations des droits ne créent pas la liberté. Elles ne
font que protéger la liberté qu'accorde le système
économique concurrentiel aux individus contre les
empiètements de la part des pouvoirs de police.
Dans l'économie de
marché, les gens ont l'occasion de lutter pour obtenir la
position qu'ils souhaitent atteindre dans la structure de la
division sociale du travail. Ils sont libres de choisir la
vocation dans laquelle ils prévoient de servir leurs
semblables. Dans une économie planifiée, ils ne disposent
pas de ce droit. Les autorités déterminent le métier de
chacun. L'arbitraire des supérieurs assure la promotion d'un
homme à un meilleur poste ou la lui interdit. L'individu
dépend entièrement des bonnes grâces de ceux au pouvoir.
Mais dans un régime capitaliste, tout le monde est libre de
contester les intérêts de n'importe qui. Celui qui pense
pouvoir approvisionner le public mieux et moins cher que les
autres, peut essayer de démontrer son efficacité. Le manque
de fonds ne peut pas frustrer ses projets. Car les
capitalistes sont toujours à la recherche d'hommes pouvant
utiliser leurs fonds de la manière la plus rentable. Le
résultat des activités industrielles d'un homme ne dépend
que du comportement des consommateurs qui achètent ce qu'ils
préfèrent.
Le salarié ne dépend pas
plus de l'arbitraire de son employeur. Un entrepreneur qui
n'arrive pas à embaucher les travailleurs les plus adaptés
au travail concerné et à les payer suffisamment pour les
empêcher de prendre un autre emploi est pénalisé par une
réduction de son revenu net. L'employeur n'accorde pas une
faveur à ses employés. Il loue leurs services, moyen
indispensable au succès de son entreprise, de la même façon
qu'il achète les matières premières et les équipements de
l'usine. Le travailleur est libre de trouver l'emploi qui
lui convient le mieux.
Le processus de sélection
sociale déterminant la position et le revenu de chacun
continue sans cesse dans une économie de marché. De grandes
fortunes diminuent et finissent par disparaître complètement
alors que d'autres personnes, nées dans la pauvreté,
grimpent vers des positions éminentes et des revenus
considérables. Quand il n'y a pas de privilèges et que le
gouvernement n'accorde pas sa protection à des avantages
établis et menacés par la plus grande efficacité de nouveaux
venus, ceux qui ont acquis la richesse par le passé sont
obligés de la regagner chaque jour à nouveau, dans une
compétition avec tous les autres.
Dans le cadre de la
coopération sociale avec division de travail, tout le monde
dépend de la reconnaissance de ses services de la part du
public acheteur dont il est lui-même membre. Tout le monde,
en achetant ou en s'abstenant d'acheter, est un membre de la
cour suprême qui attribue à tous – et donc à lui-même – une
place donnée dans la société. Tout le monde joue un rôle
dans le processus qui donne à certains un revenu plus élevé,
à d'autres un revenu plus faible. Chacun est libre de faire
une contribution que ses semblables sont prêts à récompenser
en lui offrant un revenu plus élevé. La liberté dans un
régime capitaliste veut dire: ne pas dépendre davantage de
l'arbitraire des autres que les autres ne dépendent du sien.
Aucune autre liberté n'est concevable quand la production
est accomplie par la division du travail, et il n'y a pas
d'autarcie économique parfaite possible.
Il n'est pas nécessaire
de souligner que l'argument essentiel avancé en faveur du
capitalisme et contre le socialisme n'est pas le fait que le
socialisme doive nécessairement abolir tous les vestiges de
la liberté et transformer tout le monde en esclaves des gens
au pouvoir. Le socialisme est irréalisable en tant que
système économique parce qu'une société socialiste n'aurait
aucune possibilité de recourir au calcul économique. C'est
pourquoi il ne peut pas être considéré comme un système
d'organisation économique de la société. Il est une façon de
désintégrer la coopération sociale et de conduire à la
pauvreté et au chaos.
En traitant de la
question de la liberté, on ne fait pas allusion au problème
économique essentiel de l'antagonisme entre capitalisme et
socialisme. On souligne plutôt que l'homme occidental,
contrairement aux Asiatiques, est un être adapté à la vie en
liberté et formé par la vie en liberté. Les civilisations de
Chine, du Japon, de l'Inde et des pays musulmans du
Proche-Orient telles qu'elles existaient avant que ces
nations ne se familiarisent avec le mode de vie occidental,
ne peuvent certainement pas être écartées comme simple
barbarie. Ces peuples, il y a déjà plusieurs centaines,
voire plusieurs milliers d'années, engendrèrent de
merveilleuses réalisations dans les arts industriels, en
architecture, en littérature, en philosophie et dans le
développement des institutions éducatives. Ils fondèrent et
organisèrent de puissants empires. Mais leurs efforts
s'interrompirent alors, leurs cultures s'engourdirent et ils
perdirent leur capacité de se débrouiller avec succès face
aux problèmes économiques. Leur génie intellectuel et
artistique s'évanouit. Leurs artistes et leurs auteurs
copièrent carrément les modèles traditionnels. Leurs
théologiens, philosophes et spécialistes du droit
s'adonnèrent à des exégèses constantes des oeuvres
anciennes. Les monuments érigés par leurs ancêtres
s'effondrèrent. Leurs empires se désintégrèrent. Leurs
citoyens perdirent vigueur et énergie, et devinrent
apathiques face à l'appauvrissement et au déclin
progressifs.
Les anciens ouvrages de
philosophie et de poésie orientales peuvent être comparés
avec les plus grandes oeuvres occidentales. Mais pendant
plusieurs siècles, l'Orient ne généra aucun livre important.
L'histoire intellectuelle et littéraire des époques modernes
ne font guère mention du nom d'un quelconque auteur
oriental. L'Orient n'a plus participé en quoi que ce soit à
l'effort intellectuel de l'humanité. Les problèmes et les
controverses qui agitèrent l'Occident demeurèrent étrangers
à l'Orient. En Europe, il y eut de l'agitation. En Orient, il
y eut stagnation, indolence et indifférence.
La raison en est
évidente. Il manque à l'Orient la chose primordiale, l'idée
de liberté vis-à-vis de l'État. L'Orient n'a jamais levé la
bannière de la liberté, il n'a jamais essayé de souligner
les droits de l'individu face aux pouvoirs des dirigeants.
Il n'a jamais remis en question l'arbitraire des despotes.
Et, par conséquent, il n'a jamais établi le cadre légal qui
protégerait la richesse des citoyens privés contre la
confiscation de la part des tyrans. Au contraire, dupés par
l'idée que la fortune du riche est la cause de la misère du
pauvre, tous ces peuples ont soutenu la pratique des
gouvernants consistant à exproprier les hommes d'affaires
qui réussissaient. L'accumulation de capital à grande
échelle fut ainsi empêchée et ces nations durent se passer
de toutes les améliorations demandant un investissement
considérable en capital. Aucune « bourgeoisie » ne put se
développer et il n'y eut par conséquent aucun public pour
encourager et soutenir les auteurs, artistes et inventeurs.
Toutes les voies permettant de se distinguer étaient fermées
aux fils du peuple, à l'exception d'une seule. Ils pouvaient
essayer de trouver une issue en se mettant au service des
princes.
La société occidentale était une communauté
d'individus pouvant concourir pour les plus hautes
récompenses. La société orientale était un agglomérat de
sujets totalement dépendants des bonnes grâces des
souverains. La jeunesse alerte de l'Occident regarde le
monde comme un champ d'action dans lequel elle peut gagner
la célébrité, l'éminence, les honneurs et la richesse; rien
ne semble trop difficile à son ambition. L'humble
progéniture des parents orientaux ne sait faire rien d'autre
que de suivre la routine de son environnement. La noble
confiance en soi de l'homme occidental a trouvé une
expression triomphante dans des dithyrambes comme l'hymne du choeur de Sophocle d'Antigone à propos de l'homme et de son
effort d'entreprise et comme la Neuvième Symphonie de
Beethoven. Rien de ce genre n'a été entendu en Orient.
Est-il possible que les
descendants des bâtisseurs de la civilisation de l'homme
blanc renoncent à leur liberté et se rendent volontairement
à la suzeraineté du gouvernement omnipotent? Qu'ils
cherchent la satisfaction dans un système où leur seule
tâche serait de servir de rouages dans une vaste machine
construite et dirigée par un planificateur tout-puissant? La
mentalité des civilisations arrêtées doit-elle balayer les
idéaux pour lesquels des milliers et des milliers ont
sacrifiés leurs vies?
Ruere in servitium,
ils plongèrent dans la servitude, observa tristement Tacite
en parlant des Romains de l'époque de Tibère.
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