Telle
est la situation de ceux que l'on appelle communément les
intellectuels. Prenons l'exemple des médecins. La routine et
l'expérience quotidiennes font savoir à chaque docteur qu'il
existe une hiérarchie dans laquelle tous les médecins sont
classés selon leurs mérites et leurs accomplissements. Ceux
qui sont plus éminents que lui, ceux dont il doit apprendre
et pratiquer les méthodes et les innovations afin de se
mettre à la page, étaient ses condisciples à l'école de
médecine, ont travaillé comme internes avec lui, participent
avec lui aux assemblées des associations médicales. Il les
rencontre au chevet des patients ainsi que dans les réunions
sociales. Certains d'entre eux sont ses amis personnels ou
ses parents, et tous se conduisent envers lui avec la plus
grande politesse et le considèrent comme un cher confrère.
Mais ils le dominent de haut aux yeux du public et également
souvent en ce qui concerne le revenu. Ils l'ont dépassé et
font désormais partie d'une autre classe d'hommes. Quand il
se compare à eux, il se sent humilié. Mais il doit se
surveiller soigneusement de crainte que quelqu'un remarque
son ressentiment et son envie. Même la plus petite
indication de tels sentiments serait considérée comme des
mauvaises manières et le déconsidérerait aux yeux de tous.
Il doit ravaler son humiliation et détourner sa colère sur
une cible de remplacement. Il met en accusation
l'organisation économique de la société, l'abominable
système qu'est le capitalisme. Sans ce régime injuste, ses
capacités et ses talents, son ardeur et ses accomplissements
lui auraient apporté les riches récompenses qu'il mérite.
Il en va de même avec de
nombreux avocats et enseignants, artistes et acteurs,
écrivains et journalistes, architectes et chercheurs,
ingénieurs et chimistes. Eux aussi se sentent frustrés parce
qu'ils sont vexés de l'ascendance de leurs collègues
connaissant plus de succès, de leurs anciens camarades
d'école. Leur ressentiment est renforcé par les codes de
conduite et d'éthique de leur profession, qui jettent un
voile de camaraderie et de confraternité sur la réalité de
la concurrence.
Pour comprendre la
détestation que l'intellectuel nourrit envers capitalisme,
il faut se rendre compte que ce système est incarné dans son
esprit par un certain nombre de confrères dont il ressent le
succès et qu'il rend responsables de la frustration de ses
propres grandes ambitions. Son rejet passionné du
capitalisme n'est qu'un simple masque destiné à cacher sa
haine à l'encontre de certains « collègues » à succès.
6. Le parti pris
anticapitaliste des intellectuels américains |
Le parti pris anticapitaliste des intellectuels n'est pas un
phénomène limité à un seul ou à quelques pays. Mais il est
plus généralisé et plus amer aux États-Unis que dans les
pays européens. Pour expliquer ce fait plutôt surprenant, il
faut traiter de ce qu'on appelle la « haute société » ou
également, en français, « le monde ».
En Europe, la « haute
société » inclut tous les gens éminents de n'importe quelle
sphère d'activité. Des hommes d'État et des dirigeants
parlementaires, les chefs de divers services de
fonctionnaires, les éditeurs et directeurs des principaux
journaux et magazines, les écrivains de renom, les
scientifiques, les artistes, les acteurs, les musiciens, les
ingénieurs, les avocats et les médecins forment avec les
hommes d'affaires éminents et les descendants des familles
aristocratiques et patriciennes ce que l'on considère comme
étant la bonne société. Ils se retrouvent en contact les uns
avec les autres au cours de dîners et de thés, de bals et de
ventes de charité, de premières et de vernissages; ils
fréquentent les mêmes restaurants, hôtels et lieux de
vacances. Quand ils se rencontrent, ils prennent plaisir à
converser sur des sujets intellectuels, entretenant un mode
de relations sociales développé pour la première fois dans
l'Italie de la Renaissance, perfectionné dans les salons
parisiens et imité plus tard par la « haute société » de
toutes les villes importantes de l'Europe occidentale et
centrale. De nouvelles idées et idéologies obtiennent un
écho dans ces réunions sociales avant de commencer à
influencer des cercles plus larges. On ne peut pas traiter
de l'histoire des beaux arts et de la littérature au XIXe
siècle sans analyser le rôle joué par la « haute société »
pour ce qui était d'encourager ou de décourager leurs
protagonistes.
L'accès à la société
européenne est ouvert à tous ceux qui se sont distingués
dans un domaine quelconque. Il est peut-être plus facile à
des gens d'ascendance noble et de grande fortune qu'à des
roturiers disposant de modestes revenus. Mais ni les
richesses ni les titres ne peuvent donner à un membre de ce
milieu le rang et le prestige qui constituent la récompense
d'une grande distinction personnelle. Les vedettes des
salons parisiens ne sont pas les millionnaires mais les
membres de l'Académie française. Les intellectuels
prédominent et les autres font au moins semblant d'éprouver
un vif intérêt pour les affaires intellectuelles.
La haute société dans
cette acception est étrangère au tableau américain. Ce qu'on
appelle la « haute société » aux États-Unis est presque
exclusivement constituée de riches familles. Il y a peu de
relations sociales entre les hommes d'affaires à succès et
les auteurs, artistes et scientifiques éminents de la
nation. Les gens figurant dans la liste donnée par le « Registre Social »(b)
ne rencontrent pas ceux qui font l'opinion publique, ni les
précurseurs des idées qui détermineront l'avenir de la
nation. La plupart des personnalités en vue dans la haute
société ne s'intéressent ni aux livres ni aux idées. Quand
elles se rencontrent et ne jouent pas aux cartes, elles
s'échangent des potins et parlent plus de sport que de
sujets culturels. Mais même ceux qui ne sont pas hostiles à
la lecture considèrent les écrivains, les scientifiques et
les artistes comme des gens qu'ils ne voudraient pas
fréquenter. Un gouffre presque insurmontable sépare la « haute société » des intellectuels.
On peut expliquer
l'émergence de cette situation par l'histoire. Mais une
telle explication ne change pas les faits. Elle ne peut pas
non plus éliminer ou atténuer le ressentiment avec lequel
les intellectuels réagissent au mépris dans lequel ils sont
tenus par les membres de « la haute ». Les auteurs ou
scientifiques américains sont enclins à considérer le riche
homme d'affaires comme un barbare, comme un homme
exclusivement préoccupé à gagner de l'argent. Le professeur
méprise les anciens élèves qui s'intéressent plus à l'équipe
de football de l'université qu'aux hauts faits de
l'enseignement de cette dernière. Il se sent insulté quand
il apprend que l'entraîneur touche un salaire plus élevé
qu'un éminent professeur de philosophie. Les hommes dont la
recherche a donné lieu à de nouvelles méthodes de production
détestent les hommes d'affaires qui s'intéressent uniquement
à la valeur monétaire de leur travail de recherche. Il est
très significatif qu'un si grand nombre de chercheurs en
physique américains éprouvent de la sympathie pour le
socialisme ou le communisme. Comme ils ne connaissent rien à
l'économie et se rendent compte que les enseignants
d'économie de l'université s'opposent également à ce qu'ils
appellent de façon désobligeante le système du profit, on ne
peut pas s'attendre à une autre attitude de leur part.
Si un groupe d'individus
s'isole du reste de la nation, et plus particulièrement de
ses leaders intellectuels, comme le font les « gens de la
haute » en Amérique, ces derniers deviennent inévitablement
la cible de critiques plutôt hostiles de la part de ceux
qu'ils ont tenus à l'écart de leurs propres cercles. Le fait
que les riches américains évoluent en milieu fermé a fait
d'eux des proscrits, en un certain sens. Ils peuvent
éprouver une fierté vaine quant à leur propre mérite. Ce
qu'ils n'arrivent pas à voir, c'est que la ségrégation
qu'ils ont eux-mêmes choisie les isole et nourrit
l'animosité qui pousse les intellectuels à favoriser des
politiques anticapitalistes.
7. Le ressentiment des
travailleurs en col blanc |
En plus d'être harcelé par une haine générale du capitalisme
commune à la plupart des gens, le travailleur en col blanc
connaît deux afflictions spéciales, particulières à sa
situation.
En restant assis derrière
un bureau et en mettant sur le papier des mots et des
chiffres, il est enclin à surestimer l'importance de son
travail. Comme le patron, il écrit et lit ce que d'autres
individus ont mis par écrit, il parle directement ou au
téléphone avec les autres. Plein de vanité, il s'imagine
appartenir à l'élite dirigeante de l'entreprise et compare
ses propres tâches avec celles de son patron. En tant que « travailleur du cerveau », il regarde avec morgue le
travailleur manuel dont les mains sont calleuses et sales.
Cela l'enrage de noter que de nombreux travailleurs manuels
touchent plus et sont plus respectés que lui. Quelle honte,
pense-t-il, que le capitalisme n'apprécie pas son travail « intellectuel » à sa « véritable » valeur et récompense la
grosse besogne simple de gens « sans éducation ».
En nourrissant de telles
idées ataviques sur l'importance respective du travail de
bureau et du travail manuel, le travailleur en col blanc
refuse de se livrer à une évaluation réaliste de la
situation. Il ne voit pas que son propre travail de bureau
consiste en tâches routinières ne nécessitant qu'un simple
entraînement, alors que les « mains » qu'il envie sont des
mécaniciens et des techniciens hautement spécialisés sachant
comment utiliser les machines et les mécanismes complexes de
l'industrie moderne. C'est précisément cette interprétation
totalement fausse de l'état réel des affaires qui met à jour
le manque de perspicacité et de capacité de raisonnement de
l'employé de bureau.
D'un autre côté,
l'employé de bureau, comme ceux qui exercent des professions
libérales, est harcelé par son contact quotidien avec des
hommes qui ont mieux réussi que lui. Il voit certains de ses
collègues, qui avaient commencé au même niveau que lui,
faire carrière au sein de la hiérarchie du bureau alors que
lui-même reste au bas de l'échelle. Hier encore Paul était
au même rang que lui. Aujourd'hui, il occupe un poste plus
important et mieux rémunéré. Et pourtant, pense-t-il, Paul
lui est inférieur sur tous les plans. À coup sûr, en
conclut-il, Paul doit son avancement aux ruses et artifices
qui ne peuvent promouvoir la carrière d'un individu que dans
ce système injuste qu'est le capitalisme, que tous les
livres et journaux, tous les universitaires et politiciens
dénoncent comme la racine de tout mal et de toute misère.
L'expression classique de
la vanité des employés de bureau et leur étrange croyance
selon laquelle leurs propres travaux subalternes feraient
partie des activités entrepreneuriales et du travail de
leurs patrons, se retrouve dans la description par Lénine du
« contrôle de la production et de la répartition » telle
qu'on la trouve dans son essai le plus connu. Lénine
lui-même et la plupart de ses compagnons conspirateurs n'ont
jamais rien appris sur le fonctionnement de l'économie de
marché et n'ont jamais voulu le faire. Tout ce qu'ils
savaient sur le capitalisme, c'était que Marx l'avait
dépeint comme le pire de tous les maux. Ils étaient des
révolutionnaires professionnels. Leurs seules sources de
revenus étaient les fonds du parti, qui étaient
approvisionnés par des contributions volontaires et plus
souvent involontaires (extorquées), ainsi que par les
souscriptions et les « expropriations » violentes. Mais,
avant 1917, alors exilés en Europe occidentale et centrale,
certains camarades exercèrent parfois des travaux routiniers
subalternes dans des entreprises commerciales. Ce fut leur
expérience – l'expérience d'employés devant remplir des
formulaires et des imprimés, copier des lettres, écrire des
chiffres dans des livres et classer des papiers – qui
fournit à Lénine la totalité des informations qu'il avait
acquises sur les activités entrepreneuriales.
Lénine faisait
correctement une distinction entre le travail des
entrepreneurs d'un côté et celui du « personnel possédant
une formation scientifique, qui comprend les ingénieurs, les
agronomes, etc. » de l'autre. Ces experts et techniciens
sont les principaux exécuteurs d'ordres. Dans le cadre du
capitalisme, ils travaillent sous les ordres des
capitalistes; ils travailleront dans le cadre du socialisme
sous les ordres des « ouvriers armés ». La fonction des
capitalistes et des entrepreneurs est différente; c'est,
selon Lénine, « le contrôle de la production et de la
répartition, l'enregistrement du travail et des produits ».
Or, le rôle des entrepreneurs et des capitalistes est en
réalité de déterminer les buts pour lesquels il faut
employer les facteurs de production, afin de servir de la
meilleure façon possible les désirs des consommateurs,
c'est-à-dire de déterminer ce qu'il convient de produire, en
quelles quantités et à quelle qualité. Cependant, ce n'est
pas ce que Lénine veut dire quand il utilise le terme de « contrôle ». En tant que marxiste, il n'a pas conscience des
problèmes auxquels doit faire face la direction des
activités de production dans n'importe quel système
d'organisation sociale imaginable: la rareté inévitable des
facteurs de production, l'incertitude concernant la
situation future que la production doit approvisionner et la
nécessité de choisir, parmi la multitude déconcertante des
méthodes techniques permettant d'atteindre les fins déjà
choisies, celles qui empêcheront aussi peu que possible la
réalisation d'autres fins, c'est-à-dire les méthodes pour
lesquelles les coûts de production sont les plus bas. Aucune
allusion à ces questions ne peut être trouvée dans les
écrits de Marx et d'Engels. Tout ce que Lénine a appris sur
le monde des affaires par les récits de ses camarades ayant
à l'occasion travaillé dans des bureaux, c'était que cela
demandait beaucoup d'écritures, d'enregistrements et de
chiffres. Il déclare ainsi que « l'enregistrement et le
contrôle » sont les principales choses nécessaires à
l'organisation et au fonctionnement correct de la société.
Mais « l'enregistrement et le contrôle », ajoute-t-il, ont
déjà été « simplifiés à l'extrême par le capitalisme, qui
les a réduits aux opérations les plus simples de
surveillance et d'inscription et à la délivrance de reçus
correspondants, toutes choses à la portée de quiconque sait
lire et écrire et connaît les quatre règles de
l'arithmétique »(2).
Nous avons ici la
philosophie d'un documentaliste dans toute sa splendeur.
8. Le ressentiment des «
cousins » |
Dans un marché non entravé par l'interférence de forces
extérieures, le processus tendant à placer le contrôle de
facteurs de production entre les mains des individus les
plus efficaces ne s'arrête jamais. Dès qu'un homme (ou une
entreprise) commence à relâcher ses efforts pour satisfaire,
du mieux possible, les besoins les plus urgents non encore
convenablement satisfaits des consommateurs, commence une
dissipation de la richesse accumulée au cours des succès
passés lors de ces mêmes tentatives. Souvent, cette
dispersion de la fortune commence déjà pendant la vie d'un
homme d'affaires quand son entrain, son énergie et ses
ressources déclinent en raison de son âge, de la fatigue ou
de la maladie et que sa capacité à adapter la conduite des
affaires à la structure sans cesse changeante du marché
s'évanouit. Le plus fréquemment, c'est l'apathie de ses
héritiers qui gaspille l'héritage. Si la progéniture molle
et impassible ne retourne pas à l'insignifiance et reste
nantie malgré son incompétence, elle doit sa prospérité aux
institutions et aux mesures politiques qui ont été dictées
par des tendances anticapitalistes. Ils se retirent du
marché, où il n'est pas possible de préserver sa fortune
autrement qu'en la gagnant chaque jour à nouveau, face à la
rude concurrence de tous, des entreprises existant déjà
comme des nouvelles venues qui « se serrent la ceinture ».
En achetant des bons émis par le gouvernement, ils se
placent sous l'aile de ce dernier, qui promet de les
protéger contre les dangers du marché où les pertes
punissent l'inefficacité(3).
Cependant, il y a des
familles dans lesquelles les éminentes capacités requises
pour le succès entrepreneurial sont propagées au travers des
générations. Un ou deux fils ou petits-fils, voire
arrière-petits-fils égalent ou surpassent leur prédécesseur.
La richesse de l'aïeul n'est pas dissipée, mais croît encore
et encore.
Ces cas ne sont bien sûr
pas fréquents. Ils attirent l'attention non seulement en
raison de leur rareté, mais aussi parce que les hommes
sachant faire prospérer une affaire héritée jouissent d'un
double prestige: l'estime portée envers leurs parents et
celles envers eux-mêmes. De tels « patriciens », comme les
appellent parfois des gens qui ignorent la différence entre
une société de statut et une société capitaliste, combinent
pour la plupart dans leur personne une bonne éducation, des
goûts délicats et des manières raffinées avec le talent et
l'assiduité d'un homme d'affaires travaillant dur. Et
certains d'entre eux font partie des entrepreneurs les plus
riches du pays ou même du monde.
C'est la situation de ces
quelques familles les plus riches parmi celles dites « patriciennes » que nous devons étudier de près pour
expliquer un phénomène jouant un rôle important dans la
propagande et les manoeuvres anticapitalistes modernes.
Même au sein de ces
familles heureuses, les qualités nécessaires à la bonne
conduite des grandes industries ne sont pas héritées par
tous les fils et petits-fils. En règle générale, seul un, au
mieux deux, individus de chaque génération les possèdent. Il
est alors essentiel à la survie de la richesse de la famille
et de l'entreprise que la conduite des affaires soit donnée
à cet unique ou à ces deux personnes, et que les autres
membres soient relégués à des positions de simples
récipiendaires d'une partie des gains. Les méthodes choisies
pour de tels arrangements varient d'un pays à l'autre, selon
les clauses spécifiques des lois nationales et locales. Leur
effet est cependant toujours le même. Elles divisent la
famille en deux catégories – ceux qui dirigent les affaires
et ceux qui ne le font pas.
La seconde catégorie
comprend en général des individus très liés à la première
catégorie, celle que nous nous proposons d'appeler les
patrons. Il s'agit des frères, des cousins, des neveux des
patrons, plus souvent encore de leurs soeurs, de leurs
belles-soeurs, de leurs cousines, de leurs nièces, etc. Nous
nous proposons d'appeler les membres de cette seconde
catégories les cousins.
Les cousins obtiennent
leurs revenus de la firme ou de la compagnie. Mais ils sont
étrangers à la vie des affaires et ne savent rien des
problèmes auxquels un entrepreneur doit faire face. Ils ont
été élevés dans des pensions et des collèges en vogue, dont
l'atmosphère était pleine d'un mépris hautain envers ceux
qui gagnent de l'argent. Certains d'entre eux passent leur
temps dans des boîtes de nuit et d'autres lieux d'amusement,
parient et jouent de l'argent, festoient et s'amusent, et se
livrent à une coûteuse débauche. D'autres s'occupent en
amateurs de peinture, d'écriture et d'autres arts. Ainsi, la
plupart sont des gens désoeuvrés et incapables.
Il est vrai qu'il y a eu
et qu'il y a des exceptions, et que les réalisations de ces
membres exceptionnels du groupe des cousins font plus que
compenser les scandales suscités par le comportement
provoquant des play-boys et des dépensiers. Beaucoup parmi
les auteurs, érudits et hommes d'État les plus éminents
étaient de tels « gentlemen sans profession ». Libérés de la
nécessité de gagner leur vie par un métier lucratif et ne
dépendant pas de la faveur des adeptes du sectarisme, ils
sont devenus les pionniers d'idées nouvelles. D'autres,
manquant eux-mêmes d'inspiration, sont devenus les mécènes
d'artistes qui, sans le soutien financier et les
applaudissements reçus, n'auraient pas pu accomplir leur
travail créatif. Le rôle que certains hommes riches ont joué
dans l'évolution intellectuelle et politique de la
Grande-Bretagne a été souligné par de nombreux historiens.
Le milieu dans lequel vivaient les auteurs et les artistes
de la France du XIXe siècle et dans lequel ils ont trouvé
des encouragements était « le monde », la « haute société ».
Cependant, nous ne
traiterons ici ni des péchés des play-boys ni de
l'excellence des autres groupes de gens riches. Notre thème
est le rôle qu'un groupe particulier de cousins a joué dans
la dissémination de doctrines visant à la destruction de
l'économie de marché.
De nombreux cousins
croient qu'ils ont été lésés par les arrangements
réglementant leur relation financière avec les patrons et
avec l'entreprise familiale. Que ces arrangements aient été
faits selon la volonté de leur père ou de leur grand-père,
ou qu'il résultent d'un accord qu'ils ont eux-mêmes signé,
ils pensent recevoir trop peu tandis que les patrons
toucheraient trop. Peu familiers de la nature des affaires
et du marché, ils sont – avec Marx – convaincus que le
capital « engendre le profit » de manière automatique. Ils
ne voient pas de raison pour laquelle les membres de la
famille en charge de la conduite des affaires devraient
gagner plus qu'eux. Trop bornés pour apprécier correctement
la signification d'un bilan et d'un compte de résultat, ils
soupçonnent dans chaque acte des patrons une tentative
sinistre pour les duper et les priver de leur droit. Ils se
disputent continuellement avec eux.
Il n'est pas surprenant
que les patrons perdent patience. Ils sont fiers de leur
succès face aux obstacles dressés par les gouvernements et
les syndicats contre la grande industrie. Ils sont
pleinement conscients du fait que, sans leur efficacité et
leur zèle, la firme aurait disparu depuis longtemps ou que
la famille aurait été obligée de la vendre. Ils croient que
les cousins devraient reconnaître leurs mérites et
considèrent leurs doléances comme tout bonnement effrontées
et scandaleuses.
La querelle familiale
entre les patrons et les cousins ne concerne que les membres
du clan. Mais elle prend une importance générale quand les
cousins, en vue d'ennuyer les patrons, rejoignent le camp
anticapitaliste et fournissent des fonds à toutes sortes
d'aventures « progressistes ». Les cousins soutiennent avec
enthousiasme les grèves, y compris dans les usines
desquelles ils tirent leurs propres revenus(4).
C'est un fait bien connu que la plupart des magazines « progressistes » et de nombreux journaux « progressistes »
dépendent entièrement des aides qui leur sont généreusement
octroyées. Ces cousins donnent de l'argent aux universités,
collèges et instituts progressistes pour des « recherches
sociales » et patronnent toutes sortes d'activités du Parti
communiste. En tant que « socialistes de salon » et « bolcheviques d'appartement », ils jouent un rôle important
dans « l'armée prolétarienne » en lutte contre « le sinistre
système capitaliste ».
9. Le communisme de Broadway et
d'Hollywood |
Les nombreuses personnes à qui le capitalisme a apporté un
revenu confortable et du temps libre désirent s'amuser. Des
foules affluent vers les théâtres. Il y a de l'argent dans
le monde du spectacle. Certains acteurs et auteurs
populaires gagnent des revenus à six chiffres. Ils vivent
dans des maisons qui sont de véritables palais, avec maîtres
d'hôtel et piscines. Ils ne sont certainement pas « prisonniers de la famine ». Et pourtant, Hollywood et
Broadway, les centres mondialement célèbres de l'industrie
du divertissement, sont des foyers du communisme. Certains
auteurs et interprètes font partie des partisans les plus
fanatiques du soviétisme.
Diverses tentatives ont
été faites pour expliquer ce phénomène. Il y a dans la
plupart de ces interprétations une parcelle de vérité.
Cependant, aucune n'arrive à prendre en compte le motif
principal qui conduit les champions de la scène et de
l'écran à grossir les rangs des révolutionnaires.
Dans un régime
capitaliste, le succès matériel dépend de l'appréciation des
accomplissements d'un homme par les consommateurs
souverains. À cet égard, il n'y a pas de différence entre
les services rendus par un fabricant et ceux rendus par un
producteur, un acteur ou un auteur. La conscience de cette
dépendance rend pourtant les gens du spectacle bien plus mal
à l'aise que ceux qui approvisionnent les clients avec des
articles tangibles. Les fabricants de biens tangibles savent
que leurs produits sont achetés en raison de certaines
propriétés physiques. Ils peuvent raisonnablement s'attendre
à ce que le public continue de demander ces articles tant
que rien de mieux ou de meilleur marché ne leur est offert,
car il est improbable que les besoins que satisfont ces
biens changeront dans le futur proche. L'état du marché de
ces biens peut, dans une certaine mesure, être anticipé par
des entrepreneurs intelligents. Ceux-ci peuvent, avec un
certain degré de confiance, regarder vers l'avenir.
Il en va autrement avec
les divertissements. Les gens cherchent à s'amuser parce
qu'ils s'ennuient. Et rien ne les fatigue autant que des
distractions qu'ils connaissent déjà. L'essence de
l'industrie du divertissement est la variété. Les habitués
applaudissent surtout ce qui est nouveau et donc inattendu
et surprenant. Ils sont capricieux et imprévisibles. Ils
dédaignent ce qu'ils adoraient hier. Le géant de la scène ou
de l'écran doit toujours craindre les caprices du public. Il
se réveille un matin riche et célèbre et peut être oublié le
lendemain. Il sait très bien qu'il dépend entièrement des
lubies et des fantaisies d'une foule aspirant à l'hilarité.
Il est toujours tourmenté par l'anxiété. Comme le
constructeur Solness de la pièce d'Ibsen, il craint les
nouveaux venus inconnus, les jeunes vigoureux qui le
supplanteront dans le coeur du public.
Il est évident qu'il n'y
a pas de remède à ce qui rend mal à l'aise les gens de la
scène. Ils essaient donc de s'accrocher à quelque chose. Le
communisme, pensent certains d'entre eux, leur apportera la
délivrance. N'est-ce pas un système qui rendra tout le monde
heureux? Des hommes éminents n'ont-ils pas déclaré que tous
les maux de l'humanité sont causés par le capitalisme et
seront balayés par le communisme? Ne sont-ils pas eux-mêmes
des gens travaillant dur, des camarades de tous les autres
travailleurs?
On peut raisonnablement
supposer qu'aucun des communistes d'Hollywood et de Broadway
n'a jamais étudié les écrits d'un quelconque auteur
socialiste et encore moins une quelconque analyse sérieuse
de l'économie de marché. Mais c'est ce fait même qui, pour
les beautés, pour les danseurs et chanteurs, pour les
auteurs et producteurs de comédies, de films et de chansons,
donne l'illusion que leurs griefs particuliers disparaîtront
dès que les « expropriateurs » seront expropriés.
Il y a des gens qui
rendent le capitalisme responsable de la stupidité et de la
grossièreté de nombreux produits de l'industrie du
divertissement. Il n'y a pas lieu de discuter ce point. Mais
il est intéressant de se souvenir qu'aucun milieu américain
n'a été plus enthousiaste dans son soutien au communisme que
celui des individus participant à la production de ces
pièces et films idiots. Quand un futur historien cherchera
les petits faits significatifs que Taine appréciait
grandement comme matériel de travail, il ne devra pas
négliger de mentionner le rôle que la plus célèbre
strip-teaseuse du monde a joué dans le mouvement radical
américain(5).
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