La
philosophie populaire de l'homme ordinaire se trompe
lamentablement sur tous ces points. Pour M. Dupond, toutes
les nouvelles industries qui l'approvisionnent en biens
inconnus à son père viennent au monde par un procédé
mythique appelé le progrès. L'accumulation de capitaux,
l'entrepreneuriat et l'imagination technique ne contribuent
en rien à la génération spontanée de la prospérité. S'il
faut créditer quelqu'un de ce que M. Dupond considère comme
l'augmentation de la productivité du travail, c'est
l'ouvrier de la chaîne de montage. Malheureusement, dans ce
monde scandaleux, il existe l'exploitation de l'homme par
l'homme. Le monde des affaires garde la crème et, comme le
souligne le Manifeste communiste, il n'abandonne au
créateur de toutes les bonnes choses, au travailleur manuel,
qu'à peine le « coût de ce qu'il lui faut pour s'entretenir
et perpétuer sa descendance ». Par conséquent « l'ouvrier
moderne, au contraire, loin de s'élever avec le progrès de
l'industrie, descend toujours plus bas [...]. Le travailleur
devient un pauvre et le paupérisme s'accroît plus rapidement
encore que la population et la richesse ». Les auteurs de
cette description de l'industrie capitaliste sont glorifiés
dans les universités comme les plus grands philosophes et
bienfaiteurs de l'humanité et leurs enseignements sont
acceptés avec une crainte mêlée de révérence par les
millions de gens dont les maisons, en plus d'autres gadgets,
sont équipées de postes de radio et de télévision.
La pire exploitation,
expliquent les professeurs, les leaders syndicaux et les
politiciens, est l'oeuvre de la grande industrie. Ils
n'arrivent pas à voir que ce qui caractérise la grande
industrie c'est la production de masse visant à satisfaire
les besoins du grand nombre. Dans un régime capitaliste ce
sont les travailleurs eux-mêmes qui, directement ou
indirectement, sont les consommateurs de toutes les choses
que produisent les usines.
Aux débuts du capitalisme,
il s'écoulait encore un temps très long entre l'émergence
d'une innovation et le moment où elle était accessible aux
masses. Il y a environ soixante ans, Gabriel Tarde avait
raison d'indiquer qu'une innovation industrielle était le
caprice d'une minorité avant de devenir le besoin de tout le
monde; ce que l'on considérait au départ comme une fantaisie
devenait plus tard une nécessité habituelle pour tout le
monde. Cette remarque était encore correcte en ce qui
concerne la démocratisation de l'automobile. Mais la
production à grande échelle a réduit et presque éliminé ce
délai. Les innovations techniques ne peuvent être faites de
manière profitable qu'avec des méthodes de production de
masse et deviennent donc accessible au plus grand nombre au
moment même de leur inauguration pratique. Il n'y a ainsi
pas eu, aux États-Unis, de période notable pendant laquelle
des nouveautés comme la télévision, les bas nylon ou les
petits pots pour bébés, ont été réservées à une minorité de
gens aisés. La grande industrie tend, en réalité, vers une
standardisation des moyens de consommation et d'amusement.
Dans une économie de
marché, personne n'est dans le besoin parce que d'autres
personnes sont riches. Les richesses du riche ne sont pas la
cause de la pauvreté de quiconque. Le processus qui rend
certaines personnes riches est, au contraire, le corollaire
du processus qui améliore la satisfaction des désirs de
nombreux individus. Les entrepreneurs, les capitalistes et
les techniques nouvelles prospèrent tant qu'ils réussissent
à approvisionner au mieux les consommateurs.
2. Le front anticapitaliste
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Dès les tout débuts du mouvement socialiste et des
tentatives de faire revivre les politiques
interventionnistes des époques précapitalistes, le
socialisme et l'interventionnisme ont tous les deux été
totalement discrédités aux yeux des gens au courant de la
théorie économique. Mais les idées de l'immense majorité du
peuple ignorant furent exclusivement dirigées par les plus
puissantes passions humaines: l'envie et la haine.
La philosophie sociale
des Lumières qui avait ouvert la voie à la mise en oeuvre du
programme libéral – liberté économique, accomplie dans
l'économie de marché (le capitalisme), ainsi que son
corollaire constitutionnel, le gouvernement représentatif –
n'avait pas proposé la suppression des trois anciens
pouvoirs: la monarchie, l'aristocratie et les églises. Les
libéraux européens voulaient substituer la monarchie
parlementaire à l'absolutisme royal, non la mise en place
d'un gouvernement républicain. Ils voulaient abolir les
privilèges des aristocrates, mais non les priver de leurs
titres, de leurs écussons et de leurs terres. Ils désiraient
octroyer la liberté de conscience à tout le monde et mettre
fin à la persécution des dissidents et des hérétiques, mais
tenaient fortement à donner à toutes les églises et à toutes
les dénominations une parfaite liberté de poursuivre leurs
objectifs spirituels. Les trois grands pouvoirs de l'ancien
régime étaient ainsi préservés. On aurait pu s'attendre
à ce que les aristocrates et les hommes d'église proclamant
sans cesse leur conservatisme fussent prêts à s'opposer à
l'assaut socialiste contre les fondements de la civilisation
occidentale. Après tout les partisans du socialisme ne
cachaient pas que le totalitarisme socialiste ne laisserait
aucune place à ce qu'ils appelaient des vestiges de la
tyrannie, des privilèges et de la superstition.
Cependant, même au sein
de ces groupes privilégiés, le ressentiment et l'envie
étaient plus forts que le raisonnement froid. Ils donnèrent
en fait la main aux socialistes, oubliant que le socialisme
voulait aussi confisquer leurs biens et qu'il n'y aurait
aucune liberté religieuse dans un système totalitaire. Les
Hohenzollern d'Allemagne inaugurèrent une politique qu'un
observateur américain appela le socialisme monarchique(1).
Les Romanov, autocrates de Russie, jouèrent avec le
syndicalisme, afin de lutter contre les tentatives
« bourgeoises » d'établir un gouvernement représentatif(2).
Dans chaque pays d'Europe, les aristocrates coopéraient de
fait avec les ennemis du capitalisme. Partout, des
théologiens éminents essayaient de discréditer le système de
la libre entreprise et soutenaient ainsi, par conséquent,
soit le socialisme soit l'interventionnisme radical.
Certains dirigeants éminents du protestantisme actuel –
Barth et Brunner en Suisse, Niebuhr et Tillich aux
États-Unis, et feu l'Archevêque de Canterbury, William
Temple – condamnèrent ouvertement le capitalisme et
rendirent même les prétendus échecs du capitalisme
responsables des excès du bolchevisme russe.
On peut se demander si
Sir William Harcourt avait raison quand, il y a plus de
soixante ans, il affirmait: Nous sommes désormais tous
socialistes. En tout cas, aujourd'hui, les gouvernements,
les partis politiques, les enseignants et les écrivains, les
militants athées comme les théologiens chrétiens sont
presque unanimes pour rejeter avec passion l'économie de
marché et pour vanter les prétendus bénéfices de
l'omnipotence de l'État. La génération montante a été élevée
dans un environnement qui baigne dans les idées socialistes.
L'influence de
l'idéologie prosocialiste se perçoit à la façon dont
l'opinion publique, presque sans exception, explique les
raisons conduisant les gens à adhérer aux partis socialistes
ou communistes. En ce qui concerne la politique intérieure,
on suppose que, « naturellement et nécessairement », ceux
qui ne sont pas riches préfèrent les programmes radicaux –
planisme, socialisme, communisme – alors que seuls les
riches ont des raisons de voter en faveur de la préservation
de l'économie de marché. Cette hypothèse suppose admise
l'idée socialiste selon laquelle l'action du capitalisme
nuirait aux intérêts économiques des masses, et ce au seul
bénéfice des « exploiteurs », alors que le socialisme
améliorerait le niveau de vie de l'homme ordinaire.
Cependant, les gens ne
réclament pas le socialisme parce qu'ils sauraient que ce
dernier améliorera leur situation, et ils ne rejettent pas
le capitalisme parce qu'ils sauraient qu'il s'agit d'un
système préjudiciable à leurs intérêts. Ils sont socialistes
parce qu'ils croient que le socialisme améliorera
leur situation et ils détestent le capitalisme parce qu'ils
croient qu'ils leur fait du tort. Ils sont
socialistes parce qu'ils sont aveuglés par l'envie et
l'ignorance. Ils refusent obstinément d'étudier l'économie
et repoussent la critique dévastatrice que les économistes
ont faite des plans socialistes, parce qu'à leurs yeux
l'économie, étant une science abstraite, est un simple
non-sens. Ils prétendent ne faire confiance qu'à
l'expérience. Mais ils refusent tout aussi obstinément de
prendre connaissance des faits indéniables de l'expérience,
à savoir que le niveau de vie de l'homme ordinaire est
incomparablement plus élevé dans l'Amérique capitaliste que
dans le paradis socialiste des Soviets.
Sur la situation des pays
économiquement arriérés, les gens font preuve des mêmes
erreurs de raisonnement. Ils pensent que ces peuples doivent
« naturellement » avoir de la sympathie pour le communisme
parce qu'ils sont touchés par la pauvreté. Il est pourtant
évident que les nations pauvres veulent se débarrasser de
leur misère. Pour améliorer leur situation déplaisante, ils
devraient par conséquent adopter le système d'organisation
économique de la société qui garantit au mieux la
réalisation de cet objectif: ils devraient se décider en
faveur du capitalisme. Or, trompés par les fausses idées de
l'anticapitalisme, ils sont favorablement disposés en faveur
du communisme. Il est en vérité paradoxal que les dirigeants
de ces populations orientales, tout en regardant avec envie
la prospérité des nations occidentales, rejettent les
méthodes qui ont rendu l'occident prospère et sont enchantés
par le communisme russe, qui maintient les Russes et leurs
satellites dans la pauvreté. Il est encore plus paradoxal
que les Américains, qui jouissent des produits de la grande
industrie capitaliste, exaltent le système soviétique et
considèrent comme assez « naturel » que les nations pauvres
de l'Asie et de l'Afrique préfèrent le communisme au
capitalisme.
Les gens peuvent ne pas
être d'accord sur la question de savoir si tout le monde
devrait étudier l'économie sérieusement. Mais une chose est
certaine. Un homme qui parle en public ou écrit à propos de
l'opposition entre le capitalisme et le socialisme sans
s'être pleinement familiarisé avec tout ce que l'économie
dit de ces sujets, est un bavard irresponsable.
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